Jean-Yves Rochex,  Numéro 19,  Quelle éducation prioritaire ?

L’éducation prioritaire en France… et ailleurs : entre objectifs de démocratisation et orientations néo-libérales*

*Ce texte reprend de larges extraits de l’article « L’éducation prioritaire en France… et ailleurs : éléments d’analyse pour une histoire qui reste à faire », paru dans le n° 164, 2019, de la revue Administration & Éducation.

On insiste souvent sur l’instabilité et la discontinuité dont, en France, la politique d’Éducation prioritaire (EP) a fait l’objet de la part des différents ministères et des autorités politico-administratives, nationales et déconcentrées, discontinuité ayant rendu nécessaire de « relancer » ou « refonder » à plusieurs reprises cette politique. On insiste moins sur le fait que s’affirment et se contredisent, d’une phase à l’autre, en France comme dans d’autres pays comparables, des approches et conceptions différentes de ce type de politique, évolutions et contradictions qui peuvent paraître masquées dans notre pays par une certaine continuité réglementaire et terminologique, alors qu’elles le sont moins dans la succession des programmes et de leurs appellations qu’a connue par exemple l’Angleterre[1]Successivement ou parallèlement Educational Priority Areas dans les années 70, Education Action Zones en 1998, Excellence in Cities en 2002, Every Child Matters en 2003…. On a pu néanmoins mettre en évidence que se succédaient et s’entremêlaient, de manière différente dans différents pays, différents « âges », « modèles » ou « conceptions » de l’EP, fondés plus ou moins explicitement sur des références théoriques, des principes de justice, des idéologies et des objectifs politiques différents, voire en tout ou partie contradictoires (Rochex, 2010).

Des objectifs initiaux entre compensation et transformation

Les politiques d’EP naissent en Europe à la fin de la période dite des Trente Glorieuses et au début de la « crise » du modèle de l’État social[2]Que certains préfèrent nommer État Providence. – crise liée au développement du chômage, de la précarité et de « l’insécurité sociale » (Castel, 2003). S’affirmant au terme du passage d’un système éducatif segmenté et élitiste vers un système unifié et méritocratique, elles signent en quelque sorte l’achèvement – au double sens du terme – du modèle dit du collège unique ou de la comprehensive school : d’une part, la mise en place structurelle de ce modèle est effective ; d’autre part, les difficultés et les avatars de cette mise en place montrent qu’il ne suffit pas de généraliser l’accès à l’enseignement secondaire pour démocratiser l’accès aux apprentissages et à la culture scolaires, et le renouvellement des processus de production de l’inégalité socio-scolaire contribue à faire de « l’échec » et de l’inégalité scolaire un problème public, appelant des mesures politiques spécifiques.

C’est ainsi que le premier texte réglementaire qui fonde en France la politique d’EP lui fixe l’objectif de « contribuer à corriger l’inégalité sociale par le renforcement sélectif de l’action éducative dans les zones et les milieux sociaux où le taux d’échec scolaire est le plus élevé » et, pour cela, de « subordonner l’augmentation des moyens à leur rendement escompté en termes de démocratisation de la formation scolaire » (circulaire du 1er juillet 1981). Outre les espoirs liés à l’alternance gouvernementale, la période est alors marquée par l’influence des travaux de sociologie critique qui ont montré la persistance et le poids des inégalités sociales de réussite scolaire, et par le foisonnement de la recherche et de ce que l’on n’appelait pas encore l’innovation pédagogique. Ce premier âge de l’EP combine alors une approche compensatoire – que résume bien l’idée de renforcement sélectif, mais qui est interrogée et critiquée par la sociologie critique en ce qu’elle risque d’ignorer ou minorer la part prise par l’organisation, le fonctionnement et les pratiques des systèmes éducatifs dans la production de l’inégalité (Bernstein, 1971 ; Isambert-Jamati, 1973[3]On peut lire dans ce texte une interrogation critique sur les programmes visant à convertir les élèves et familles de milieux populaires aux motivations et aux valeurs individualistes et concurrentielles qui soutiennent le rapport à l’école des classes privilégiées, qui mérite d’être relue en ce temps où l’on confond démocratisation et élargissement du recrutement des « élites ».) – et une visée transformatrice qui voit dans l’EP l’espoir et la possibilité de constituer « un laboratoire du changement social en éducation » (CRESAS, 1985).

