Édito | Quelle éducation prioritaire ?
À sa création en 1981, l’Éducation prioritaire traduit la volonté d’une lutte contre les inégalités sociales par le renforcement de l’action éducative dans les territoires où l’échec scolaire est le plus élevé. Quarante ans plus tard, si son impact reste faible sur la réduction des inégalités, force est de constater qu’elle a permis de contenir la dégradation dans une société où les inégalités sociales et économiques se sont fortement renforcées. Nul ne peut savoir ce que serait devenue l’école des quartiers les plus pauvres sans l’éducation prioritaire. Pour autant, les espérances portées en 1981 ne se sont pas concrétisées par une rupture dans la production des inégalités scolaires et, dans certains quartiers, la concentration des difficultés entrave très fortement la réussite de l’ensemble des élèves.
Pendant près de quarante ans, la succession des pilotages a réformé, refondé et relancé sans parvenir à stabiliser un modèle qui puisse transcender les alternances politiques. Le travail de terrain des équipes enseignantes s’en est trouvé parfois déstabilisé, sans que les acteurs puissent pourtant percevoir la nature réelle des enjeux des transformations voulues. Aux besoins de formation et de développement des compétences professionnelles, se sont trop souvent substituées des consignes managériales injonctives, dans l’alternance de périodes de préconisations fortes et de périodes de laisser-aller. Quant aux moyens supplémentaires, bien des rapports ont mis en évidence que la différence entre l’éducation prioritaire et le reste du territoire est en définitive assez réduite. D’autant que ce n’est pas sans démagogie électoraliste que l’attribution de ces moyens s’est éparpillée.
La question de fond reste celle de divergences profondes entre les politiques successives sur le projet éducatif de l’éducation prioritaire. Les volontés initiales fondaient la démocratisation des savoirs à la fois sur le renforcement sélectif de l’action publique et sur les évolutions nécessaires du système scolaire dans son ensemble pour lutter contre les inégalités. Leur ont succédé des volontés procédant d’une toute idéologie : celles de la valorisation du mérite, de la promotion de l’excellence, de la garantie d’un socle minimal, voire de la sécurité au sein des écoles et établissements. De telles finalités, tout en prétendant maintenir une attention spécifique aux populations scolaires défavorisées, ne font pas le choix délibéré de la démocratisation. Inscrites dans le maintien d’un ordre social inégalitaire, ces visions admettent une organisation « naturelle » des « talents individuels » pour se satisfaire de quelques promotions sociales que la communication politique prétend ériger en preuve d’égalité. Le tout dans une libéralisation de la sectorisation scolaire qui concentre de plus en plus fortement les élèves en grande difficulté sur les mêmes établissements ghettoïsés.
Nombre d’études, de rapports, de recherches ont attiré l’attention sur un point nodal de l’éducation prioritaire : la qualité des pratiques pédagogiques et didactiques. La réussite scolaire des élèves de l’éducation prioritaire demande que soient interrogés les situations d’apprentissage et leur accessibilité aux enfants des milieux populaires. Il ne s’agit pas ici de jouer les effets communicationnels de l’innovation ou de la relation « positive » mais de développer des compétences professionnelles enseignantes capables d’analyser les difficultés des élèves y compris dans leurs dimensions sociologiques pour pouvoir engager leur dépassement pas des situations d’enseignement appropriées. Le paradoxe est qu’à l’inverse, au prétexte de larges partenariats, on éloigne sans cesse l’action enseignante des objets majeurs de la réussite scolaire. Il ne s’agit évidemment pas de renoncer aux perspectives ouvertes par la coopération notamment culturelle pour s’enkyster dans une forme scolaire traditionnelle ou se contenter des savoirs fondamentaux mais de vouloir construire ces projets dans les perspectives didactiques des apprentissages scolaires et non dans des logiques de motivation ou de modélisation comportementale.
La nécessaire adaptation des enseignements ne peut aucunement se confondre avec un renoncement aux savoirs et à la culture commune pour tous les élèves. Prétexter l’éloignement de leurs cultures quotidiennes pour un tel renoncement est en réalité leur refuser toute émancipation pour les maintenir dans un ordre social où ils resteront les objets de la domination culturelle et économique.
Paul Devin
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