Anne-Sophie Legrand,  Numéro 19,  Quelle éducation prioritaire ?

Education prioritaire : un label, une garantie

A l’automne 2018, l’Éducation prioritaire, dont le périmètre devait être ajusté, attendait un bilan de sa Refondation mise en œuvre en 2015. Or, Jean–Michel Blanquer a alors fait table rase de la politique précédente. Le ministre de l’Education nationale souhaitait un « changement de paradigme » : une politique d’éducation prioritaire plus subtile qui n’est pas en noir et blanc, une approche plus graduelle ou, dit autrement, une allocation progressive des moyens qui permette de les diluer discrètement jusqu’à la dose homéopathique. Il donna alors mission à Pierre Mathiot, le liquidateur du baccalauréat et du lycée, et Ariane Azéma, IGAEN ayant travaillé sur la territorialisation de l‘éducation. Le 5 novembre 2019, le couperet est tombé à la réception officielle du rapport. Le ministre a pu annoncer la fin du label REP(1) en 2021, c’est-à-dire le démantèlement des deux tiers de l’éducation prioritaire abandonnée à une gestion académique tandis que les REP+ seraient sanctuarisées jusqu’à la révision de la carte des quartiers « politique de la ville » en 2022.

De ce rapport transpire pourtant la nécessité de conserver une politique nationale d’éducation prioritaire. Le rapport préconise de déléguer la gestion des REP au niveau académique, pourtant il insiste sur la nécessité d’un cadre de référence national.

Délabelliser : une idée pas si nouvelle

Créée dans les années 80 pour compenser les inégalités scolaires et sociales en donnant plus à ceux qui ont le moins, l’éducation prioritaire n’est pas parvenue à réduire les écarts de réussite scolaire. Au gré des alternances gouvernementales, ce fut une politique de « Stop and go ». Les think tanks néolibéraux ont instillé l’idée que l’éducation prioritaire manquait d’efficacité alors qu’en fait l’EP a empêché que les écarts de réussite ne se creusent davantage entre les établissements dans un contexte de croissance de la ségrégation résidentielle et des difficultés sociales et économiques.

“ L’EP a empêché que les écarts de réussite ne se creusent davantage entre les établissements dans un contexte de croissance de la ségrégation résidentielle et des difficultés sociales et économiques ”

En 2015, le CNESCO[1]CNESCO, « Inégalité sociales et migratoires. Comment l’école amplifie-t-elle les inégalités », septembre 2016 a mis en cause le label « éducation prioritaire » qui aurait une fonction d’épouvantail, provoquant la fuite des enfants de familles favorisées. Dire que ce label est stigmatisant équivaut à retourner le problème. Le rapport de la Cour des comptes de 2018 montre que la majorité des parents ne connaissent pas l’existence du label des établissements qui scolarisent leurs enfants. En fait, c’est plus souvent la mauvaise réputation d’un quartier qui provoque l’évitement. L’assouplissement de la carte scolaire en 2005 a contribué à diminuer la mixité sociale en éducation prioritaire.

Une note de France Stratégie[2]« Élèves, professeurs et personnels des collèges publics sont-ils équitablement répartis ? », note d’analyse de France-Stratégie septembre 2017, en 2017, conseille de ne retenir que deux catégories de collèges afin de différencier les moyens de manière plus forte au sein des 10 % des établissements les plus en difficulté (contre 20 % des établissements actuellement), tout en assurant une allocation légèrement progressive des moyens au sein des établissements hors éducation prioritaire en fonction des caractéristiques de leurs élèves. Elle est suivie d’un rapport de la cour des Comptes de 2018[3]Cour des comptes, «  L’éducation prioritaire, rapport d’évaluation d’une politique publique », octobre 2018 puis de celui de sénateurs en 2019[4]« Rapport sur les nouveaux territoires de l’éducation », Par MM. Laurent LAFON et Jean-Yves ROUX sénateurs, octobre 2019 qui vont dans le même sens, accusant l’éducation prioritaire d’un manque d’efficience. La critique de la dilution des moyens et la recommandation du recentrage sur un petit nombre d’établissements traverse nombre de ces rapports.

“ Délabelliser de nombreux collèges et écoles conduirait à aggraver les inégalités sociales ”

Un des arguments avancés est que près de 70 % des élèves de sixième de CSP (classes socioprofessionnelles) défavorisées ne sont pas scolarisés en éducation prioritaire (4). Reste que les REP+ concentrent les populations les plus défavorisés avec plus de 9 collèges REP+ sur 10 qui accueillent au moins 60 % d’élèves d’origine sociale défavorisée[5]DEPP : Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance, « L’éducation prioritaire état des lieux », 2018. C’est bien la concentration d’élèves en difficulté sociale et scolaire dans les établissements qui accroît leurs difficultés scolaires, d’où la nécessité d’une politique compensatoire. Délabelliser de nombreux collèges et écoles conduirait à aggraver les inégalités sociales

Quels sont les véritables défauts des labels ?

