André Tricot,  L'école et son dehors,  Numéro 25

La spécificité des apprentissages scolaires

Enseigner à l’école implique quatre contraintes : temps, lieu, savoirs à apprendre, manière d’apprendre. Pour les enseignants, il ne s’agit pas uniquement de mettre en œuvre ces contraintes, il leur faut les faire accepter pour permettre l’émancipation des individus, futurs citoyens libres, responsables et critiques. L’article développe ce paradoxe de l’école : imposer des contraintes (moyen) pour émanciper les individus (but).

A quoi sert l’école ?

Comme les autres animaux, les humains apprennent en s’adaptant à leur environnement. Les enfants qui grandissent en France apprennent à parler le français, ceux qui grandissent dans un environnement bilingue parlent deux langues, etc. De cette manière, adaptative et largement implicite (non consciente), les humains apprennent notamment à parler, à vivre en groupe, à reconnaitre l’expression des émotions. Cette capacité d’apprentissage par adaptation peut-être passive, mais elle est aussi fondée sur la capacité à coopérer et à imiter, sur les activités d’exploration de l’environnement, de jeux et d’interactions entre pairs. Cependant, malgré leur grande efficacité, les apprentissages adaptatifs présentent de sérieuses limites.

La première lacune des apprentissages adaptatifs réside dans leur caractère… adaptatif. Ces apprentissages ne permettent en effet d’apprendre que ce qui est présent dans l’environnement quotidien de l’individu. De cette manière nous n’apprenons à parler que la (les) langue(s) que parlent nos parents et les personnes avec lesquelles nous vivons quotidiennement.

La seconde lacune des apprentissages adaptatifs est qu’ils fonctionnent surtout pour les connaissances qu’homo sapiens utilise depuis les débuts d’homo sapiens, comme le langage oral ou la reconnaissance des émotions. A l’échelle de l’espèce humaine, le langage écrit et les mathématiques sont des connaissances récentes ; et pour ces connaissances, les apprentissages adaptatifs et implicites fonctionnent beaucoup moins bien. Nous pouvons apprendre des connaissances récentes, mais pour cela nous avons besoin soit d’une pratique délibérée et quotidienne (professionnelle par exemple), soit d’un enseignement.

Le rôle principal de l’école serait de pallier ces deux lacunes, de permettre d’apprendre ce que l’on n’apprend pas de façon adaptative, d’apprendre ces connaissances à la fois récentes et qui ne font pas partie de notre quotidien, mais dont les enfants auront besoin pour devenir des adultes dans cette société. Ce fonctionnement est éminemment inflationniste : plus il y a d’école, plus il y a de chercheurs, d’artistes, d’ingénieurs, qui innovent, qui créent de nouvelles connaissances, rendant la société plus complexe. Les personnes sans diplôme sont de plus en plus pénalisées, socialement et économiquement.

Les savoirs scolaires ont plusieurs caractéristiques, que je vais examiner maintenant.

Les spécificités des savoirs scolaires

Les savoirs scolaires ont une forme explicite. La connaissance est individuelle. Elle est le fruit de l’expérience que chacun fait du monde. Certaines connaissances sont communes à plusieurs individus. Un savoir est une connaissance collective et instituée : il se trouve dans les encyclopédies, dans l’histoire des sciences, dans les programmes scolaires. Une caractéristique essentielle des savoirs réside dans la possibilité de les transmettre : ils ont une forme qui elle aussi a fait l’objet d’une élaboration consensuelle. Par exemple, le théorème de Thalès est un savoir : il appartient à l’humanité et il est transmissible par des personnes qui ne l’ont pas découvert, mais appris. Il possède : (a) une certaine légitimité, qui peut sembler peu évidente à certains élèves ; (b) une certaine dénomination, qui contient une part d’arbitraire (il n’est pas du tout sûr que Thalès soit l’auteur de ce théorème) ; (c) une certaine forme pour pouvoir être transmis, qui combine des représentations algébrique, géométrique et linguistique. Selon les périodes et/ou les lieux, cette forme peut varier et cette légitimité peut être discutée. Le piège de la forme des savoirs, déjà moqué par Rabelais ou Molière, vient de la vanité qu’il y a à seulement vouloir apprendre (par cœur) la forme, quand l’enjeu est de maitriser le contenu (le comprendre, le conceptualiser) et sa mise en œuvre (savoir quand l’utiliser, pourquoi et comment). Or ce piège, dans lequel tombaient les pédants, est aujourd’hui celui dans lequel peuvent tomber les élèves les plus défavorisés.

