L’EPS : parent pauvre des savoirs fondamentaux ?
L’importance accordée par l’institution à des savoirs « fondamentaux » ouvre le débat sur une présupposée hiérarchie des disciplines scolaires, et plus largement sur la complémentarité et l’articulation de tous les savoirs enseignés à l’école. En nous intéressant à l’évaluation en EPS, ses contenus et procédures, nous nous interrogeons ici sur ce qui parait (in)essentiel pour l’institution scolaire.
Les fondamentaux… et les autres
Un premier regard peut être porté sur la place et le rôle des disciplines scolaires à travers l’importance qu’on y accorde lors des évaluations externes.
En ce qui concerne les examens, le jeu des coefficients et le calcul de moyennes – très prisés dans notre pays – envoient un message très clair aux élèves et à leurs familles sur l’importance que l’on doit accorder dans la formation aux différents types de savoirs et disciplines, au détriment parfois des goûts et intérêts des élèves. Sans même évoquer les arts, l’éducation musicale ou la technologie qui disparaissent de l’enseignement obligatoire après la 3ème, ou la philosophie qui, au contraire, surgit en fin de parcours tout aussi brutalement, l’obtention du baccalauréat nécessite quelques savants calculs pour cerner le poids des disciplines et dégager ce qui serait fondamental. L’EPS, rare domaine qui assure une formation de la personne dans sa totalité, se dote ainsi d’un coefficient 6 sur 100 en tout, les élèves étant évalués en contrôle en cours de formation lors de trois épreuves distinctes durant leur année de terminale. Comme pour d’autres disciplines secondarisées par le jeu des coefficients et compensations, nul besoin de s’inquiéter de la non-maîtrise de certains savoirs surtout s’ils sont faiblement liés à un projet d’avenir.
Concernant les évaluations nationales ensuite, qui tendent à se généraliser, faut-il s’étonner de l’intérêt exclusif porté au français et aux mathématiques ? Comme pour les comparaisons internationales, la sphère politique ne semble pas considérer avec autant d’importance tous les savoirs dispensés, sans même évoquer la quasi absence dans la réflexion d’autres éléments pourtant décisifs comme le bien-être des élèves, leur santé ou la capacité de l’école à atténuer les inégalités sociales et culturelles. De fait, ces évaluations nationales et internationales centrées sur quelques éléments mesurables offrent une vision très étriquée et uniquement quantifiée de ce que les élèves apprennent, de ce qu’ils sont, de leurs qualités, et conduisent à des décisions peu appropriées et prises dans l’urgence.
Finalement, cette centration sur des savoirs qui sembleraient naturellement plus pertinents que d’autres n’est pas discutée et exclut d’emblée la question des finalités de l’école qui devraient orienter le curriculum de façon cohérente. En l’absence de réflexion globale et surplombante, l’école semble réduite à une mission de transmission de savoirs juxtaposés et hiérarchisés.
Éduquer ou faire bouger ?
