Les évolutions des « attendus » de la lecture et de l’écriture
Au fil des siècles, la maîtrise de la langue écrite a été traitée comme un art de mémoire, puis comme un indicateur des capacités intellectuelles, enfin comme une compétence à traiter des informations. Qu’est-ce qui a produit cette évolution des « attendus de la lecture » ? Quels en ont été les effets dans les pratiques d’enseignement de l’écrit ?
« Les attendus de la lecture et de l’écriture » : qui attend quoi ?
Les premiers concernés devraient être ceux qui sont « en attente » d’un usage immédiat du lire-écrire dans leur vie quotidienne. En 1984, un rapport au Premier ministre a révélé que les adultes illettrés se comptaient en France par dizaines de milliers, après un siècle d’école obligatoire, les médias se sont émus1 : selon eux, les « attendus de la lecture et de l’écriture » étaient l’emploi et l’insertion, puisque les « illettrés » qu’ils décrivaient étaient des exclus sociaux, marginaux honteux promis à la misère et au chômage (en fait, 50% avaient plus de 60 ans et 40% des autres avaient un emploi stable). Quarante ans plus tard, 87% des 14-18 ans passent chaque jour des heures à échanger des messages numérisés (Baromètre du numérique 2022). Les médias s’émeuvent tout autant des risques d’une addiction aussi dangereuse pour la santé que fatale à la langue française (abréviations, franglais, émoticons).
A côté de ces « attendus » publics des médias, que sait-on des « attendus » de ceux qui sont en manque du lire-écrire (les illettrés existent toujours) ou en abusent sur leurs smartphones ? « Pouvoir lire et écrire » est pour eux incontournable dans une société d’écrit omniprésent : c’est ce que l’OCDE nomme la littératie, « aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité, en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités ». Les enquêtes montrent pourtant qu’on ne peut définir des « degrés » d’illettrisme2 ou de consumérisme numérique3 : leurs modalités et fréquences n’échappent pas à l’environnement (milieu social, âge, genre, origine), mais elles sont hétérogènes, variées, fortement évolutives.
Ce « pouvoir lire et écrire », défaillant ou excessif, est-il le « savoir lire et écrire » défini par les prescripteurs institutionnels ? Loin des usages multiples et des acquis informels de l’expérience, l’école ordonne en objectifs d’apprentissage et en programmes encadrés les « savoirs de base », ces attendus scolaires que doivent maîtriser les jeunes générations. Comment sont-ils définis et pourquoi ont-ils changé au fil du temps ?
La pédagogie de la lecture, art de mémoire
La culture écrite (lecture et écriture conjointes) a été pendant des siècles considérée un art de mémoire4, ce qui définissait ses « attendus », savants autant qu’élémentaires. Jusqu’à la Révolution, les villageois (la masse de la population) étaient maîtres du contrat d’embauche du maître d’école qui alphabétisait et instruisait leurs enfants en vérifiant leur mémoire du catéchisme, lu et récité jusqu’à l’examen de communion. A partir de 1830, la part des savoirs profanes (calcul, orthographe, connaissances usuelles) ne cesse de croître et pour les enseigner un maître doit avoir le brevet délivré par un inspecteur. Il entraîne à déchiffrer à voix haute des textes lus et relus qui sont (comme le catéchisme) autant de leçons à mémoriser. Écrire à la plume d’oie, technique difficile, ne concerne qu’une minorité d’élèves en fin de parcours. D’où la définition de trois « niveaux » : savoir lire et écrire, savoir lire seulement, ne savoir ni lire ni écrire.
Sous le Second Empire, quand le papier à bas coût et la plume métallique permettent aux débutants d’apprendre à écrire en même temps qu’à lire, ceux-ci peuvent trois ans plus tard restituer par écrit ce qu’enseigne le manuel : les examens écrits collectifs (jusque-là réservés au secondaire) deviennent possibles. Le « savoir lire seulement » disparaît, mais le certificat d’études ne peut concurrencer le rituel de la communion (c’était le vœu de Ferry) : seulement un élève sur deux y réussit. Comment distinguer ceux qui échouent du fait d’une scolarité paresseuse ou épisodique, ou à cause de leur inaptitude à la scolarisation obligatoire ?
