La subordination néolibérale de la formation professionnelle continue
« Les compétences sont devenues la monnaie mondiale du 21eme siècle1 ». Angel Gurria. Secrétaire général de l’OCDE.
Nous voudrions dans cet article décrire à grands traits et situer les enjeux des mutations qu’a connu l’univers de la Formation Professionnelle Continue en France avant d’élargir le propos à une analyse plus globale à l’échelle européenne.
Hormis les spécialistes syndicaux, un petit nombre de chercheur.e.s, les personnels de l’AFPA ainsi que ceux de l’Éducation nationale directement impliqués, le monde de la formation professionnelle continue (FPC) reste largement terra incognita pour la très grande majorité du camp de la gauche.
C’est pourtant un secteur où environ 45 000 « organismes de formation », dont un certain nombre plus ou moins auto-proclamés, prospèrent (de la multinationale à l’auto-entrepreneur pour qui une simple déclaration suffit) en vendant chaque année à 21 millions de clients potentiels (salarié.es ou privé.es d’emploi) environ 20 Mds d’euros d’une « marchandise » dont la valeur commerciale est loin d’être toujours corrélée à sa valeur efficiente. Secteur dans lequel le service public de l’Éducation nationale n’occupe qu’une place marginale (à peine plus de 10 % de la dépense globale de la FPC).
Autant de bonnes raisons pour (ré)investir ce monde que nous avons eu le tort de laisser à la main du patronat au nom d’un purisme académique quelque peu malencontreux. Retour d’autant plus indispensable qu’en moins de trente ans le néolibéralisme a réussi à imposer à bas bruit un renversement copernicien des valeurs qui régissaient ce secteur.
Quelques repères historiques
Sans remonter au-delà de la loi du 16 juillet 1971 dite « Loi Delors », un bref retour s’impose. Deux éléments saillants sont à retenir de cette loi régissant la Formation Professionnelle Continue : 1/ au moins formellement la FPC s’inscrit dans le cadre de l’éducation permanente, ce qui sous-entend que la FPC ne saurait être réduite à sa seule dimension professionnelle mais devrait comporter une visée éducative, voire émancipatrice. 2/ en contradiction manifeste avec ce premier point est instauré un « grand partage » entre formation initiale relevant de l’Éducation nationale (EN) et formation continue dévolue aux « partenaires sociaux2 ». Ie : l’éducation relève de la sphère publique et la formation du marché (domaine réservé du paritarisme). Ainsi, jusqu’à la fin du siècle écoulé, syndicalisme ouvrier et représentation patronale cogéreront le pré-carré de la FPC tandis que les personnels de l’Éducation nationale se replient pour l’essentiel sur les GRETA.
Dès la fin du siècle dernier, attentif aux mutations économiques (fin du taylorisme et du fordisme, pour faire court) le patronat comprend qu’il lui faut en finir avec un compromis social désormais dépassé. Ses objectifs consistent d’une part, à remettre en cause la (très) relative hégémonie de l’EN sur la formation initiale, d’autre part à aligner de façon beaucoup plus accentuée l’offre de formation continue aux besoins de l’entreprise, elle-même réagencée en vue d’un accroissement de la compétitivité par la réduction des coûts, le conditionnement des salarié.es à ses valeurs et la destruction des collectifs de travail.
Courant octobre 1998, à l’occasion de ses « journées internationales de la formation » de Deauville, le tout nouveau MEDEF lance sa « stratégie d’entreprise basée sur les compétences professionnelles » qui « doit mettre fin définitivement au taylorisme ». Ce qui « implique un système de validation, assuré par l’entreprise, des compétences acquises par le salarié au cours de sa vie professionnelle3 ». Certes, le diplôme – qui sanctionne un certain niveau d’acquisition des savoirs – n’est pas complètement disqualifié, d’une part parce qu’il organise et objective la hiérarchie sociale par la sélection scolaire et d’autre part parce qu’il fournit un bon indicateur de la « valeur économique potentielle » d’un individu. Mais ce sont bien deux objectifs majeurs qui sont mis en œuvre au travers de cette nouvelle stratégie.