Si l’on s’intéresse à présent et plus spécifiquement à l’EPS, essayons d’analyser ce qui parait fondamental pour l’institution dans cette discipline scolaire. Dans le contexte actuel, même si l’EPS est exclue des « fondamentaux », l’activité physique des enfants et adolescents fait tout de même l’objet d’un intérêt particulier des politiques, compte-tenu des problèmes de santé liés à la sédentarité croissante. Toutefois, les décisions prises se basent sur des critères d’évaluation ou constats étant extérieurs à l’EPS. L’intérêt n’est pas porté sur le pôle éducatif, sur la nécessité de développer un savoir-agir ni même sur une éducation à la santé comme c’est le cas dans d’autres pays (Canada ou Belgique par exemple), mais il est porté sur la pratique en tant que telle. Le message est clair, il s’agit d’encourager la pratique physique – ou, pourrait-on dire la dépense physique – pour lutter contre la sédentarité. Mais il s’agit aussi de « bouger pour mieux apprendre », comme cela apparait sur le site Eduscol, une sorte de compensation ou propédeutique au travail intellectuel. Par conséquent, il s’agit d’une vision plutôt dualiste de l’individu et de son éducation, qui ne correspond pas à ce qui s’enseigne en EPS ni aux ambitions des enseignants. Ce qui pourrait apparaitre comme un renforcement de l’éducation physique s’inscrit en réalité dans une perspective tout à fait différente ; d’ailleurs, ces nouvelles mesures s’organisent en partenariat avec les collectivités, les clubs sportifs etc., à l’école comme au collège dorénavant. Alors que dans le premier degré les trois heures hebdomadaires obligatoires sont déjà largement amputées dans les faits, cette mesure qui s’est généralisée – les 30 minutes d’activités physiques quotidiennes – vient créer encore plus de confusion et orienter le regard vers des pratiques récréatives et/ou sportives, organisées par des animateurs ou intervenants de la sphère fédérale. Cette confusion EPS – activité physique n’est pas nouvelle et montre dans tous les cas qu’il y a une profonde ignorance chez les décideurs politiques de ce que cet enseignement (qui se nomme éducation physique et non activité physique et encore moins sport) peut apporter. Imaginerait-on, pour compenser les soi-disant mauvais résultats des élèves français en maths, confier les élèves à des animateurs qui les feraient jouer à des jeux de société en guise de soutien ? Sans dénigrer l’intérêt éducatif de ces jeux, il semble toutefois qu’une telle mesure serait mal accueillie car la finalité n’est pas la même.
Des savoirs juxtaposés
Observons à présent les caractéristiques du parcours scolaire d’un élève en EPS. Que ce soit dans le premier ou le second degré, il est amené à vivre chaque année une succession de séquences d’apprentissage bâties chacune autour d’une activité physique. Il passe d’une séquence de gymnastique au sol à une séquence de hand-ball, puis de course longue, d’escalade, etc. Puis, il recommence l’année d’après dans d’autres activités ou les mêmes. Les programmes sont d’ailleurs construits dans ce sens, regroupant des activités organisées a priori autour d’un but commun, tout en sachant que cette classification n’est pas fondée scientifiquement et que les enjeux éducatifs liés à ces pratiques ne sont pas explicitement formulés. On observe ainsi une dissociation entre, d’un côté, des compétences à atteindre liées au socle commun (à l’école et au collège), et de l’autre des moyens qui paraissent équivalents ou qui, dans tous les cas, ne sont pas rattachés à des enjeux éducatifs ciblés. Or, les travaux en praxéologie motrice ont pu mettre en lumière ces liens par l’expérimentation, et démontrer que les activités physiques et sportives ne sont pas équivalentes, qu’elles ont des effets différents sur les individus d’un point de vue éducatif, autrement dit sur leurs conduites motrices mais aussi sur leur personnalité plus largement (Parlebas, 1999).
Les élèves se retrouvent ainsi à passer d’une séquence à l’autre dans des activités très différentes et sont évalués pour l’essentiel sur leur niveau de pratique, même si d’autres critères apparaissent à la marge comme la capacité à observer ses camarades, à arbitrer ou à réguler sa propre activité. Si Parlebas dénonçait déjà le fait que l’EPS ne soit qu’un assemblage hétéroclite de techniques en 1967 (Parlebas, 1990), perdant son unité et sa cohérence, qu’en est-il aujourd’hui ? Les outils d’évaluation nous montrent que la validation de compétences, tout comme la notation, reposent sur une juxtaposition de critères qui ont souvent peu à voir les uns avec les autres, ou sur l’addition de points censés révéler in fine un niveau global. Le jeu des compensations entre les critères permet toutefois d’atténuer le poids de la performance qui dépend en grande partie du vécu des élèves en dehors de l’école. Par exemple, pour être performant dans des pratiques comme la course de durée, qui exigent des ressources énergétiques qu’il est impossible de développer à l’école uniquement, d’autres critères parfois extérieurs à la pratique viennent s’agréger mais contribuent à entrainer une perte de sens relative à ce que l’élève a réellement appris ou développé.