Le principal défaut de la labellisation est ce qu’on appelle l’ « effet de seuil ». Une fois des critères établis, des établissements dont la typologie est très proche ne vont pas tous être classés. C’est ce à quoi l’identification de deux classements REP et REP + a essayé de répondre, en prenant aussi en compte l’évitement de sorties brutales du dispositif « éducation prioritaire ». En outre, lors de sa refondation, la révision de la carte de l’éducation prioritaire a été effectuée à nombre de réseaux constants, ce qui ne répondait pas aux besoins. Si les établissements de Guyane et de Mayotte ont enfin été pris en compte, tous les lycées et certains collèges en ont été exclus sans que cela ne soit justifié. Par ailleurs les critères se fondaient sur la sociologie des collèges de secteur, laissant sur le bas-côté des écoles dites « orphelines » malgré leur public en difficulté.

La Cour des comptes indique que 4% des crédits dédiés aux écoles et aux collèges sont consacrés à l’éducation prioritaire, c’est-à-dire à 20% des élèves. Il y a carence de moyens. La solution ne se trouve donc pas dans la délabellisation mais au contraire dans la mise en œuvre d’une politique et d’un budget plus ambitieux.

Il pourrait être intéressant de définir des critères nationaux affinés pour mettre en place une allocation progressive des moyens à l’intérieur et à la frontière du périmètre couvert par un label unique pour réponse aux différents niveaux de difficulté, à la condition nécessaire d’un investissement à la hauteur de l’enjeu.

Enfin c’est le millefeuille de labels qui doit être évité à l’avenir. Ils se sont sédimentés au fil des réformes : ZP, ZEP, REP (+), RAR, RSS, ECLAIR, APV, « établissements sensibles », « zone de prévention violence » [6]REP : réseau d’éducation prioritaire/ REP+ : réseaux d‘éducation prioritaire renforcé/ ZEP : zone d’éducation prioritaire/RAR : réseau ambition réussite/ RRS : réseau de réussite scolaire/ ECLAIR : écoles, collèges et lycées pour l’ambition, l’innovation et la réussite. Certains ont disparu mais pas tous et il est arrivé que certains établissements en cumulent deux ou trois. Le dernier en date est une création de l’actuel gouvernement : la « cité éducative ».

Déshabiller l’éducation prioritaire sans rhabiller la ruralité.

La décision du ministère est double, d’une part délabelliser les deux tiers de l’éducation prioritaire pour un passage à une allocation progressive de moyens et d’autre part laisser la gestion de celle-ci à la main des rectorats.

Dans le contexte du mouvement des gilets jaunes et des élections municipales, la commande du rapport Azéma-Mathiot fixait comme objectif de résoudre la question de l’école en milieu rural, d’où le terme territorialisation utilisé comme élément de langage fort au ministère. La DEPP montre que les élèves ruraux obtiennent des résultats au DNB légèrement supérieurs à la moyenne des élèves français[7]DEPP, « Une typologie des communes pour décrire le système éducatif », 2019. Les écarts par rapport aux métropoles se jouent plutôt ensuite, notamment dans le choix d’études supérieures. Peu de surprise à constater que de petits établissements aux classes moins chargées, où la mixité sociale est plus développée, parviennent à mieux faire réussir leurs élèves. Les besoins de ces établissements diffèrent de ceux de l’éducation prioritaire ; c’est la question du désenclavement culturel qui se pose pour eux ainsi que l’autocensure des élèves en termes d’orientation au lycée. Le ministère tend à opposer les territoires entre eux alors que là ou il y a de fortes difficultés économiques, les établissements ruraux relèvent aussi de l’éducation prioritaire. D’ailleurs l’objectif du ministère est de démultiplier les internats et les grands collèges ruraux de façon à faire des économies d’échelle par diminution du taux d’encadrement. Dans ce projet, la continuité du service public en zone rurale est mise à mal.

“ Quelques mois après l’arrivée du ministre Blanquer, le bureau de l’éducation prioritaire a fermé ses portes. ”

On ne peut ignorer le contexte de ces projets. Si le périmètre de l’éducation prioritaire s’est étendu dans les années 90, toutes les « relances » se sont faites depuis à moyen constant. Quelques mois après l’arrivée du ministre Blanquer, le bureau de l’éducation prioritaire a fermé ses portes. Sur le terrain, les observateurs de l’éducation prioritaire ont constaté que certaines académies priorisaient a minima les établissements classés, même quand l’impulsion était donnée au niveau national. Qui pourrait encore croire que l’éducation prioritaire sera préservée par les recteurs alors que le ministre s’en détourne ? Passer d’une logique de classement à une logique d’individualisation aboutira à un abandon progressif par redéploiement de moyens contraints. L’absence de label à défendre mettra les revendications des équipes pédagogiques en sourdine. En revanche les moyens alloués risquent de dépendre plus fortement de l’influence des politiques locaux.