En 1904, à partir d’épreuves orales de type scolaire, Binet et Simon mettent au point l’échelle métrique qui donne « l’âge mental » des élèves5. Rejetant la psychologie des facultés et son idéalisme, Binet adopte une approche expérimentale : « L’intelligence, c’est ce que mesure mon test », écrit-il. Il institue ainsi des nouvelles catégories de pensée qui imprègnent encore les nôtres : un enfant « mentalement normal » peut suivre le curriculum sans retard ; inversement, le retard d’un « enfant anormal » le situe sur une échelle de développement. Le débile profond ne parle pas ; le débile moyen parle mais ne lira pas ; le débile léger peut apprendre à déchiffrer avec de l’aide ; l’enfant normal apprend en temps et en heure ; l’enfant « en avance » sur son âge a une intelligence supérieure. Ainsi, entre l’acquisition du langage naturel et l’apprentissage de la langue écrite, l’échelle métrique institue une différence de degré, non de nature. Entre parler et lire, un enfant franchirait deux « niveaux » du développement intellectuel humain. Au début du XXe siècle, la société est assez imprégnée d’écrit pour que ses élites traitent le savoir lire-écrire comme résultant d’une aptitude innée, non comme l’acquisition d’un artéfact (récent à l’échelle de l’humanité). Transformé en QI en 1912 (Stern), revu en 1939 (Wechsler), le test de Binet fait le tour du monde.
L’apprentissage de l’écrit, entre art de mémoire et test d’intelligence
Cependant, les programmes de 1923 hiérarchisent trois étapes : décodage (CP), lecture courante (CE), lecture expressive (CM-CS), entérinant les « attendus » des instituteurs : en écoutant lire à voix haute, ils savent si un texte a ou non été compris. Cette médiation orale perpétue la tradition de la lecture « art de mémoire », et les écoliers, lecteurs habiles ou malhabiles, s’instruisent toujours en mémorisant les textes lus et relus en classe (extraits littéraires, leçons de morale, d’histoire, de géographie, de sciences). Dans les années 1960, lorsque l’obligation scolaire à seize ans envoie peu à peu tout le monde au collège, les « attendus » des professeurs sont tout autres : savoir lire, c’est savoir lire silencieusement et comprendre seul des textes inconnus, définition actée par les textes officiels en 1972. On en connaît les répercussions institutionnelles : il existe 240 classes spécialisées pour ces « déficients » incapables de lire en 1939, 2000 en 1958, 16 700 en 19736.
Dans cette conjoncture, les critiques à l’égard du QI sont légion. Bien des enfants ayant un QI normal ou supérieur se trouvent en échec en lecture. D’où le succès auprès des parents du diagnostic de dyslexie, la « maladie du siècle » des années 1960, qui met en cause la relation entre « intelligence » et maîtrise du code alphabétique. Est ainsi relancée une inusable « guerre des méthodes » (globale vs syllabique) qui met aux prises psychologues, prescripteurs et pédagogues de terrain.
D’autres enquêtes repèrent le poids des facteurs externes. Binet avait été surpris de l’absence de débiles légers chez les élèves des petits lycées (alors qu’on trouvait dans leurs familles des débiles moyens et profonds). Dans les années 1960, les statistiques sont imparables : les enfants orientés en classe de perfectionnement après deux ans d’échec au CP sont de milieu populaire. Cette corrélation entre échec scolaire et milieu social questionne à la fois la validité des tests de QI et le diagnostic de dyslexie : si l’origine du trouble est génétique ou neurobiologique, pourquoi concerne-t-il d’abord les enfants du peuple ? Qui peut penser que le « Minimal Brain Damage » de la dyslexie aurait trouvé un terreau privilégié dans les cerveaux de la classe ouvrière ? Il faut trouver d’autres leviers pour soutenir les politiques et pédagogies de lutte contre l’échec scolaire.
L’analyse cognitive des composantes de l’acte de lire
L’intrication postulée entre intelligence et maîtrise de l’écrit est défaite dans les années 1990 quand des chercheurs s’intéressent aux composantes de l’acte de lecture : ils ne se soucient pas d’améliorer les diagnostics scolaires, mais de faire de leurs ordinateurs des « machines » à « lire » de façon automatique. D’où leurs efforts pour isoler les facteurs qui se cachent dans le binôme code-compréhension. En effet, l’adulte expert « traite » à son insu la forme des caractères, la ponctuation, les pronoms, les indicateurs syntaxiques : le code de l’écrit ne se réduit pas aux relations graphème-phonème. De plus, pour « comprendre », il doit transformer ce que son regard découvre peu à peu au fil du texte, en une « représentation mentale globale » qu’il doit garder en mémoire7. Se trouvent alors en interaction, l’attention, la mémoire immédiate, la rapidité à identifier les mots, la connaissance préalable du contenu, la motivation du lecteur. Tous ces paramètres impactent les didactiques des années 2000 autour d’une nouvelle définition : lire, c’est « traiter des informations ».
Dès lors, l’efficacité d’une lecture peut être évaluée par écrit : des questions posées en fin d’épreuve, hiérarchisées en « niveaux de difficulté », indiqueraient des « niveaux de compréhension ». Que cette performance (ponctuelle) définisse la compétence (générale) du lecteur pour toute situation de même type, est un postulat en débat8. Le même protocole peut tester des résolutions de problèmes ou le traitement de documents scientifiques.