Il semble alors que l’évaluation, qu’elle concerne les référentiels proposés aux examens ou des pratiques plus quotidiennes, témoigne de l’absence de réflexion globale sur l’idée même d’éducation physique : qu’attend-on d’un élève physiquement éduqué ? En quoi évaluer un niveau de pratique dans une succession d’activités principalement sportives témoigne-t-il d’une éducation cohérente avec les finalités de l’école ?
La domination des autres au cœur de l’enseignement en EPS
Ainsi, il semble difficile de percevoir ce qu’il y a de fondamental en EPS, au regard de ce qui est évalué car une somme d’éléments disparates ne peut renseigner concrètement sur ce qui est essentiel. L’analyse peut être prolongée encore plus finement si l’on se réfère aux savoirs enseignés. Les travaux portant sur le curriculum prescrit et réel montrent de façon permanente l’importance démesurée accordée à l’enseignement de pratiques sportives (Mougenot, 2016). Depuis l’ouverture progressive de l’EPS à ces pratiques « modernes » au milieu du siècle dernier, même s’il est expressément souligné que les activités ne sont que des moyens au service de l’enseignement, cette prédominance est une constante. Nous y voyons là un questionnement inévitable : certes, les sports, en tant que pratiques codifiées, institutionnalisées donc compétitives, reflètent une large part des pratiques culturelles et de loisir. Mais sont-elles les seules ? Les choix semblent clairs, l’analyse des programmations d’activités physiques en EPS montre une sous-représentation des activités artistiques où la création est centrale, des activités urbaines (roller, parkour, skateboard…) ou encore des activités de pleine nature (orientation, kayak, voile, etc.) ; une disparition des jeux traditionnels – issus de notre patrimoine –, après l’école primaire, au profit d’une survalorisation des pratiques où il s’agit de dominer les autres dans des espaces normés. Par conséquent, ce choix est-il vraiment lié aux finalités et valeurs affichées par l’école ? Cela nous interpelle et nous interroge beaucoup sur le type de personne que l’on souhaite former, éduquer. Cet attrait pour les pratiques sportives a aussi pour conséquence le fait de cibler les apprentissages et évaluations en EPS sur des attentes normées, des conduites stéréotypées, laissant peu de place à la singularité des conduites qui s’expriment davantage dans des pratiques plus ouvertes et inclusives. Il en est de même concernant la socialisation et construction du rapport à autrui qui, de fait, est bien plus orientée vers la comparaison sociale qui conduit à une hiérarchisation des personnes, que vers des relations de coopération permettant à chacun de trouver sa place au sein du groupe.
Il ne s’agit pas ici de condamner toute forme de compétition ou d’opposition à autrui car elle peut amener une certaine émulation et permet de développer des ressources spécifiques. L’enjeu est plutôt de rééquilibrer la nature des expériences vécues à l’école, et des savoirs à acquérir. Toutefois, il semble difficile de définir les contours et fondements d’une éducation physique tant qu’une réflexion plus globale sur les finalités de l’école et son rapport aux disciplines n’est pas menée sérieusement. Les travaux actuels du CICUR, initiés dès 2020, se révèlent en ce sens prometteurs, car ils explorent ce « chaos curriculaire » et l’incertitude qui règne sur les finalités de l’école en France.
Lucie Mougenot
Professeure des Universités en sciences de l’éducation et de la formation
CAREF, Université de Picardie, Jules Verne
Références
CICUR (2023), Collectif d’interpellation du curriculum. Travaux disponibles sur internet : https://curriculum.hypotheses.org/37
Lucie Mougenot (2016), Pour une éthique de l’évaluation. Conceptions et pratiques en EPS. Presses Universitaires de Rennes.
Pierre Parlebas (1990), Activités physiques et éducation motrice, Dossier EPS, 4 (3ème édition), Revue EPS.
Pierre Parlebas, Jeux, sports et sociétés. Lexique de praxéologie motrice, INSEP.