Primo, la « logique compétence » écrase progressivement la problématique de l’acquisition des savoirs, propre à l’Éducation nationale. Courant 2015, l’IGAS/IGAENR4 peut ainsi se féliciter de voir inscrite « de manière décisive l’écriture en compétences dans le paysage français des certifications professionnelles délivrées au nom de l’État ». Secundo, avec la « logique compétence » s’ouvre désormais l’ère néolibérale du salarié « acteur » (et non pas « auteur ») de son parcours professionnel et responsable de son employabilité dans un univers économique dominé par la course à la compétitivité instituée en moyen unique de préserver l’emploi. Fini le temps où les salarié.es luttaient collectivement dans l’entreprise pour imposer ne serait-ce qu’un minimum de formation d’adaptation à l’emploi et d’amélioration de la qualification sur le temps de travail. A charge dorénavant pour elle ou lui de gérer au mieux son Compte Personnel d’Activité (CPA) en vue de sauvegarder son employabilité.
Ultime étape de ce processus de refondation totale de la FPC qui, sans en changer en rien la logique d’ensemble, rebat quelque peu les cartes : la loi du 5 septembre 2018 « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » réorganise profondément le mode de gestion de la formation. Les Organismes Paritaires Collecteurs Agréés (OPCA) qui collectaient pour le compte du paritarisme les fonds de la FPC et mettaient en relation salarié.es et offreurs de formation sont supprimés et remplacés par une nouvelle agence « France Compétences » chargée « de la régulation, du financement, du contrôle et de l’évaluation du système de la formation professionnelle et de l’apprentissage. Son action promeut le développement des compétences… ». L’Éducation nationale et l’enseignement supérieur (qui a fini par investir ce secteur) perdent donc la maîtrise de leur offre de formation et devront se plier aux injonctions de France-Compétences sous peine de voir leurs diplômes retirés du Registre National de la Certification Professionnelle. Du côté du/de la salarié.e, le CPA devenu Compte Personnel de Formation (CPF) monétisé en euros et accessible sur smartphone rompt l’ultime lien avec le partenariat social que faisaient exister les OPCA. Et si le patronat a pu se sentir lésé par la disparition du paritarisme en matière de FPC, le fait est qu’il est mieux servi par une agence gouvernementale à l’abri des pressions du mouvement syndical désormais hors-jeu.
Ajoutons pour en finir avec cette présentation très simplifiée qu’en la matière on aura vu se reproduire le clivage assez classique entre « syndicalisme d’accompagnement » et « syndicalisme de lutte et de transformation sociale ». La CFDT choisit de s’adapter à la nouvelle donne de la compétitivité initiée par le MEDEF en affirmant dans sa revue CFDT Magazine d’avril 2006 que « la CFDT n’entend pas sécuriser le contrat de travail mais bien les trajectoires professionnelles. Il n’est pas question de surprotéger le salarié, mais de faire en sorte qu’il soit l’acteur de son parcours ». Elle préconise en ce sens l’instauration d’un mécanisme de « Sécurisation des Parcours Professionnels » (SPP). Au salarié pris individuellement de construire, dans un environnement économique décrété instable, son propre parcours « sécurisé » par la politique « Ressources Humaines » des entreprises et par l’action des pouvoirs publics. A rebours, même s’il lui fallut en passer par quelques débats internes parfois houleux, la CGT se positionnera en faveur d’un système de « Sécurité Sociale Professionnelle » (SSP) financé par cotisations sociales dans le cadre d’une cinquième branche de la Sécurité Sociale. Ce mécanisme aurait pour mission de garantir la formation professionnelle et le maintien du contrat de travail et du salaire en cas de suppression d’emploi.
La construction politique de la subordination de la formation à l’économie
Cette mutation n’est pas spécifique à la France. En quelques décennies, le capitalisme néolibéral a réussi en Europe à imposer à la formation des salariés et demandeurs d’emploi un certain nombre d’impératifs catégoriques, dont la primauté accordée à l’acquisition et à l’entretien de compétences propres à maintenir ou accroître son employabilité. L’acquisition et l’actualisation de connaissances constitutives d’une culture professionnelle ne sont plus suffisantes. La formation se veut conformation, modification comportementale, voire existentielle du sujet.
La formation de cette subjectivité nouvelle de la force de travail n’a rien de spontanée. Elle requiert une orientation politique et stratégique générale lisible dans les productions de l’OCDE et de la Commission Européenne, la production de règles juridiques et la mise en place de dispositifs propres à faire appliquer l’intériorisation de comportements de marché à tous les aspects de l’existence5.
C’est le sens, dès les années 2000, de l’imposition de l’agenda néolibéral à la formation et à l’éducation en général au travers de la stratégie de Lisbonne et de ses avatars successifs. Tout se met en place sur le plan institutionnel et conceptuel pour fonder une politique éducative dont l’objectif principal sera de fournir à l’échelle du marché unique les « ressources humaines » adaptées à « la nouvelle économie de la connaissance » en modifiant en profondeur les systèmes de formation nationaux.