“ Un troisième âge de l’EP voit ainsi s’affirmer l’objectif de maximiser les chances de réussite de chacun et de promouvoir les élèves « talentueux » et « méritants » des milieux populaires ”

La difficulté à mettre en place une politique transversale aux différentes directions existant alors dans l’administration centrale (Emin, RFP, 2002), la grande confiance faite « au terrain », aux acteurs et à leurs « partenaires » pour élaborer et mettre en œuvre des « projets » et les connaissances insuffisantes quant aux pratiques les plus à même de contribuer à réduire les inégalités scolaires ont néanmoins conduit à ce que la réflexion collective et les initiatives des acteurs demeurent très faiblement outillée et à ce qu’y prévale une logique d’ « innovation » dont les recherches et rapports des Inspections générales ultérieurs montreront qu’elle est loin de toujours rimer avec démocratisation.

D’une visée de démocratisation à une logique d’accompagnement social et individuel

L’aggravation et la concentration des phénomènes de chômage, de pauvreté et de précarité, l’accroissement de la ségrégation urbaine et sociale vont voir se superposer et, pour une part, se substituer à cette logique de démocratisation et de lutte contre l’inégalité, une logique de lutte contre « l’exclusion » et les phénomènes qui lui sont liés (absentéisme, décrochage, violence en milieu scolaire…), dominée par la problématique des compétences et du socle minimum de savoirs et de compétences permettant d’améliorer le sort des « vaincus de la compétition scolaire » (selon l’expression de Dubet [2004]) et de préserver ainsi la cohésion sociale[4]Cette problématique est très fortement portée par les organismes supra-nationaux tels la Commission européenne ou l’OCDE. Elle s’exprime ouvertement dans le titre d’un des ouvrages issus d’un programme financé par l’OCDE : Key Competencies for a Successful Life and a Well-Functioning Society (Rychen & Salganik, 2003).. Ce deuxième âge de l’EP voit les liens de celle-ci se renforcer avec les politiques sociales urbaines (Politique de la Ville en France, Social Exclusion Taskforce en Angleterre) au risque que les objectifs premiers d’amélioration de la réussite scolaire des élèves les plus défavorisés s’estompent derrière les préoccupations de « gestion sociale des quartiers » (Glasman, 1992 ; Rochex, 1997 ; Canario, 2003). La méta-catégorie d’« élèves à risques » (d’exclusion, de décrochage, de violence…) va alors faciliter le glissement du ciblage sur des « zones et des milieux sociaux » vers un ciblage sur des populations, ou plutôt des individus, l’objectif de lutte contre l’exclusion se couplant alors avec – voire s’effaçant derrière – celui de permettre à chacun de donner la pleine mesure de ses « talents », de ses « mérites » ou de son « excellence propre » (Thélot, 2004). Un troisième âge de l’EP voit ainsi s’affirmer l’objectif de maximiser les chances de réussite de chacun et de promouvoir les élèves « talentueux » et « méritants » des milieux populaires, quitte à devoir pour cela les « exfiltrer » de leur milieu et des écoles et établissements de leur quartier, tout en préservant ceux-ci de leurs élèves les plus « perturbateurs », au risque de considérer ces différentes catégories comme relevant de caractéristiques individuelles et d’occulter la nécessité d’interroger et de transformer les processus sociaux et scolaires qui leur donnent forme et contenu. Lors de ces deuxième et troisième âges, se surajoute à la logique d’innovation précédente une prolifération de nombreux plans, programmes et dispositifs (établissements « sensibles », plans « violence », classes-relais pour lutter contre le décrochage, internats « d’excellence » pour les uns ou « de réinsertion » pour les autres…) visant plus à traiter les symptômes de l’inégalité et de l’injustice scolaires qu’à s’attaquer aux processus complexes qui les produisent, et qui concernent massivement les élèves et établissements de l’EP, même s’ils ne sont pas systématiquement liés à celle-ci. Parallèlement, les conceptions politiques et les dispositions réglementaires de l’EP faisant – plus ou moins explicitement – référence à la sociologie critique s’effacent au profit d’approches de plus en plus individualisantes ancrées dans une psychologie individuelle et/ou dans la théorie du capital humain, effacement qui va de pair avec l’avènement de nouveaux modes de régulation des politiques éducatives faisant, dans les différents pays européens, une (plus ou moins) large place à une logique de l’offre et de la demande, à une concurrence accrue entre établissements, au New Public Management et au pilotage par les résultats.