“ Passer d’une logique de classement à une logique d’individualisation aboutira à un abandon progressif par redéploiement de moyens contraints. ”

La communication du ministre simplifie excessivement la problématique, afin de servir son propos, quand il prétend qu’il n’est pas normal d’être dans une situation binaire en éducation prioritaire, y être ou ne pas y être. Dans les faits, le rapport Azéma-Mathiot l’indique bien : l’allocation progressive de moyens existe déjà hors éducation prioritaire. Dans la plupart des académies, les collèges sont déjà classés en quatre ou cinq catégories. Le plus souvent les collèges REP+ et REP sont classés dans les deux premières catégories et les autres établissements se répartissent dans les trois dernières ; ce qui fixe les effectifs par classes et la dotation horaire apportée par chaque élève(10). Le problème fondamental réside dans le manque global de moyens qui conduit à fixer des seuils d’ouverture de classe élevés et à empêcher quasiment toute situation diversifiée d’apprentissage.

L’académie d’Orléans-Tours montre l’exemple en commençant à appliquer les préceptes du rapport Azéma-Mathiot avant l’heure. Les collèges sont désormais classés en 7 catégories qui dépendent de l’indice de positionnement social (IPS), de l’indice d’éloignement [8]DEPP, « Une mesure de l’éloignement des collèges », octobre 2019, de l’effectif de l’établissement et de sa proportion d’élèves en ULIS et UPE2A[9]ULIS : Unité localisée pour l’inclusion scolaire / UPE2A : Unité pédagogique pour élèves allophones arrivants. Sans supprimer le label « éducation prioritaire », un seuil unique de dotation, fixé à 30 élèves, est octroyé à tous les collèges. Une allocation progressive de moyens s’ajoute éventuellement en complément. Le résultat fait office de démonstration : certains collèges de REP et REP+ se voient rétrogradés dans des catégories moins dotées, derrière de petits collèges ruraux éloignés. De plus il leur faut prendre sur des moyens d’enseignement pour ouvrir des classes de 26 élèves.

REP+ : la vitrine de l’éducation prioritaire

Demeure le problème du turn-over qui met à mal le travail d’équipe en éducation prioritaire. La difficulté à y enseigner doit aussi être reconnue. Depuis la Refondation de 2015, un hiatus dans cette reconnaissance s’est accru entre les REP+ et les REP. Le SNES-FSU a obtenu une pondération du temps de service des enseignants en REP+ dont il demande la généralisation. Quant à la prime REP+, elle a fait l’objet d’une promesse de campagne présidentielle et est en voie d’être revalorisée de 3000 euros. Les 364 collèges de REP+ et maintenant les 80 cités éducatives sont la vitrine de l’éducation prioritaire, tandis que les REP perdent leurs moyens. La prime des enseignants de REP est restée inchangée et ils la perdront en 2021, alors que le ministre prétend revaloriser le salaire des enseignants. Comment maintenir les bonifications indemnitaires et de carrière sans qu’un label n’identifie les établissements concernés ? Si rien n’est offert pour stabiliser les équipes, est-ce là qu’on trouvera les 40% de contractuels enseignants visés par la nouvelle loi de la fonction publique ?

Un label unique pour garantir une politique nationale

Alors que l’Education prioritaire doit être prise comme un tout et soulever aussi des questions de démarches pédagogiques, de présence d’équipes pluri professionnelles, le ministère focalise le débat sur son financement et sa délimitation. La proposition d’un label unique déterminé par des critères adéquats, concertés et transparents au niveau national est la seule garantie d’une Education nationale au service de la réussite de tous les élèves. Une allocation progressive des moyens ne peut être envisagée que dans le cadre de cette labellisation et d’un budget enfin suffisant pour gommer les effets de seuil, accompagner les sorties sur plusieurs années. Les lycées qui reçoivent une forte proportion d’élèves de familles défavorisées doivent être réintégrés dans la carte afin d’assurer une continuité logique de la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, voire 18 ans. Une politique de la Ville ambitieuse, d’aménagement du territoire en zone rurale et urbaine en difficulté, qui favorise la mixité sociale doit se développer car l’Education prioritaire ne peut pas tout résoudre.

Anne-Sophie Legrand
Secrétaire nationale du SNES-FSU
Responsable du secteur collège

Notes[+]