Édito | “Pour s’ôter du crâne cet engourdissement du désastre”
Comment continuer à penser lorsque advient l’impensable, lorsque surgit la sidération face à l’innommable, l’indicible, le non assimilable, qu’il s’agisse de l’horreur des attentats ou de la montée de l’extrême droite ? Comment continuer à penser lorsque chaque jour, les médias nous abreuvent d « ’informations » qui dans les modalités mêmes où elles sont assénées provoquent des sentiments mortifères d’impuissance, alimentent la peur ad nauseam (choc des civilisations, France cible des terroristes alors que la terreur sévit dans le monde entier, le FN à la porte du pouvoir…) ? Comment continuer à penser lorsque des évènements sont relatés de manière à évacuer toute historicité, toute contextualisation sociale, politique, culturelle… ? Comment continuer à penser lorsque les repères habituels sont délibérément brouillés (gauche/droite), au nom de la modernité ou de la prise en compte de « réalités objectives » jusqu’à ne plus faire sens et que toute tentative d’analyse semble vaine, renvoyant chacun à la solitude ?
Et pourtant, l’absence ou plutôt le refus proclamé d’idéologie n’est-ce pas précisément une idéologie ? Et sans doute la plus pernicieuse, la plus brutale, la plus malhonnête et la plus dangereuse et certainement la plus hypocrite dès lors qu’elle se drape dans un pseudo « consensus général » ou une « neutralité » objective. Comme si en matière d’action politique et de projet de société, il pouvait y avoir une quelconque neutralité. Comme si ce qui touche à l’éducation, à la vie sociale, aux libertés, à l’espace public, à l’engagement personnel, à la mise en présence et à l’échange avec l’autre pouvait d’aucune façon être neutre !
Quand le premier ministre condamne « ceux qui cherchent en permanence des excuses culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé », reprenant à son compte toutes les accusations droitières contre les sciences sociales ou encore la pédagogie, causes de tous les maux ; quand ses « explications » sur la montée de l’extrême droite ou du terrorisme envahissent les ondes et les écrans, l’ordre qui est donné est de se taire, de cesser de penser, de ne surtout pas tenter de comprendre ! La culture, l’éducation n’auraient plus leur place alors qu’au début du quinquennat était annoncée une refondation de l’école. Ni maladresse, ni malencontreuse erreur mais bien la volonté politique de museler celles et ceux pour lesquels il n’y a pas de fatalité à l’ordre existant. Tout est mis en place pour que pas une tête ne dépasse : précarisation galopante, individualisation forcenée, remise en cause de tous les acquis sociaux, état d’urgence permanent, échec scolaire de plus en plus ségrégatif et perte de sens des métiers…
Manifestement il est difficile de faire taire ces voix, par ailleurs peu relayées, qui pourtant font la preuve dans un contexte particulièrement délétère, que la capacité à penser reste vive.
Alors que quelque chose a profondément changé en cette année 2015, cristallisant ce que les années précédentes avaient orchestré, des initiatives sont prises, parfois maladroites ou balbutiantes mais qui disent, contre toute apparence que trop c’est trop ! Et sauf à penser que la démocratie est une vieille lune, ou que l’avenir est écrit par quelques uns contre la majorité, se dessine la conviction qu’il n’y a pas d’autre alternative que de se mettre au travail, collectivement avec nos contradictions, nos divergences, nos doutes, nos questionnements. Dans la confrontation, le conflit comme source d’élaborations d’idées nouvelles, l’effort qu’exige parfois la reconnaissance de l’autre dans ses différences, la solidarité contre toute tentation de repli sur soi, de nouvelles portes s’ouvrent alors que tant se sont fermées.
L’heure n’est pas aux petits arrangements politiciens mais bien à la reconquête collective d’espaces de paroles, d’échanges, de réflexions sans lesquels toute action est vouée à l’échec.
Il nous faut inventer comment faire société, car les réponses aux inquiétudes nombreuses qui nous assaillent ne sont pas disponibles, prêtes à l’emploi. La terrible complexité de la situation exige une sortie collective des sentiers battus et l’évidence s’impose de l’importance cruciale de l’éducation et de la culture pour tous. Plus que jamais est à l’ordre du jour le projet d’une transformation progressiste de l’école, pour mettre l’éducation au service de l’émancipation individuelle et collective.
Marc Moreigne & Christine Passerieux
Membre du comité de rédaction de Carnets rouges