De quoi le « niveau» est-il le nom ?,  Frédérique Rolet,  Numéro 32

Hétérogénéité des élèves et niveau d’exigence : 
le rôle des pratiques 
d’enseignement

La proposition du gouvernement d’instaurer des groupes de niveau au collège induit de fait la question des finalités de l’enseignement. Invalidée par la recherche universitaire qui en démontre l’inefficacité, cette mesure est également refusée massivement par les enseignants attachés aux valeurs d’égalité. Au cœur de la réflexion sur l’enseignement demeure cependant l’interrogation sur les pratiques aptes à conduire tous les élèves, dans leur hétérogénéité, à acquérir des connaissances communes.

Décembre 2023 Gabriel Attal, alors installé dans le poste brièvement occupé de ministre de l’Éducation, annonce la mise en place dès la rentrée 2024 de plusieurs mesures visant clairement à accentuer la sélection au sein du système éducatif, sous couvert du maintien de l’exigence. Parmi ces mesures, outre le retour facilité du redoublement notamment à l’école primaire, l’exigence du DNB pour entrer au lycée, la refonte des programmes…, la mise en place de 3 « groupes de niveau » pour toutes les heures de français et mathématiques des élèves de 6ème et 5ème est particulièrement valorisée par le gouvernement. Cette mesure est censée apporter une réponse aux difficultés engendrées par l’hétérogénéité des classes et les résultats faibles de certains jeunes constatés lors des évaluations nationales et internationales, ces dernières faisant état d’une baisse du niveau des élèves français, même pour les meilleurs. Le désormais Premier Ministre disserte sur le collège « uniforme » qui « condamne certains à stagner et empêche d’autres de s’envoler », actant ainsi l’idée d’aptitudes « naturelles différenciées » sans considération des contextes qui influent sur les apprentissages mais espérant ainsi susciter l’adhésion de l’opinion publique à des mesures censées frappées au coin du bon sens… La rentrée 2024 devrait être celle du « choc des savoirs ».

Rejet par la communauté éducative d’une réforme régressive

Mais la communauté éducative réagit vivement et condamne quasi unanimement le projet, largement documenté par la recherche en éducation, pour ce qu’il produit en termes de sélection, contraire aux valeurs de démocratisation et d’égalité. N. Belloubet qui a succédé à G. Attal tente l’euphémisation en ne parlant plus de « niveau » accolé à « groupes » sans expliciter plus avant l’organisation future de ces groupes. Or, les chefs d’établissement alertent sur la réalité, contraints par le manque de postes, l’absence de temps de concertation, les conditions matérielles. Les groupes, loin d’être des regroupements temporaires et flexibles se traduiront par des groupes de niveau définis sur un temps long préjudiciable aux apprentissages des élèves les plus en difficulté. D’autant que la notion de niveau, complexe, peut être appréhendée différemment selon les choix de types d’évaluation, selon la temporalité, le rythme d’activité des jeunes, le type d’obstacles etc… et pèsera sur les modalités de constitution des groupes. L’état des recherches scientifiques sur le sujet laisse peu de doute sur les effets d’une telle séparation quant à la réussite scolaire de tous les élèves ; en absence d’hétérogénéité, de sens à apprendre, les écarts d’acquis scolaires entre les élèves les moins avancés et les plus avancés s’accroissent, en corrélation avec la ségrégation sociale.

En outre, le regroupement de jeunes sous l’étiquette « faibles » et l’enfermement dans des groupes hiérarchisés ont des conséquences sur l’image de soi, engendrent le sentiment de stigmatisation.

Très majoritairement les personnels de l’éducation se sont élevés devant cette volonté de ségrégation et ont repris le mot d’ordre syndical de refus de tri des élèves. Des actions diversifiées, souvent avec les parents d’élèves, se sont déployées un peu partout sur le territoire avec l’objectif de mettre en échec les consignes ministérielles à la rentrée. Et en dehors de l’adhésion de quelques professeurs aux classes de niveau, la profession les a récusées en ce qu’elles signifient de vision des finalités du système éducatif, de remise en cause du collège unique et de la justice sociale, la profession analysant bien l’orientation générale de l’ensemble des réformes éducatives imposées par le gouvernement comme un retour en arrière sur la voie de la démocratisation et la conception du métier (conception technicienne des apprentissages dans le premier degré, réduction des enseignements généraux pour les élèves de LP, barrage pour l’accès au lycée, filières de Parcoursup etc…).