Depuis 2014, des approches contradictoires

En France toutefois, un tournant est pris en 2014 avec la Refondation de l’EP, visant à renouer avec l’approche compensatoire-transformatrice du premier âge de l’EP, et à tirer profit des travaux de recherche (désormais plus nombreux et plus documentés) et des rapports des IG s’efforçant d’élucider les raisons du bilan décevant de l’EP et de dessiner des orientations pour œuvrer au quotidien à la démocratisation. Rompant avec une conception de l’EP comme devant reposer pour l’essentiel sur l’initiative locale et les projets des acteurs et des équipes, sans pour autant se vouloir prescriptive, la Refondation propose – pour la première fois depuis la création de cette politique – un travail d’instrumentation de la réflexion et de l’action des enseignants et divers protagonistes de l’EP, sous la double forme d’un document d’orientation intitulé Référentiel pour l’éducation prioritaire et d’un dispositif de formation de formateurs spécifique, pluriannuel et piloté depuis le Ministère (DGESCO), l’un et l’autre fondés sur le souci et l’exigence d’enseigner plus explicitement, de traquer les pédagogies implicites ou invisibles, de promouvoir les dispositifs et modes de travail pédagogiques que l’on peut aujourd’hui penser comme les plus propices aux apprentissages et à la réussite scolaire des élèves de milieux populaires.

“ Les mesures mises en œuvre […] semblent conjuguer une approche compensatoire de renforcement de l’action éducative […] découplée de toute approche sociologique et une approche individualisante des conditions de la réussite scolaire ”

Le Ministère issu du changement politique de 2017 ne poursuivra pas sur cette lancée. Sans pour autant afficher des orientations claires pour l’EP. Les mesures mises en œuvre depuis lors semblent conjuguer une approche compensatoire de renforcement de l’action éducative (dédoublement des classes de CP et CE1) découplée de toute approche sociologique et une approche individualisante des conditions de la réussite scolaire (prise en charge des « besoins particuliers » des élèves, accompagnement de « chaque parcours individuel ») avec un accent très fort mis sur « les savoirs fondamentaux » et de fortes incitations à ce que les enseignants mettent en œuvre des modes de travail pédagogiques présentés comme efficaces sur la base de travaux issus ou inspirés des neurosciences. Les questionnements de la sociologie critique sur le caractère socialement privilégiant et inégalitaire du système éducatif, de ses modes de fonctionnement et des pratiques de ses acteurs semblent ne plus avoir de place dans cette tacite réorientation. Celle-ci s’affirme plus explicitement dans les préconisations de la mission Territoires et réussite (Azéma & Mathiot, 2019) Ce qui frappe dans ce rapport est la contradiction entre la continuité revendiquée avec les orientations de la refondation de l’éducation prioritaire (EP) et les mesures préconisées pour répondre à la commande ministérielle. D’un côté, les auteurs insistent sur le nécessaire renforcement de la qualité de l’offre éducative dans les territoires en difficulté scolaire, sur la lutte contre la ségrégation et pour plus de mixité sociale et sur les conditions de mobilisation des équipes. De l’autre, l’une des mesures les plus importantes qu’ils préconisent limiterait la labellisation et le pilotage national aux seuls REP+ actuels, conduirait à délabelliser les actuels REP et à les inclure dans des politiques de priorisation territoriale concernant différents types de territoire ou d’élèves, politiques qui seraient de la seule responsabilité des académies et de leurs recteurs. Toute l’histoire de l’EP montre pourtant que, dès que celle-ci s’estompe dans les priorités nationales, elle s’efface encore plus vite au niveau des académies ou des départements. La mesure préconisée par le rapport conduirait alors inévitablement à un tel phénomène et à réorienter tout ou partie des moyens actuellement attribués aux REP vers d’autres territoires, en particulier les territoires ruraux – ce qu’assumaient d’ailleurs les auteurs du rapport lors de leur audition par une commission parlementaire en janvier –, tout en soumettant un peu plus les décisions de politiques scolaires aux élus et notables locaux. Les territoires ruraux ont sans doute des besoins spécifiques, mais ceux-ci n’ont pas à être pris en considération au détriment de l’EP et de sa spécificité.