Les savoirs scolaires sont récents. La langue écrite, les mathématiques, l’histoire ou la philosophie ont toutes moins de 7000 ans. Cette caractéristique a largement tendance à être oubliée, notamment par ceux qui promeuvent les « compétences du XXIème siècle » (communication, coopération, esprit critique et créativité, parfois résolution de problème). Or savoir coopérer, communiquer ou résoudre des problèmes s’apprend implicitement, ce sont des compétences extrêmement anciennes, elles précèdent très largement l’invention de l’écriture ou des mathématiques. La naïveté de cette idée de « compétences du XXIème siècle » a une conséquence importante : il n’est pas du tout sûr que l’on sache enseigner des compétences à un humain qu’il « sait » déjà. Ou alors on sait en enseigner une forme explicite, qui n’a sans doute pas grand-chose à voir avec la façon dont les humains les mettent habituellement en œuvre (tout comme une conversation n’a pas grand-chose à voir avec un entretien d’évaluation) !

Les savoirs scolaires ont une faible valeur adaptive. J’ai évoqué ci-dessus cette autre caractéristique fondamentale : on ne va pas à l’école pour apprendre à jouer à la PlayStation. Ce que l’on est capable d’apprendre par soi-même, parce qu’on le pratique tous les jours, n’est pas enseigné à l’école. Ainsi, les connaissances apprises à l’école peuvent présenter un déficit d’utilité perçue. Parfois, les élèves ne comprennent pas « à quoi ça sert d’apprendre ça ? ». Cette incompréhension semble toute légitime : elle découle de la raison d’être de l’école.

Les savoirs scolaires sont (souvent) contre-intuitifs. Les apprentissages adaptifs permettent d’apprendre des connaissances dites primaires, naïves, ou intuitives. Elles sont le résultat de notre expérience quotidienne ordinaire. Les écoles sont les outils des sciences et des philosophies car on y apprend ce qui ne va pas de soi, et qui peut contredire nos connaissances intuitives. Cet apprentissage est coûteux et peut-être perçu comme peu utile.

Les savoirs scolaires sont spécifiques. Les apprentissages adaptifs sont aisément généralisables. Avec les apprentissages scolaires, c’est exactement l’inverse qui semble se passer : les élèves rencontrent souvent des difficultés à transférer et à généraliser ce qu’ils ont appris à l’école. C’est Michelene Chi qui la première a montré cette évidence : si vous voulez prédire la capacité d’un élève à résoudre tel problème de physique, ne vous demandez pas s’il est intelligent, créatif, ou compétent en résolution de problème, demandez-vous plutôt s’il a appris les connaissances spécifiques en sciences physiques qui permettent de résoudre ce problème. Cela tombe bien en un sens : c’est cela que l’on enseigne à l’école. Les connaissances apprises à l’école sont essentiellement spécifiques à un domaine, voire à une tâche.

Examinons maintenant les spécificités de l’apprentissage de ces connaissances très atypiques que sont les savoirs scolaires.

Les spécificités des apprentissages scolaires

La différence entre la connaissance et la tâche d’apprentissage. Avec les apprentissages adaptatifs, on apprend ce que l’on fait, on fait ce que l’on apprend (« c’est en forgeant que l’on devient forgeron », etc.). Avec les apprentissages scolaires, on peut presque systématiquement distinguer le savoir à apprendre (le but) et la tâche d’apprentissage (le moyen d’atteindre ce but). On donne tel problème de mathématiques à résoudre ou tel texte à lire (le moyen), pour que les élèves comprennent tel théorème ou telle notion (le but). Cette distinction entre la connaissance et la tâche d’apprentissage est à la source de grandes difficultés, notamment parce qu’elle est implicite, donc opaque pour certains élèves, qui pensent que le but à atteindre est de réussir la tâche, quand ils ne se méprennent pas sur la tâche elle-même.

