L’école de l’émancipation : d’une quête impossible au développement sans cesse du métier d’enseignant
Penser les conditions d’une école de l’émancipation n’est pas facile car à la fois une quête allant de soi théoriquement et peut-être pratiquement irréalisable. La question est cependant particulièrement nécessaire à un moment où les demandes faites au système éducatif affluent à chaque problème sociétal mis en avant par les médias et font perdre de vue cette fonction essentielle de l’Ecole.
Je vais discuter cette question d’un point de vue didactique, bien conscient qu’il n’en représente qu’un aspect. L’affaire se joue, selon Jean-Claude Forquin (2001), dans une dialectique entre raison et culture : « toute pédagogie (j’entends ici ce terme de « pédagogie » en un sens large, comme toute mise en œuvre méthodique d’une intention délibérée d’enseignement) s’inscrit nécessairement dans le double horizon normatif d’un principe de rationalité et d’un principe de culture ». Il précise : « C’est l’entrée dans la culture qui nous confère une identité, une mémoire, une place dans le monde, c’est-à-dire aussi l’accès à une possibilité d’interprétation et d’échange, alors qu’on peut au contraire se représenter la raison comme un principe d’émancipation individuelle par rapport à toute grandeur d’héritage, […] une exigence universelle d’examen critique, une puissance de séparation et de rupture.»
C’est là que la vigilance épistémologique et didactique doit s’exercer. En effet, si ces deux principes – principe de culture et principe de rationalité – ne sont pas intégralement compatibles, dit Forquin, ils sont en même temps « inséparables l’un de l’autre ». C’est par cette tension que passe le chemin d’une école émancipatrice. Si nous la prenons à la légère, nous tombons dans des solutions aussi peu satisfaisantes les unes que les autres en ce qu’elles ne respectent ni la culture, ni la raison.
Une de ces fausses solutions serait de distribuer les rôles selon les enseignements : aux mathématiques et aux sciences de la nature la raison ; aux sciences humaines, à la littérature et aux éducations artistiques, la culture. Cela a comme avantage d’être en accord avec une certaine pensée commune pour qui la culture ne concerne que les « disciplines littéraires », ce qui ne peut que nous rendre méfiants.
Une autre solution paraîtrait a priori plus acceptable et a été d’ailleurs largement acceptée : il s’agit de séparer dans telle et telle discipline ce qui relève de la culture et ce qui relève de la raison. Cela se traduit, par exemple, par une distinction entre les connaissances et les démarches ou méthodes que l’on voudrait les plus générales possibles ; la dernière à la mode étant, pour une partie des disciplines scolaires, la démarche d’investigation.
“ Quel que soit ce que l’on enseigne dans une école à visée émancipatrice, culture et raison ne peuvent être séparées d’aucune façon, car cela ne conduirait qu’à des modes dégradés de l’une et de l’autre. ”
Nous voulons au contraire défendre l’idée que, quel que soit ce que l’on enseigne dans une école à visée émancipatrice, culture et raison ne peuvent être séparées d’aucune façon, car cela ne conduirait qu’à des modes dégradés de l’une et de l’autre. Pour Olivier Reboul (1980) l’élève doit parvenir non seulement à connaître quelque chose, mais à « s’y connaître ». « S’y connaître » ne peut se penser sans raison et, à l’école, ces raisons doivent être explicitées et discutées. Car il s’agit, pour reprendre l’expression d’Alain, de s’y instruire par l’esprit : « Qu’est-ce donc qu’apprendre par l’esprit ? C’est faire société. » (Alain, 1932, propos XXVI).