“ Toute l’histoire de l’EP montre pourtant que, dès que celle-ci s’estompe dans les priorités nationales, elle s’efface encore plus vite au niveau des académies ou des départements. ”

Les arguments avancés sont révélateurs d’une méconnaissance de ce qui fonde la politique d’EP et/ou d’une volonté de la réorienter. Ainsi de l’argument selon lequel 70 % des élèves de milieux populaires sont scolarisés hors EP. C’est méconnaître que l’EP ne se confond pas avec la question des rapports entre école et milieux populaires, mais vise d’abord les quartiers et établissements où se concentrent inégalités et ségrégation sociales et scolaires, et dégradation de la qualité de l’offre scolaire, au point qu’y soit parfois menacée l’unité même du service public d’éducation, phénomènes qui ne concernent heureusement pas tous les élèves de milieux populaires. Qui plus est, cet intérêt pour les élèves de milieux populaires s’estompe vite sous la plume des auteurs du rapport, pour se dissoudre dans la référence à la diversité des territoires (ruraux, urbains, de montagne…) présentés sans analyse sérieuse de leurs caractéristiques sociales et culturelles, comme ayant tous besoin d’un même renforcement d’une politique éducative et d’une action pédagogique pensées comme socialement neutre, comme le serait le fonctionnement d’un système éducatif modernisé par l’alliance ministérielle entre les neurosciences, le management et le pilotage par les résultats et la préconisation de supposées « bonnes pratiques ».

“ L’EP ne se confond pas avec la question des rapports entre école et milieux populaires, mais vise d’abord les quartiers et établissements où se concentrent inégalités et ségrégation sociales et scolaires, et dégradation de la qualité de l’offre scolaire ”

Quatrième âge de l’EP ou renforcement des orientations du troisième ? Il est sans doute trop tôt pour le dire. Quoi qu’il en soit, on voit bien comment cette référence à la diversité des territoires, comme celle à la diversité des élèves – diversité plus souvent invoquée que sérieusement définie et conceptualisée – conduit à minorer ou à contourner la question sociale en matière éducative, et ainsi à dissoudre l’objectif de démocratisation du système éducatif dans celui de sa modernisation et de sa diversification, tendances qui épousent les logiques néo-libérales à l’œuvre dans d’autres secteurs de la société.

Jean-Yves Rochex
Université Paris 8 Saint-Denis
Laboratoire ESCOL-CIRCEFT

Bibliographie

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Canario Rui (2003), « Politiques de discrimination positive : perspective historique », in La discrimination positive en France et dans le monde, Actes du colloque international des 5 et 6 mars 2002, Paris, MEN – SCEREN, 15-25.

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CRESAS. (1985). Depuis 1981, l’école pour tous ? Zones d’éducation prioritaires, Paris, INRP-L’Harmattan.

Demeuse M., Frandji D., Greger D. et Rochex J.Y. (dir.) (2008), Les politiques d’éducation prioritaire en Europe. Vol. 1 Conceptions, mises en œuvre, débats, Lyon, Institut National de Recherche Pédagogique.

Demeuse M., Frandji D., Greger D. et Rochex J.Y. (dir.) (2011), Les politiques d’éducation prioritaire en Europe. Vol. 2 Quel devenir pour l’égalité scolaire ?, Lyon, ENS Éditions.

Dubet François (2004), L’école des chances. Qu’est-ce qu’une école juste ?, Paris, Seuil.

Glasman Domnique (1992), L’école réinventée ? Le partenariat dans les zones d’éducation prioritaire, Paris, L’Harmattan.

Isambert-Jamati Viviane (1978), « Les “handicaps socio-culturels“ et leurs remèdes pédagogiques », L’Orientation Scolaire et Professionnelle, n° 4, 303-318.

Revue française de pédagogie, Table-ronde « Logiques de recherche et logiques d’action », n° 140, 9-20.

Rochex Jean-Yves (1997), « Les ZEP, un bilan décevant ? », in Jean-Pierre Terrail (dir.), La scolarisation de la France. Critique d’un état des lieux, Paris, La Dispute, 123-139.

Rochex Jean-Yves (2010), « Les trois “âges“ des politiques d’éducation prioritaire : une convergence européenne ? », in Choukri Ben Ayed (dir.), L’école démocratique. Vers un renoncement politique ?, Paris, Armand Colin, 94-108.

Rochex Jean-Yves (2016), « Faut-il crier haro sur l’éducation prioritaire ? Analyses et controverses sur une politique incertaine », Revue française de pédagogie, n° 194, 91-108.

Rychen Dominique Simone & Salganik Laura Hersh, (dir. (2003), Key Competencies for a Successful Life and a Well-Functioning Society, Göttingen, Hogrefe & Huber Publishers.

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Notes[+]