Ce mouvement qui rassemble les agendas économique, social et environnemental de l’UE ne s’est pas démenti. L’alignement de la formation tant initiale que continue sur la préparation à l’emploi et la production de compétences dont le marché du travail a besoin, s’est fait au contraire plus précis et plus directif. Dans sa feuille de route, Androulla Vassilliou, Commissaire européenne à l’éducation, précise que repenser celle-ci « n’est pas qu’une question d’argent… mais d’un recentrage sensible sur le développement des compétences transversales et fondamentales à tous les niveaux, notamment pour les compétences entrepreneuriales et informatiques ».
Cette logique a pour conséquence un remaniement profond des contenus et de la pédagogie de la formation. Dans la mesure où le salarié a la responsabilité de l’entretien de son employabilité, une dialectique nouvelle du cognitif et du comportemental se diffuse sur l’ensemble du processus de formation. L’apprentissage de nouveaux savoirs techniques se trouve mis au service de la mobilisation individuelle et de la compétition. Dans une large mesure la distinction entre le « cognitif » et le « comportemental » s’efface. Le formateur de son côté devient également un « coach » garant de l’acquisition des bons comportements qui permettront aux salarié.es d’ajuster en permanence leurs pratiques et attitudes pour atteindre les objectifs fixés. Largement normative et comportementaliste, corrélée au « management de la performance », la formation néolibérale évalue sur un mode individualisant les rapports avec la hiérarchie, le degré de motivation et le goût de la « réussite », l’envie de se dépasser. Le MEDEF définira en ces termes l’ethos de la formation-entreprise : engagement, dévouement, loyauté, disponibilité, flexibilité, recherche permanente de l’excellence. Ce que Francis Mer, alors Ministre de l’économie et des finances, résume dans une formule imagée : la formation par l’entreprise est essentielle en ce qu’elle apprend « la compétition pour obliger chacun à sortir les tripes, à aller jusqu’au bout de ses capacités ».
Parler comme nous le faisons de subordination néolibérale signifie que les espaces de formation font plus que subir de l’extérieur la pression de formes agressives de réorganisation du travail, mais se plient désormais de l’intérieur aux exigences générales et aux normes de la concurrence et de la valorisation du capital humain. Les espaces de formation se transforment en entreprise de fabrique et d’entretien de l’employabilité.
La formation participe activement à cette métamorphose qui devrait conduire le sujet en formation à s’identifier au capital compétence dont il est porteur. Avant même en somme que la force de travail ne puisse être dépensée comme marchandise dans le procès capitaliste de travail, le sujet est amené à considérer ses capacités de travail comme un capital qu’il doit valoriser.
Jean Marie Canu
a été le premier représentant de la FSU au
« Conseil National de la Formation Professionnelle Tout au Long de la Vie »
Francis Vergne
anime le chantier « Alternatives syndicales au néolibéralisme »
de l’Institut de Recherche de la FSU.
Bibliographie
Louis Marie Barnier, Jean Marie Canu, Francis Vergne, La fabrique de l’employabilité. Quelle alternative à la formation professionnelle néolibérale ? Syllepse, 2014.
Yves Baunay, Francis Vergne. Formation professionnelle. Regards sur les politiques régionales. Éditions Syllepse, 2006.
Didier Gelot. Djamal Testouk, 1971-2021 : retour sur 50 ans de formation professionnelle. Éditions du Croquant, 2021.
Paul Santelmann. La formation professionnelle continue, La Documentation française, 2006.
- Angel Gurria, Panorama de la stratégie de l’OCDE. Des compétences meilleures pour des emplois meilleurs et une vie meilleure, 2012. URL : https://www.oecd.org/content/dam/oecd/fr/publications/reports/2012/05/better-skills-better-jobs-better-lives_g1g1d2ee/9789264178717-fr.pdf ↩︎
- Admise par la grande majorité du monde syndical comme patronal, cette expression voile sciemment la réalité des intérêts antagoniques et des conflits de classe qui partagent le monde du travail. Par commodité de langage, on l’adoptera néanmoins ici. ↩︎
- Voir « Journées internationales de la Formation », Tome 12, MEDEF, 1998. ↩︎
- Inspection générale des affaires sociales / Inspection générale de l’administration de l’Éducation nationale et de la recherche. Rapport du 24 juillet 2015. ↩︎
- Voir Louis Marie Barnier, Jean Marie Canu et Francis Vergne, La fabrique de l’employabilité. Quelle alternative à la formation professionnelle néolibérale ? Syllepse, 2014. ↩︎
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