Entretiens,  Nicolas Frize,  Numéro 7

Entretien avec Nicolas Frize | Le travail que je fais, c’est un travail amoureux

Nicolas Frize conçoit son travail artistique comme l’espace et le temps d’une rencontre in situ, qui prendra la forme d’une résidence ou plutôt d’une « installation » souvent longue (1 ou 2 ans) du compositeur au sein-même des lieux du travail – usine, laboratoire, manufacture, établissement scolaire… Il arrive, s’installe, partage des moments de vie avec les ouvriers ou des salariés de l’entreprise et élabore avec eux une œuvre singulière et située dans le temps, qui sera le résultat de cette expérience unique. Rencontre avec un artiste engagé et exigeant, au cœur du travail, au sortir de sa dernière aventure : une résidence création de 2 ans avec les ouvriers d’une usine PSA à Saint-Ouen en banlieue parisienne.

Nicolas Frize, compositeur de musique contemporaine.
Nicolas Frize, compositeur de musique contemporaine.
Carnets rouges : Être reconnus comme des sujets de leur travail, des êtres qui sentent et qui pensent…

Nicolas Frize : Mon objet ici n’est pas de parler ou de donner à voir la souffrance au travail. Ni de porter des revendications syndicales au sein du salariat pour de meilleures conditions de travail ou de rémunération. Non, l’objectif et ce qui m’intéresse dans cette expérience de confrontation rencontre avec par exemple les ouvriers de PSA, c’est de partager et de faire entendre la capacité individuelle et collective qu’ont ces gens à mettre chacun quelque chose « en activité ». Il est temps qu’on les reconnaisse pour ce qu’ils sont, des sujets de leur travail, des êtres qui sentent et qui pensent. Qu’on leur reconnaisse une capacité d’inventer et de créer à l’intérieur de leur travail et qu’on ne les assujettisse pas à une identité purement fonctionnelle.

Ce que j’ai compris et éventuellement découvert à travers les conversations, échanges, entretiens que j’ai pu avoir avec une grande part d’entre eux, c’est à quel point l’employeur méconnaît la réalité du travail de ses salariés. Ce qu’ils font. Il sait ce qu’ils ont à faire et il reconnaît le résultat, la production finale. Mais comment ça a été fait, ce qui a été convoqué, ce qui a été mis en action et en mouvement pour obtenir ce résultat, il l’ignore la plupart du temps totalement. Or, c’est justement cela qui est le plus intéressant et le plus significatif dans le travail. Le savoir faire et le savoir être uniques qui sont mis en œuvre.

C’est ainsi que l’on arrive à ces trois notions clés qui pour moi déterminent ce qui a lieu dans le travail : le « travail prescrit », le « travail réel visible » et le « travail réel invisible ». C’est l’idée que dans n’importe quel travail – y compris le plus répétitif et le plus mécanique en apparence – il existe une marge d’intervention subjective qui va permettre une forme d’appropriation. Un vécu singulier du travail. Ça ne veut pas dire qu’il faut valider n’importe quelle tâche abrutissante et aliénante, ça veut dire qu’il y a dans le travail une capacité de chacun à être intelligent et sensible « malgré tout ». Malgré les contraintes, la hierarchie, la tâche éventuellement dénuée d’initiative, etc.

Parce que si l’on creuse un peu la question, on s’aperçoit que ce n’est pas seulement l’employeur qui n’a pas vraiment conscience de ce que fait son salarié, c’est aussi le salarié lui-même qui, pour une part, minimise ce qu’il fait. Il y a des pans entiers de son travail qui sont effectués de manière inconsciente, spontanée, intuitive sans faire appel à une volonté ou une réflexion conscientes. A l’issue des entretiens que j’avais avec les ouvriers de PSA Saint-Ouen, nombre d’entre eux me disaient en partant : « C’est dingue, je n’aurais jamais cru que je faisais tout ça ! ». C’est-à-dire qu’ils réalisaient soudain la nature complexe, subtile de leur travail, tout ce que ça mettait en jeu. Et que ce qui leur paraissait comme banal et à la portée de n’importe qui, eux seuls pouvaient le faire, du moins de la façon dont ils le faisaient. Ils découvraient d’une certaine façon certains aspects personnalisés de leur activité, et ainsi se la réappropriaient. Et cette prise de conscience, elle est précieuse aussi pour la lutte sociale et syndicale. Elle rend la lutte plus efficace, plus incarnée, parce que dès lors que les ouvriers ont conscience de la valeur réelle de leur travail, ils formulent avec plus d’acuité et de force pourquoi ils se battent réellement. Ils ne se battent pas pour un slogan ou une revendication, ils se battent pour préserver le sens et le contenu de leur travail.

