Idéologies éducatives : Quand « le biologique » est utilisé pour nier « le social »,  Numéro 29,  Régis Ouvrier-Bonnaz

Les neurosciences à l’épreuve de l’œuvre 
psychologique 
d’Henri Wallon. 
L’articulation du biologique et du social en débat

Dans un ouvrage récent, L’école du cerveau (2019), Olivier Houdé convoque un ensemble de pédagogues de l’Éducation nouvelle, de Montessori à Freinet en passant par Decroly, et de psychologues tels Binet, Piaget, Vygotski ou Skinner pour justifier le développement et la mobilisation des neurosciences dans le domaine de ce qu’il nomme la « neuroéducation ». Il situe l’émergence en France de ce courant dans les années quatre-vingt en lien avec la publication du livre de Jean-Pierre Changeux, L’homme neuronal (1983).

Dans cette présentation, aucune mention n’est faite à l’apport de Wallon et des psychologues qui se réclament de son approche de la psychologie pour discuter l’apport des neurosciences dans le domaine des sciences humaines et sociales. Des psychologues à la suite de René Zazzo (1910-1995), élève d’Henri Wallon auquel il a succédé à la direction du Laboratoire de Psychobiologie de l’Enfant, ont reproché à Changeux d’ignorer la diversité des plans d’analyse en définissant exclusivement un processus par son mode de production[1]Voir également Maurice Reuchlin (1985) : À propos de l’Homme Neuronal, Raison présente, 76, 19-27. En ligne : https://www.persee.fr/doc/raipr_0033-9075_1985_num_76_1_2466. Pour Reuchlin si le cerveau donne bien à voir une représentation de l’activité de l’organisme dans son monde, l’organisation du cerveau et celle de l’activité s’éclairent mutuellement.. Très tôt, en particulier sous l’influence des psychologues qui privilégient une approche matérialiste du développement humain, la psychologie comme science de l’étude des faits psychiques s’est efforcée d’interroger l’articulation entre sciences des faits sociaux et sciences de la vie pour penser son unité. Les progrès des techniques de recueil des données, en particulier, grâce à l’imagerie cérébrale, ont permis de mieux comprendre la plasticité du cerveau et de mieux définir les conduites humaines. La question de la justification de l’emploi des neurosciences dans le champ des sciences humaines, si elle prend une importance grandissante, n’est pas nouvelle. Ce qui est nouveau, c’est l’utilisation politique qui en est faite pour imposer la définition des champs de recherches en éducation.

Pour faire face à cette utilisation des avancées scientifiques dans le domaine de la psychologie, le premier travail est de définir précisément ce que nous entendons par réalité psychique. Confronté à cette exigence Zazzo avait choisi un exemple, le sourire « type de réaction relativement autonome, où se manifeste pour la première fois une relation, un échange de l’enfant avec son entourage ». Faisant ce choix, il valorise un critère objectif : l’échange – choix arbitraire qui a un intérêt pratique. Zazzo ne dit pas que « le sourire est la première réaction psychique de l’enfant, mais décide d’appeler psychique cette réaction ou tout autre par quoi s’établit une relation de l’enfant avec le monde extérieur, notamment avec autrui » (1980, p. 156). À aucun moment de sa démonstration, Zazzo utilise le substantif psychisme, « qui désigne une substance », une entité susceptible d’être définie en soi. Ce choix lui permet de distinguer la psychologie comme science, et le psychisme comme « objet prétendu de cette science ». Pour lui le psychisme n’existe pas. Cette prise de position qui sonne comme une provocation le conduit à définir le travail du psychologue à la suite de Wallon (1934/1976) comme l’étude scientifique de l’articulation du biologique et du social. Ainsi, le sourire ne se réduit pas à un fonctionnement neuronal ou à un jeu de muscles (Galifret, 1999), il implique une situation extérieure qui le détermine et en retour agit sur celui qui le produit d’où l’affirmation du principe que la compréhension de l’organisation des conduites dépend tout à la fois, de manière dialectique, de l’organique et du social.