Évaluer l’efficacité à « traiter les informations »
Le Programme International de Suivi des Acquis des élèves, est l’étude « menée tous les trois ans auprès de jeunes de 15 ans », qui « évalue leurs capacités à mobiliser leurs connaissances scolaires et à les utiliser dans des situations proches de la vie quotidienne9 » (c’est-à-dire la vie quotidienne des pays de l’OCDE). PISA classe ainsi les élèves hors de tout jugement professoral et pour chaque famille d’épreuves, mesure les écarts entre eux : partout, les filles lisent mieux que les garçons, mais pour la France, dont les résultats (moyens) sont en déclin, les écarts corrélés aux origines sociales se sont fortement accrus : l’école a donc régressé dans sa mission d’instruction générale.
Cependant, pour être internationaux, les tests élaborés puis traduits dans toutes les langues doivent être indépendants des traditions scolaires et des mémoires nationales. Les documents à traiter peuvent porter sur les sciences (savoir supposé universel), mais pas sur la langue, la littérature, l’histoire, la géographie (savoirs particuliers). Les nouveaux tests présupposent et imposent une « littératie scolaire transnationale partagée » (langue écrite-maths-sciences) : ils se démarquent à la fois de l’ancien lire-écrire-compter construit sur un corpus explicite de savoirs mémorisés (religieux puis séculiers), des contenus disciplinaires actuels des programmes nationaux, relevant d’autres modes d’évaluation (suivi scolaire, examens), et sont bien loin de la littératie socio-culturelle des jeunes, au moment où les outils numériques modifient leurs usages pratiques des échanges écrits.
Les trois successifs « attendus » de la lecture et de l’écriture ont été des « modèles » légitimant des pratiques d’enseignement. L’actuel modèle rend poreuse la distinction entre exercices d’évaluation et situations d’apprentissage : recours à des logiciels d’entraînement, progressions segmentées, batteries d’exercices prêts à l’emploi. Si tout élève doit sans cesse être évalué sur ce qu’il sait faire seul, les activités collectives, les démarches de recherche, les productions libres se trouvent d’autant plus disqualifiées qu’elles requièrent des situations ouvertes, singulières, « mangeuses de temps ». Ce sont pourtant celles qui donnent sens aux apprentissages10. On voit mal comment on pourrait accroître les « niveaux de performance » des élèves (surtout les plus en difficulté), en réduisant, au nom de l’efficacité, les expériences de travail intellectuel partagé que requiert toute élaboration d’un savoir.
Anne-Marie Chartier
LARHA-Lyon2/ENS
- Bernard Lahire, L’invention de l’illettrisme, La Découverte, 1999, 2005. ↩︎
- Jean-Marie Besse et al, Évaluer les illettrismes. Diagnostic des modes d’appropriation de l’écrit : Guide Pratique, Ed. Retz, 2004. ↩︎
- Anne Cordier, Numérique et apprentissages scolaires. Des usages juvéniles du numérique aux apprentissages hors la classe, Rapport CNESCO, 2020, en ligne. Christine Mongenot, Anne Cordier, Les adolescents et leurs pratiques d’écriture au XXIe siècle : nouveaux pouvoirs de l’écriture ? INJEP Notes & Rapports, 2023 en ligne. ↩︎
- Frances Yates, The Art of Memory, Routledge, 1966, 1984; Mary Carruthers, The Book of Memory, A Study of Memory in Medieval Culture. New York, 1990, 2008. ↩︎
- Alfred Binet et Théodore Simon, « Méthodes nouvelles pour le diagnostic du niveau intellectuel des anormaux », L’année psychologique, 1904. ↩︎
- Catherine Dorison, Les métiers de l’échec. Face à l’échec scolaire, l’invention des métiers spécialisés à l’école primaire en France. 1960-1990, thèse Paris-V, 2005. ↩︎
- Michel Fayol et al, Psychologie cognitive de la lecture, PUF, 1992. ↩︎
- Bernard Rey, La notion de compétence en éducation et formation. Enjeux et problèmes. De Boeck, 2014. ↩︎
- Article PISA, www.education.gouv.fr, 2022. https://www.education.gouv.fr/pisa-programme-international-pour-le-suivi-des-acquis-des-eleves-41558 ↩︎
- J-Y Rochex, Le sens de l’expérience scolaire, PUF, 1995. ↩︎
Sur le même sujet
- Méthodes
- Le niveau des élèves, d’approximations en approximations
- Faut-il soulever la question des standards dans l’évaluation des élèves ?
- Apprentissage de la lecture : les stratégies d’une reprise en main
- Apprendre à lire. Une pratique culturelle en classe | Paul Devin & Christine Passerieux (dir.)