CR : A la lumière de la dernière expérience Peugeot, d’où te vient ce désir d’investir et d’interroger le monde du travail en lien avec une démarche et une pratique artistique ?

NF : Le monde du travail, c’est ma première cause militante. C’est aussi un monde que je connais et que j’ai pratiqué, concrètement. Pour gagner ma vie en dehors de la musique, j’ai travaillé à Air France, dans une usine Nestlé, j’ai travaillé de nuit… j’ai un petit vécu, une expérience physique de ce monde et de cette vie-là et avec les ouvriers, j’essaie d’échanger avec eux sur un terrain commun. C’est sur ces bases-là que nous pouvons partager ensemble une parole.

Au départ de l’expérience Peugeot, il y a donc d’abord cette proximité que je ressens avec le monde du travail. Et je tiens à dire que c’est une initiative et un désir entièrement personnels. Personne ne me l’a demandé. Je voulais mener une résidence à l’intérieur d’une usine pendant un temps suffisant pour m’immerger dans ce monde-là. J’ai donc dit à mes partenaires institutionnels, DRAC et Département : « voilà, je vais m’installer pendant deux ans dans une usine et conduire un travail de création et d’expérimentation avec les ouvriers présents ». J’ai cette chance aujourd’hui de pouvoir choisir et proposer les sujets de mes recherches et de mes œuvres dans le cadre des subventions qui me sont allouées. Il me fallait trouver une entreprise susceptible d’accueillir le projet tel que je l’imaginais : m’installer dans les lieux pendant deux ans, conduire des entretiens avec l’ensemble du personnel et sur cette période monter avec eux une création musicale. A l’appui de ma démarche, j’ai montré au Directeur de l’usine PSA sur le site de Saint-Ouen des exemplaires de notre journal collectif Travails[1]Le journal « collectif et proliférant »Travails, fruit des efforts et de l’engagement de nombreux chercheurs et artistes dont Nicolas Frize, Yves Clot, Gérard Paris-Clavel, Andrée Bergeron entre autres, s’est donné comme objectif à partir d’entretiens menés en situation de donner à entendre des paroles singulières de salariés et d’ouvriers sur différentes dimensions de leur travail : le corps, le langage, la pause, le travail de nuit etc. et il a dit d’accord !

CR : Et comment s’est déroulé le processus commun de travail ? Quelles en ont été les étapes ?

NF : J’ai d’abord demandé à avoir un bureau dans l’usine avec une porte sur laquelle serait marqué « Compositeur » afin d’être clairement identifié et signifier que je travaille ici. C’est dans ce bureau que j’ai réalisé la plupart des entretiens qui ont constitué le matériau de départ du travail et m’ont donné l’écriture et le contenu de l’oeuvre. La seconde étape a été de demander un espace de travail. Le directeur a donc mis à notre disposition une zone dans l’usine où avec les ouvriers nous avons commencé à collecter les pièces automobiles présentes pour les détourner, à fabriquer des portiques, et assembler des sortes « d’instruments ». Ensuite, j’ai réalisé des prises de sons afin d’avoir la mémoire sonore des postes de travail. Et à l’heure des repas que nous prenions ensemble, je faisais écouter aux ouvriers les différents sons que j’avais enregistrés et eux, grâce à la connaissance qu’ils avaient des différents postes et de leurs fonctions, les documentaient, les identifiaient et nous les commentions ensemble. Ils étaient un peu mes « chasseurs de sons ». Ce que m’a montré cette étape initiale de la résidence et dans un certain sens ce qu’elle leur a montré aussi à eux, c’est à quel point ils connaissent intimement la substance de leur travail et même au fond à quel point ils aiment leur boulot. Et la place prépondérante qu’il prend dans leur vie. Le travail, c’est l’endroit où l’on est socialisé, l’endroit du collectif, mais aussi là où l’on est reconnu comme capable.

