Abécédaire critique de la “novlangue” dans le champ éducatif,  Julien Netter,  Numéro 20

Continuité pédagogique

Depuis que la crise de la COVID a conduit à la fermeture des établissements scolaires, les français sont devenus familiers de la « continuité pédagogique » invoquée par le gouvernement pour qualifier la forme prise par le travail scolaire durant cette période. Le terme renvoie à deux phénomènes assez différents qu’il parait utile de distinguer.

En premier lieu, la « continuité pédagogique » évoque la continuité de l’État appliquée à l’école. L’État a des obligations devant les citoyens en matière de scolarisation, dont le non-respect peut donner lieu à des dénonciations voire au lancement de procédures judiciaires. En installant très rapidement l’expression « continuité pédagogique » pour désigner les modalités nouvelles de la classe, le gouvernement montre sa conscience du problème et le résout du même coup à moindre frais, la désignation prenant valeur de preuve. Puisqu’il y a « continuité pédagogique », il ne saurait y avoir de problème de continuité. En même temps, le terme trace pour les personnels de l’Éducation Nationale une direction en forme d’injonction : il s’agit pour eux de continuer à « faire classe » comme si les écoles n’étaient pas fermées, de maintenir un cadre pour que les élèves demeurent au travail. Les limites de l’exercice apparaissent alors parce qu’au-delà de l’affirmation, l’État a peu préparé la transformation des dispositifs d’enseignement pour un tel passage au distanciel si bien que l’injonction pèse avant tout sur des enseignants sommés, en s’appuyant sur leurs propres ressources, de dénicher puis s’approprier en toute hâte de nouveaux outils pour inventer une nouvelle façon d’enseigner. Et la campagne médiatique contres les « mauvais enseignants » les rappelle à leur responsabilité individuelle, dégageant du même coup celle de l’État.

Mais l’expression souligne également l’existence d’un problème bien antérieur lié à la continuité entre l’activité des élèves encadrée par les enseignants et leur activité autonome. Les devoirs, avec le renvoi du travail personnel au dehors des murs de l’école, sont emblématiques de ce mouvement en deux temps. Prise dans ce sens, la « continuité pédagogique » suggère qu’il est facile de passer d’un enseignement réalisé majoritairement dans les établissements scolaires avec le soutien des enseignants à un enseignement à distance largement délégué aux parents ou aux élèves eux-mêmes. Cela pose un problème évident d’équipement et de conditions de travail, pointé par les enquêtes initiées pendant le confinement. Mais au-delà de la question non négligeable de l’environnement matériel se pose celle de l’interprétation et de l’encadrement du travail prescrit. Or les recherches menées sur les devoirs et sur l’activité autonome des élèves montrent à quel point les élèves sont inégaux face aux prescriptions et combien leurs familles sont inégalement outillées pour les accompagner. Ces deux écueils touchent prioritairement les élèves de milieu populaire. La « pédagogie » supposée continue risque alors pour eux d’être au contraire décalée voire absente, creusant des écarts déjà particulièrement présents dans l’école française et provoquant des « ruptures » que l’appellation officielle tend à masquer.

Si l’effort opéré par le système scolaire dans son ensemble lors de la crise sanitaire comme l’engagement et l’inventivité des enseignants sont indéniables, il convient donc, en matière de « continuité pédagogique », de ne pas confondre communication gouvernementale et réalité de terrain.

Julien Netter
Maître de conférences en sciences de l’éducation
l’ESPE de Créteil –UPEC
Membre de l’équipe Circeft-Escol

Ressource

Netter, J., L’école fragmentée. Division du travail et inégalités dans l’école primaire contemporaine, Paris, PUF, 2019.