De façon à nourrir la réflexion, prenons l’enseignement de la nutrition humaine à la fin de l’école primaire. « Première approche des fonctions de nutrition : digestion, respiration et circulation sanguine» dit le programme. Que s’agit-il de faire apprendre aux élèves ? L’organisation du tube digestif ? Les grandes étapes de la digestion, l’absorption et la distribution des nutriments par le système circulatoire ? « S’y connaître en nutrition » est-ce cela ? En rester là relève d’une conception minimaliste de la culture scientifique : une jolie mise en histoire qui fait penser à une moderne « Histoire d’une bouchée de pain » (Jean Macé, 1861). Certes il peut être intéressant que tous les élèves sortant de l’école partagent une certaine conception de l’organisation et du fonctionnement de leur corps. L’école ne serait alors que le moyen de les obliger à visiter, pour reprendre une expression de Chevallard (2010), le monument culturel que sont ces connaissances biologiques disponibles un peu partout. Mais s’agit-il de savoirs et qu’en est-il de la raison ? Bien sûr cet enseignement peut être aussi l’occasion de montrer, par des expériences, que les actions mécaniques ne sont pas suffisantes pour transformer les aliments ; cela ne fait qu’agrémenter la jolie histoire. Quelle signification ont ces transformations chimiques ? Quels sont les enjeux intellectuels de ces expériences ? Pour ne pas séparer culture et raison, on ne peut s’en tenir à savoir que la digestion se passe comme ceci ou comme cela : il s’agit de comprendre pourquoi il ne peut en être autrement. Ce sont les « raisons » de la digestion, de l’absorption et de la distribution des nutriments auxquelles il faut accéder, c’est-à-dire à ce qui fait qu’on ne peut penser, dans un certain cadre, une nutrition sans distribution, sans transformation des aliments et sans sélection de ce qui passe dans le sang et de ce qui n’y passe pas. Dans un premier temps, celui de l’école élémentaire, les élèves vont étudier la question et construire le problème de la nutrition au sein d’un cadre mécaniste dans lequel il est nécessaire que les aliments soient broyés pour pouvoir être distribués et triés ; mais il leur faudra en même temps renoncer à un tri en termes de bons et de mauvais aliments qui correspond généralement à leur idée première. Plus tard, au collège, voire au lycée, c’est un cadre chimique dans lequel il s’agit d’entrer qui permet de construire le problème de l’assimilation, c’est-à-dire d’accéder à la nécessité d’une digestion permettant d’alimenter l’organisme en matière et énergie quels que soient nos aliments : que l’on mange du maïs, du lapin ou du poisson séché, notre corps se construit et fonctionne comme un organisme humain. Alors les transformations chimiques dans le tube digestif ne relèvent pas d’un constat expérimental mais d’une nécessité argumentée pouvant être mise à l’épreuve d’expériences. Cette culture biologique-là, ces cultures en fait, celle qui correspond au cadre mécaniste et celle qui correspond au cadre chimique, sont des façons de penser la nutrition au travers de savoirs critiques, raisonnés.
Un exemple en histoire pourrait également être discuté : s’agit-il, pour les élèves de cours moyen, de décrire le régime féodal dans son organisation et sa chronologie à partir de documents fournis, ou de comprendre comment il a pu tenir si longtemps ? Comment expliquer, par exemple, que les paysans acceptent de construire et d’entretenir le château de leur seigneur (Doussot, 2011) ? Ce problème va d’abord être travaillé par les élèves selon la seule conception militaire du château fort et des seigneurs (les seigneurs se battent entre eux, les paysans trouvent refuge dans le château. Pui il est repris, les limites de la coercition apparaissant dans les échanges argumentés mettant en relation modèles explicatifs et documents, dans un cadre socio-économique. En histoire, comme en biologie, les savoirs ne peuvent pas être de simples descriptions ou de simples constats, mauvais résumés d’une culture du détail. Il ne s’agit pas simplement d’accéder à un « savoir que », mais bien de savoir « pourquoi les choses se sont justement passées ainsi et pas autrement » (Koselleck, 1997). Dans les deux cas il s’agit d’apprendre en explorant et en délimitant le champ des possibles dans un cadre donné ; en problématisant.
Notons encore que cette façon de concevoir les apprentissages scolaires vaut pour d’autres domaines et est, par exemple, compatible avec ce que disent les programmes du cycle 3 de la littérature : « Les interprétations diverses sont toujours rapportées aux éléments du texte qui les autorisent ou, au contraire, les rendent impossibles.»
Ainsi en histoire, en sciences, en littérature, viser l’accès à des savoirs critiques ne peut se faire qu’en travaillant sans les dissocier culture(s) et raison(s). Car les raisons s’exercent dans un cadre donné par une culture et qu’elles font évoluer. La conscience de ces cadres et des expériences de changement de cadre sont des conditions pour développer un savoir critique. Forquin écrit encore : « La pensée critique est toujours une pensée seconde, elle présuppose toujours la culture, c’est dans le monde de la culture qu’elle trouve à la fois ses objets, ses outils et ses critères.» Nous dirions plutôt « présuppose toujours une culture » de façon à marquer le dynamisme qui fait avancer en même temps pensée critique et culture. L’Ecole est là pour nous faire accéder à cette pensée seconde.
Dans une telle vision des apprentissages scolaires, on ne peut donc séparer l’entrée dans une culture et l’entrée dans une rationalité, l’une et l’autre correspondant au développement de savoirs critiques au sein de cadres que l’on peut identifier voire comparer. C’est la condition pour que ce qui s’apprend à l’école soit différent de ce qui se trouve sur Internet et pour que l’école permette d’accéder à des cultures raisonnées multiples pouvant fonctionner comme autant de cadres d’interprétation critique.