Après cela, j’ai fait des photographies très grand format des caristes circulant dans les allées avec leur car à fourches et je les ai accrochées aux murs de l’usine. C’était une exposition du travail, de leur travail, donc d’eux-mêmes qui brusquement se sont vus, affichés en grand dans leur lieu de travail. C’était un moment très émouvant. Tous les jours, lorsque j’arrivais dans l’usine, les caristes me saluaient au passage. Je me suis dit « je dois photographier tous ces bonjours » ! Alors, tandis qu’ils passaient en transportant leurs caisses, je les ai pris en photo chacun, en leur demandant de me saluer à nouveau, et soudain, ça a tout changé, cela a donné un visage au travail. C’est cela que traduisaient ces photos, une forme de reconnaissance : « tu m’as vu. Je te vois. On existe ». Et c’est ce message là qu’on placardait sur les murs de l’usine. Du coup, j’ai fait la même chose avec l’écriture musicale, j’ai fait des agrandissements de mes partitions et elles aussi je les ai mises aux murs dans l’usine. Puis, j’ai demandé aux ouvriers qui voulaient participer à la création musicale de venir me voir dans mon bureau pour démarrer les répétitions. La direction avait accepté qu’ils prennent ce temps-là sur leur temps de travail. Et pour finir, nous avons donné le concert dans l’usine. On a dégagé complètement un lieu de stockage pour y mettre un gradin de 500 places. Il y avait des pièces automobiles suspendues, un chœur, des solistes, un ensemble instrumental, des enceintes partout et une série de textes parlés/chantés issus directement des entretiens avec les ouvriers et constitués de leurs paroles. L’aboutissement d’un travail de deux ans.

Carnets rouges : Avec le recul, que te reste-t-il de cette expérience singulière et exigeante ? A-t-elle transformé quelque chose de ta vision du réel et de ton rapport au travail et à la création ?

NF : Il m’est difficile de répondre avec précision. En deux ans, il s’est passé énormément de choses. Ce que je retiens, c’est peut-être la nécessité urgente de reconnaître dans le travail – comme je crois dans toute activité quelle qu’elle soit – cette part d’interprétation singulière, d’appropriation et d’incarnation qui nous fait sujets. Ne pas voir la seule production et le résultat mais embrasser l’ensemble du processus qui conduit à ce résultat. Et ce processus, il dépasse largement la seule technicité et le savoir faire, même s’ils en font partie. C’est quelque chose de sensible, d’intime qui appartient à chaque individu et qui est infiniment complexe, délicat et difficile à cerner et à saisir.

Une autre dimension essentielle à mon sens dans ce travail ensemble, c’est la rencontre. Aller à leur rencontre, parler avec eux et dépasser cette étanchéité du monde du travail, des mondes entre eux, le mien et le leur, déjouer cette tendance qu’il y a dans la vie à ne se rencontrer qu’entre soi. Mon travail d’artiste, je le vois un peu comme ça : faire se rencontrer les irrencontrables. M’installer et vivre à leurs côtés dans cette usine m’a obligé à cela. Le langage et la création artistique sont des outils formidables pour créer ce lien. C’est par là que ça passe. Aller au devant de l’autre dans son lieu de travail, c’est une expérience très forte. C’est culturellement et politiquement très important. Il faut apprendre à travailler physiquement hors de « chez soi ». L’œuvre que j’ai créée avec eux m’apparaît comme l’une des plus accomplies que j’ai jamais réalisées et j’en suis très heureux. Je sais que c’est lié à la qualité et la durée de ces rencontres : la forme et l’écriture de l’œuvre finale témoignent de cette exigence du dispositif.

Dans une telle expérience, la durée est en effet fondamentale. C’est elle qui construit la relation, le collectif. La durée, c’est mettre les corps ensemble, les faire vivre ensemble. Parce que oui, ce travail c’est aussi une épreuve des corps. Comme dans les horaires de nuit par exemple, que j’ai partagés avec eux. Là, c’est une vraie épreuve, eux ont l’habitude, la pratique, moi je ne l’ai pas. Alors, ils m’aident à tenir le coup. On boit du café ensemble. On arrête de parler. Le travail que je fais, c’est un vrai travail amoureux. Sans séduction ni complicité de circonstance, on se rencontre, on mange ensemble, on parle ensemble et maintenant, ça continue, on se téléphone, ils viennent à mes concerts, certains ont envie de participer à des projets à venir, l’aventure ne s’arrête pas…

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