Cette riposte collective à la funeste réorganisation prévue du collège témoigne de l’attachement des enseignants à un métier porteur de sens et à une ambition émancipatrice de l’École. Elle ne doit pas nous exonérer d’une réflexion sur les améliorations à apporter aux conditions d’exercice des personnels, par la prise en compte de ce qu’ils disent de leur métier. Quand on se place du point de vue de l’expérience professionnelle, la question de la gestion de groupes d’élèves très hétérogènes est en effet un thème récurrent dans les propos des enseignants et est soulignée comme une des difficultés du métier : comment faire entrer tous les élèves dans les apprentissages tout en maintenant le même niveau d’exigence. La réduction de cette hétérogénéité peut d’autre part être parfois évoquée comme un moyen possible de réduction de l’échec scolaire en permettant d’accompagner de façon plus efficace les apprentissages de chacun.

Une préoccupation constante dans les enquêtes

Si le principe de l’hétérogénéité des classes est intégré, son application demeure problématique pour de nombreux professeurs selon différentes enquêtes. Un bref retour sur les réformes du système éducatif permet de mesurer l’ampleur des transformations et ses conséquences sur l’exercice professionnel des enseignants. Au lieu de la structuration par ordres d’enseignement qui a prévalu jusque dans les années 1960, les politiques éducatives ont progressivement mis fin à une organisation de la scolarité en filières pour scolariser les élèves dans les mêmes établissements censés délivrer le même enseignement à tous les jeunes d’une même classe d’âge. L’idée de la contribution essentielle de l’éducation à la construction d’une société plus juste, passant par l’élévation du niveau de qualification de tous, a coïncidé avec la demande économique de travailleurs plus qualifiés. La demande sociale de démocratisation a conduit à des transformations importantes et rapides du second degré entre le milieu des années 1980 et 1990 et de ce fait les classes ont été marquées par une hétérogénéité croissante. Cet objectif de démocratisation reste fortement ancré dans la vision qu’ont les enseignants de leur mission et ceci explique sans doute la réaction vive aux propos et mesures rétrogrades du gouvernement actuel. Il n’en reste pas moins que la tension entre l’idéal politique et la réalité de la pratique, entre le souhaitable et le possible, surgit quand on interroge les personnels sur leur métier. La compression des horaires, l’absence de réflexion sur ce que devrait être une culture commune propre à donner sens aux apprentissages à tous les élèves, les tendances fortement ségrégatives de notre société, l’introduction de modes de management hérités du privé ont pu faire douter de la possibilité même d’une démocratisation réussie. Le manque de mixité sociale, le trop faible nombre de personnels recrutés dans le cadre de la politique d’inclusion scolaire ont encore rendu plus difficile l’exercice du métier1. Le poids grandissant de l’enseignement privé, en particulier dans certaines régions, aggrave les difficultés de l’école publique en obérant la possibilité de mixité sociale et scolaire. La concentration d’élèves issus de familles favorisées y a augmenté, traduisant la volonté d’échapper à l’hétérogénéité et de privilégier l’entre soi.