L’articulation du biologique et du social, une nécessité chez Wallon

Dans le numéro de la revue Enfance consacré en 1979 à Henri Wallon pour le centième anniversaire de sa naissance, Yves Galifret (1920-2013), psycho-physiologiste, ancien secrétaire général de l’Union rationaliste, s’interroge sur ce qui avait poussé Wallon à nommer le laboratoire créé en 1922 dans une école primaire de Boulogne-Billancourt, Laboratoire de Psychobiologie de l’Enfant, au moment de son rattachement à l’École Pratique des Hautes études (EPHE) en 1927 : « En nommant son laboratoire, Laboratoire de psychobiologie de l’Enfant, en donnant la préférence au terme de Psychobiologie plutôt qu’à ceux de Psychologie, de Psychopathologie ou de Psychologie expérimentale, Wallon manifestait un choix théorique et se fixait en quelque sorte un programme, un projet, dont il voulait marquer par là le caractère original[2]Yves Galifret, Le biologique dans la psychobiologie de Wallon. Enfance, n°5, 1979, p. 355-362. (Centenaire d’Henri Wallon), p. 355. En ligne : https://www.persee.fr/doc/enfan_0013-7545_1979_num_32_5_2684 ». L’émergence de ce projet trouve sa source dans le parcours de Wallon.

Dans l’introduction de sa thèse soutenue en 1924, « L’enfant turbulent. Étude sur les retards et les anomalies du développement moteur et mental », Wallon rendant hommage au professeur Nageotte, son premier maître à l’hôpital de la Salpêtrière, évoque l’influence que celui-ci a eu sur sa propre orientation scientifique durant ses études médicales : « Non pas seulement que sa science du système nerveux m’ait sans cesse incité a en examiner les rapports avec la psychologie, mais surtout parce que la profondeur et la portée des conséquences, qu’il tire de ses observations histiologiques, inspirent le sens des interprétations biologiques et qu’il m’a aidé à concevoir la psychologie sous cet aspect ». Et de préciser l’année suivante l’intention de Nageotte : « Devant le détail microscopique de ses préparations, l’histologiste, en bien des cas, ne se borne pas à se représenter et à décrire une structure, il essaie d’en pénétrer les conditions biochimiques. C’est en cherchant à les analyser que Nageotte montre comment il n’y a rien qui paraisse plus immédiatement lié aux manifestations de la vie que certains modes d’organisation de la matière. Simple constatation sans doute ; mais il est de constatation tout aussi inéluctable que les manifestations du psychisme sont liées à une certaine organisation de la matière vivante, et plus particulièrement à celle du système nerveux[3]Henri Wallon, Psychologie pathologique, Librairie Félix Alcan, 1926. Repris dans Émile Jalley et Philippe Wallon, Henri Wallon, Œuvres 1, (p. 181-241). Paris : L’Harmattan, 2015. ».

Il a été reproché à Wallon d’être ou d’avoir été « organiciste ». Faute de jeunesse disent certains. C’est mal connaître son œuvre. C’est oublier que Wallon emprunte à ce qu’il appelle « la mentalité marxiste », et plus particulièrement au matérialisme dialectique, le cadre qui lui permet de définir le domaine propre à la psychologie. Wallon le dit avec insistance : « en réalité, je n’ai jamais pu dissocier le biologique et le social non que je les crois réductibles l’un à l’autre mais parce qu’ils me semblent chez l’homme si étroitement complémentaires dès la naissance qu’il est impossible d’envisager la vie psychique autrement que sous forme de leurs relations réciproques[4]Henri Wallon, Cahiers Intern. Sociol., 10, 1951, 175-177. Pour un commentaire de cette approche, voir Régis Ouvrier-Bonnaz, Jean-Yves Rochex, et Stéphane Bonnery, Henri Wallon dans La Pensée, Paris : Éd. Le Manifeste ! 2022 ».

L’importance du milieu : Wallon, précurseur des neurosciences sociales ?

