Abécédaire critique de la “novlangue” dans le champ éducatif,  Christine Passerieux,  Numéro 20

Épanouissement

L’épanouissement individuel des élèves est désormais au cœur du projet pour l’école, telle que conçue par Jean-Michel Blanquer : « Au moment où nous nous donnons les moyens humains, matériels, éducatifs, pédagogiques pour consolider l’école primaire, nous devons nous unir plus que jamais au service de la réussite et de l’épanouissement des enfants »[1]Lettre de M. J.M. Blanquer aux professeurs des écoles. Paris le 7 mai 2019. « Abaisser à 3 ans l’âge de scolarisation obligatoire, c’est reconnaître une véritable école tournée vers l’épanouissement de l’enfant »[2]Assises de l’école maternelle, 2018, une « école maternelle du langage et de l’épanouissement ». Françoise Nyssen, fondatrice d’une école Steiner à Arles, n’hésite pas à affirmer que « Notre École est la clé de l’épanouissement individuel et collectif »[3]Lettre aux enseignants et personnels de l’éducation nationale à la rentrée 2018/2019.

L’épanouissement, est un terme emprunté à la botanique, où toute floraison implique un déjà là de la plante. Appliqué à l’humain, ce déjà là renvoie à l’idéologie des dons, talents, intérêts, goûts, qui rend chacun comptable et responsable de ses succès ou de ses échecs. Pour Eva Illouz, à propos du bonheur, « selon cette logique, les insatisfaits seront regardés comme des incapables. L’euphorie à tout prix s’accompagne de l’hyperculpabilisation de ceux qui ne l’atteignent pas. A nous de développer notre capital de bonheur puisque ce dernier sommeille en nous, n’attend que nos efforts pour éclore, et que l’éprouver résulte d’un choix »[4]Eva Illouz. A propos du bonheur, Libération. 9/09/2018.

La rhétorique néolibérale (psychologie positive, injonction au bonheur, épanouissement, développement personnel, estime de soi) convoque un courant médiatisé des neurosciences et promu par des pédagogies dites alternatives, pour prétendre valider, sans preuves, des choix idéologiques. Elle se traduit par une sur-individualisation, et donc une évacuation du social. L’école n’aurait alors pour fonction que de faire émerger les talents, les gouts, les intérêts, qui seraient ‘naturellement’, c’est-à-dire biologiquement présents et expliqueraient nos différences ‘naturelles’.

Cette doxa enjoignant à l’individualisation des apprentissages scolaires, dissocie le développement psychique des enfants de leur développement cognitif et intellectuel. L’institutionnalisation d’un projet socialement et culturellement inégalitaire évacue la question des savoirs lorsque les prescriptions du ministre se centrent sur les connaissances techniques et utilitaires, les fameux « fondamentaux ». La responsabilisation individuelle masque les discriminations lorsque n’est plus visée l’acculturation de tous mais une désocialisation et une psychologisation de la question scolaire (et sociale). Prétendre évaluer l’épanouissement individuel des élèves relève de l’imposture dans une école particulièrement ségrégative qui devrait avoir pour fonction l’accès de tous à la culture et l’émancipation, individuelle et collective. Il n’est plus besoin de moyens pour l’école, plus besoin de maîtres formés, plus besoin de créer les conditions de l’accès de tous aux savoirs.

C’est donc bien la question des finalités éducatives de l’école publique qui est posée, comme celle de la conception de la société et donc de la démocratie.

Christine Passerieux
Carnets Rouges

Ressource

Illouz E., Cabanas E., Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Premier parallèle, 2018.

Notes[+]