L’enjeu de la question des pratiques

Tout cela pèse sur l’activité professionnelle et explique pourquoi des professeurs oscillent parfois entre un discours positif sur la richesse de l’hétérogénéité et les difficultés engendrées par ce qui est vu comme une hétérogénéité excessive et ingérable. D’où certaines préconisations pouvant émerger dans les sondages comme l’orientation précoce des élèves en difficulté vers l’apprentissage, l’augmentation du temps consacré aux fondamentaux, voire le redoublement etc. De nombreux enseignants se trouvent démunis devant les problèmes d’apprentissage de certains élèves, problèmes engendrant parfois une attitude de rejet vis à vis des exigences scolaires et rendant la gestion de classe particulièrement compliquée. Pour réduire les écarts entre les élèves, la pédagogie différenciée est un moyen prôné par l’institution ; mais le concept souffre d’un manque de clarification et renvoie à plusieurs contenus (individualisation, adaptation etc…) ce qui outille peu les enseignants. En outre le caractère chronophage de la différenciation pédagogique est fréquemment souligné par les professeurs ainsi que la lourdeur des effectifs des classes. Cette différenciation agirait favorablement sur les apprentissages si elle tend à « faire en quelque sorte que chaque apprenant se trouve, aussi souvent que possible, dans des situations d’apprentissage fécondes pour lui » (Perrenoud, 1997). Or les enseignants français en collège déclarent moins que dans d’autres pays pratiquer un enseignement différencié (TALIS, 2013). Ils ressentent un sentiment d’impuissance et expriment un désarroi face à l’hétérogénéité des élèves (Prud’homme et al., 2011). Ces constats sont confirmés par une enquête plus récente dans laquelle les enseignants déclarent que la gestion de classe et le comportement des élèves est l’un des domaines pour lesquels ils s’estiment les moins bien préparés par leur formation initiale ce qui engendre un stress important (Enquête Talis 2018 note d’info 20-11 DEPP mars 2020) (Enquête Ipsos sur le métier enseignant à la demande de la Cour des Comptes, Mai 2022).

Selon l’enquête EPODE conçue par la DEPP pour étudier les pratiques d’enseignement, « la réussite de tous les élèves apparaît bien comme une préoccupation majeure des enseignants qui s’astreignent à mettre en place des pratiques en direction des élèves à besoins particuliers ou en difficulté alors qu’ils les jugent difficilement faisables dans leur contexte d’enseignement. Les enseignants ne se différencient pas par la nature de leurs pratiques mais par la fréquence de réalisation de celles-ci. Les professeurs décrivant des profils de classe parmi les plus favorables aux apprentissages rapportent de façon générale des pratiques professionnelles plus fréquentes et sont ceux qui semblent les plus à l’aise dans la prise en charge de l’hétérogénéité des élèves (exemples de pratiques : échanges de ressources pédagogiques avec des collègues, travail des élèves en petits groupes pour résoudre un problème…) ».

La question des pratiques se révèle centrale dans la possibilité de donner à tous les élèves les outils cognitifs pour affronter des situations différentes, donner sens aux savoirs et permettre leur appropriation.

Des transformations profondes à effectuer pour contrer la panne de démocratisation

La formation des enseignants doit leur permettre de mieux identifier les obstacles rencontrés par les élèves dans les processus d’apprentissage ; ce qui requiert une formation conçue de façon intégratrice, développant l’approche épistémologique de la discipline d’enseignement, les liens entre les disciplines, une réflexion sur les contenus à transmettre, sur les processus de transmission, une formation à et par la recherche poursuivie et actualisée par la formation continue. Il faudrait pour lutter contre l’échec scolaire passer d’une logique de remédiation à une logique de prévention.

L’accompagnement des élèves doit être considéré comme constitutif de l’acte même d’enseignement et non plus dissocié sous forme d’aides externalisées. La pratique, trop fréquente, consistant à vouloir remédier aux difficultés des élèves en dehors de la classe, dans des groupes homogènes restreints, a montré ses limites en maintenant de fait certains élèves en dehors de la progression collective des apprentissages et en ne réduisant pas les écarts d’acquis scolaires entre élèves.

Cela suppose une amélioration des conditions d’exercice par la réduction du nombre d’élèves par classe, la possibilité de varier les situations d’apprentissage y compris dans des groupes restreints et temporaires, la possibilité de l’interdisciplinarité, des échanges entre membres de l’équipe pédagogique.

En conclusion, on peut supposer que le Ministre de l’Éducation entendait tirer argument des difficultés constatées par les enseignants dans la conciliation de l’ hétérogénéité et du maintien d’un niveau d’exigence élevé pour justifier l’affectation des élèves dans des groupes homogènes. Il avait sous-estimé l’attachement des enseignants aux principes d’égalité et de justice. Le modèle de démocratisation scolaire, en dépit des problèmes qu’il pose, n’est généralement pas remis en cause par les personnels ; l’étape à franchir consiste à passer de la seule logique d’augmentation des poursuites d’études à celle de la démocratisation de la réussite scolaire. Tel n’est évidemment pas le projet politique de l’actuel gouvernement .

Frédérique Rolet
Ancienne professeure de Lettres et responsable Snes FSU