Wallon est engagé dans une histoire et ses conceptions de la psychologie sont aussi influencées directement et indirectement par le système des idées de son époque, par l’état des techniques, par les luttes sociales de son temps (Zazzo, 1975). L’expérience de la guerre 1914-1918 comme médecin de bataillon puis d’un centre psychiatrique ont conduit Wallon à étudier et préciser les rapports entre manifestations psychiques et organiques. Il associe l’émotion au tonus musculaire et commence à s’intéresser à la notion de milieux pour étudier les étapes motrices et mentales par lesquelles passe « l’enfant normal » qu’il compare aux insuffisances fonctionnelles observables chez les « enfants anormaux » afin d’étudier comment et par quelles séquences se constitue et évolue l’activité mentale. De sa thèse médicale en 1908 à sa thèse d’état es-lettres en 1924, l’œuvre de Wallon issue de l’étude de la pathologie aboutit à une notion vivante, sociale et humaine du normal. À la toute fin des années 1920, la préoccupation du rapport dialectique entre intérieur et extérieur, entre dedans et dehors, devient centrale même si l’étude de l’organisme et de ses virtualités reste une référence première dans l’approche wallonienne, pour envisager l’adaptation en termes d’équilibre fonctionnel entre les deux orientations, centripète et centrifuge, du développement. Dans cette logique, en 1934, dix ans après la soutenance de sa thèse, Wallon précise son point de vue concernant son approche du développement dans une conférence, Psychologie et technique, prononcée lors d’une réunion du Cercle de la Russie Neuve, organisme où des scientifiques membres ou proches du Parti Communiste réfléchissent à l’apport du marxisme à leurs propres travaux et recherches. Le moteur du développement des personnes en tant qu’individus en construction ne réside ni à l’extérieur, ni à l’intérieur d’elles-mêmes mais dans les rapports entre celles-ci et leurs milieux de vie et les activités qu’elles y réalisent d’où la nécessité d’agir à la fois sur les personnes et les différents milieux où elles agissent[5]Henri Wallon, Psychologie et technique. Dans Henri Wallon (coord.), À la lumière du marxisme, Tome 1, 1934, p. 134..

Ce cadre posé, Wallon s’interroge. Il étudie ce que recouvre le matérialisme par opposition à l’idéalisme pour comprendre comment « la matière s’élève (…) par échelons vers des formes toujours nouvelles » que « les conflits obligent à réaliser » pour préciser ce que recouvre réellement le matérialisme dialectique et son utilisation possible pour penser la psychologie à l’intersection des sciences humaines et des sciences de la nature, à l’intersection du physiologique et du social. Cette analyse débouche sur une définition du domaine d’étude de la psychologie : « La psychologie, de nos jours, tend de plus en plus à briser les cadres statiques des anciennes définitions et classifications. Elle tend à leur substituer des procès en perpétuelles réactions réciproques, des antagonismes rendant obligatoires un autre équilibre, des adaptations nouvelles, parfois marquées et parfois entraînant des régressions vers le passé, une intégration souvent instable de fonctions à d’autres plus évoluées, c’est-à-dire qui sont propres à étendre ou diversifier les moyens d’actions vers le milieu » (1934, p. 199). L’originalité de la psychologie de Wallon est bien de penser de manière pleinement dialectique toute conduite comme un tout ayant à la fois une dimension sociale et une dimension physiologique

Pour Wallon, « le milieu est si important que son absence est une mutilation pour l’homme car des secteurs entiers de l’écorce cérébrale ne fonctionnent que sur des objets d’origine sociale » (1938, p. 5). Et Wallon d’ajouter cette formule choc : « Scinder l’homme de la société … c’est lui décortiquer le cerveau » (1934/1976, p. 8). Comme le dit Jacqueline Nadel qui a assuré la coordination du numéro d’Enfance « Rebonjour Wallon » (2022) dans un article à paraître dans la revue La Pensée, « L’autre, milieu mental de nos vies, l’œuvre de Wallon à la lumière des neurosciences sociales », cette affirmation visionnaire précède de 40 ans la mise en évidence du cerveau social, ensemble de structures corticales richement interconnectées et toutes dévolues au traitement des stimuli humains. L’œuvre de Wallon en nous offrant par anticipation une approche très actuelle de ce qui crée l’environnement mental de nos vies n’a pas fini d’être utile à celles et ceux qui s’intéressent aujourd’hui aux problèmes d’éducation.

Régis Ouvrier-Bonnaz
Groupe de recherche et d’étude sur l’histoire du travail 
et de l’orientation (GRESHTO)
Centre de recherche sur le travail 
et le développement (CRTD)
Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)

Bibliographie

Yves Galifret, Psychologie et neurosciences. Dans Doutes, constats et mirages en psychologie. Mélanges en hommage à René Zazzo, Paris : PUF, 1999, p. 21-31.

Henri Wallon, Introduction à la vie mentale. Dans H. Wallon (éd.) La vie mentale de l’enfance à la vieillesse, Tome VIII, L’Encyclopédie Française, 1938.

Henri Wallon, Les origines du caractère chez l’enfant. Les préludes du sentiment de personnalité, Paris : PUF, 1934/1976 (6ème édition).

René Zazzo, Psychologie et marxisme. La vie et l’œuvre d’Henri Wallon, Paris : Éditions Denoël/Gonthier, 1975.

René Zazzo, La psychologie : rupture ou articulation entre le biologique et le culturel. Dans M. Richelle et X. Xeron (dir.), L’explication en psychologie, Paris : PUF, 1980, p.147-160

Notes[+]