Comme nous le présentions au début, une école de l’émancipation est une école exigeante qui ne peut prendre en charge tous les problèmes de la société ni de la vie quotidienne mais qui doit permettre aux élèves de « faire société ». Et nous généraliserions volontiers les propos de Bachelard (1938) à tous les domaines qui s’enseignent dans cette école : « Il faudrait donc pousser les élèves, pris en groupe, à la conscience d’une raison de groupe, autrement dit l’instinct d’objectivité sociale […] Autrement dit pour que la science objective soit pleinement éducatrice, il faudrait que son enseignement fut socialement actif. »
Cela dit, aider les élèves à accéder à ces savoirs critiques demande certaines conditions didactiques que nous ne pouvons détailler ici : choix de la question de départ, importance donnée aux moments de débat et d’argumentation, travail sur les traces écrites, etc. (voir Orange, 2012)
Cette école de l’émancipation exige certainement beaucoup des enseignants. Et nous n’avons discuté ici que d’aspects didactiques. Sont notamment à prendre en compte également en quoi les dispositifs pédagogiques et les pratiques enseignantes peuvent accentuer ou atténuer les inégalités et les malentendus scolaires. L’exigence de savoirs scolaires émancipateurs s’accompagne nécessairement de l’exigence de savoirs émancipateurs pour tous.
“ Il y a donc à aider l’enseignant à construire une culture professionnelle qui soit, en même temps, une rationalité. ”
Comment alors aider les enseignants à prendre en compte toutes ces nécessités ? Cela ne peut pas prendre la forme d’une démarche stéréotypée qui ferait de l’enseignant un simple exécutant au sein d’une école de l’émancipation… Sans identifier trop rapidement la formation au métier d’enseignant avec les apprentissages scolaires dont nous venons de parler, il faut cependant admettre que cette formation tient aussi d’une articulation entre raison et culture. D’abord, bien sûr, pour ce qui concerne les savoirs à enseigner mais aussi pour la formation professionnelle dans son ensemble. Il nous semble en effet que cette formation relève en partie de problématisations ; en partie seulement car un certain nombre de gestes professionnels s’acquièrent d’autres façons. Et ce qui tient de la problématisation correspond, comme pour les élèves, à une exploration critique et une délimitation du champ des possibles dans un cadre identifié. Il y a donc à aider l’enseignant à construire une culture professionnelle qui soit, en même temps, une rationalité. Comment est-ce possible ?
“Il nous semble nécessaire que les enseignants, comme les élèves « fassent société » et aient le sentiment de participer au développement de leur métier.”
A partir des années 2000, en France, l’idée de praticien réflexif et les dispositifs d’analyse de pratiques se sont installés dans les IUFM. Le souci vient du fait qu’on ne sait pas clairement dans quel cadre ces analyses se font (Orange 2007). Les formateurs le savent parfois, les étudiants jamais… La formation professionnelle est censée sortir naturellement d’une analyse de pratiques sans présupposés annoncés. Bien qu’elles se fassent en groupe, ces analyses de pratiques sont centrées sur l’individu : le praticien réflexif.
Sans suivre dans le détail la discussion posée par Yves Clot (2007), il nous semble nécessaire que les enseignants, comme les élèves « fassent société » et aient le sentiment de participer au développement de leur métier. L’exploration critique entre enseignants débutants mais aussi entre enseignants experts et entre formateurs. A condition cependant que ces controverses n’en restent pas à des conflits de solutions mais cherchent l’identification et l’explicitation des cadres dans lesquels ces solutions controversées sont élaborées, procèdent à la critique des liens entre cadres, données (productions d’élèves par exemple) et solutions, et repèrent les tensions entre cadres constitutives du métier.
Christian Orange
Professeur à Université de Nantes, détaché à l’Université Libre de Bruxelles
Références bibliographiques
Alain (1932). Propos sur l’éducation (Propos XXVI). Paris : P.U.F. http://classiques.uqac.ca/classiques/Alain/propos_sur_education/propos_sur_education.html
Astolfi J.-P. (2008). La saveur des savoirs. Disciplines et plaisir d’apprendre. Paris : ESF.
Bachelard, G. (1938). La formation de l’esprit scientifique. Paris : Vrin
Chevallard, Y. (2010). Enquêter pour connaître : L’émergence d’un nouveau paradigme scolaire et culturel à l’âge de l’Internet. Communication à la Journée de réflexion sur le thème « Une approche anthropologique du didactique », 15 octobre 2010, l’Institut de mathématiques de l’université de Liège. http://yves.chevallard.free.fr/spip/spip/article.php3?id_article=196
Clot, Y. (2007). De l’analyse des pratiques au développement des métiers. Éducation et didactique, vol 1, 1. http://educationdidactique.revues.org/106
Doussot S. (2011). Didactique de l’histoire. Outils et pratiques de l’enquête historienne en classe. Rennes : PUR.
Forquin, J.-C. (2001). La pédagogie, la culture et la raison : variations sur un thème d’Ernest Gellner. Revue Française de Pédagogie. 135, 131-144. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfp_0556-7807_2001_num_135_1_2807
Koselleck R. (1997). L’expérience de l’histoire. Paris : Hautes études, Gallimard, Le Seuil.
Orange C. (2007). L’analyse des pratiques se doit d’être théorique. Revue Contre-pied, 20, 71-72.
Orange, C. (2012). Enseigner les sciences : problèmes, débats et savoirs scientifiques en classe. Bruxelles : De Boeck, collection « Le point sur : pédagogie ».
Reboul, O. (1980). Qu’est-ce qu’apprendre ? Paris : P.U.F.
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