Les apprentissages scolaires requièrent de l’attention. Avec les apprentissages adaptatifs et implicites, on apprend sans savoir ce que l’on apprend, ni que l’on est en train d’apprendre, et sans fournir d’effort attentionnel. Les apprentissages scolaires sont explicites, ils mobilisent de l’attention. L’effort attentionnel des élèves est double : ils doivent mobiliser leur attention pour réaliser la tâche et pour apprendre. Chez les élèves qui ont peu de connaissances dans le domaine abordé, le coût de la tâche est tellement élevé que l’élève peut s’engager totalement dans celle-ci, mais ne rien apprendre. Réciproquement, en réduisant l’exigence attentionnelle de la tâche, on améliore l’apprentissage ; tandis que quand on réduit l’exigence du but d’apprentissage, on enfonce encore un peu plus les élèves en difficultés.

Les apprentissages scolaires sont parfois peu motivants. Les apprentissages adaptifs ne sont pas concernés par la motivation : il n’est pas besoin d’être motivé pour apprendre sa langue maternelle ou la reconnaissance des visages. En revanche, avec les apprentissages scolaires, à cause du déficit d’utilité perçue et de l’exigence attentionnelle, la motivation joue un rôle essentiel. Ce rôle est tellement important que la motivation des élèves a souvent besoin d’être soutenue par un ou plusieurs tiers (parents, enseignants, camarades). La motivation pour les apprentissages scolaires concerne la plus ou moins grande croyance des élèves dans l’utilité de l’apprentissage visé, mais aussi leur croyance dans leur capacité à réussir la tâche scolaire et l’apprentissage. Ainsi, il est a priori tout à fait rationnel de ne pas être motivé par les apprentissages scolaires. Réussir à engager les élèves constitue un enjeu majeur pour les enseignants.

Les apprentissages scolaires peuvent mobiliser les moteurs des apprentissages adaptatifs. L’innovation pédagogique, depuis plusieurs siècles, tente de réutiliser dans la classe les moteurs des apprentissages adaptatifs : le jeu, l’exploration et les interactions entre pairs. Ce faisant elle augmente l’engagement cognitif dans l’apprentissage. C’est sans doute une très bonne idée, tant que cela ne se traduit pas par une trop grande augmentation de l’exigence cognitive de la tâche, i.e. tant que cela ne se transforme pas en une « pédagogie pour bons élèves », qui oublie l’importance du guidage.

Conclusion

Cela fait des siècles que l’on essaie de résoudre le paradoxe de l’enseignement, qui repose sur l’exercice de trois contraintes (de temps, de lieu, de manière), pour pouvoir en exercer une quatrième, celle des savoirs. Rabelais a su railler le ridicule d’un enseignement qui fonctionne pour lui-même, le ridicule de savoirs qui ne servent qu’à s’exposer. Rousseau, et bien d’autres après lui, a dénoncé un enseignement qui repose sur l’imposition de contraintes… pour émanciper des individus. À la poursuite d’un idéal démocratique, l’éducation nouvelle, notamment au cours de la première moitié du XXème siècle, a cherché à développer des manières d’enseigner où l’exercice des contraintes de lieu, de temps, de savoir et de manière était moins fort. Il fallait que le moyen (l’école) soit plus en adéquation avec le but (former des citoyens d’une démocratie). Aujourd’hui il semble que l’enjeu puisse être reformulé : ce n’est pas en levant ces contraintes que l’on favorise l’apprentissage, au contraire. Le vrai risque est de laisser ces contraintes dans le registre de l’implicite, de considérer que c’est à l’élève de les identifier, puis de les comprendre et enfin de les gérer. Certains élèves trouvent à leur domicile les aides qui leur permettent de lever ces implicites ; d’autres élèves non. Quand les contraintes des apprentissages scolaires sont implicites, elles créent des difficultés au lieu de les résoudre.

André Tricot
Professeur de psychologie cognitive
Université Paul Valéry Montpellier 3
Chercheur au sein du laboratoire Epsylon

Bibliographie

Élisabeth Bautier, Roland Goigoux, Difficultés d’apprentissage, processus de secondarisation et pratiques enseignantes : une hypothèse relationnelle. Revue française de pédagogie, 89-100, 2004.

Élisabeth Bautier, Patrick Rayou P, Les inégalités d’apprentissages. Programmes, pratiques et malentendus scolaires, Presses Universitaires de France, 2011.

Paul Arthur Kirschner, John Sweller, & Richard E. Clark, (2006). Why minimal guidance during instruction does not work: an analysis of the failure of constructivist, discovery, problem-based, experiential, and inquiry-based teaching. Educational psychologist, 41(2), 75-86.

Michael Tomasello, Pourquoi nous coopérons. Presses universitaires de Rennes, 2015.