Continuer à penser,  Emmanuel Trigo,  Numéro 6

Investissons de nouveaux espaces communs de contribution collective, dans l’école et au-delà

La période que nous vivons actuellement est violente à plusieurs égards. Elle bouscule les schémas de pensées habituels et nous appelle à reposer la question du projet de société que nous voulons et de la possibilité de construire du commun. Malgré ce contexte, des espaces de résistances perdurent et réussissent.

Le commun contre l’individualisme

Sans revenir sur le constat largement partagé d’une montée insupportable et mortifère de l’individualisme, il y a urgence à faire entendre des alternatives crédibles et à ce titre, l’éducation et la culture tiennent un rôle central.

“ Fabriquer du commun est un objectif ambitieux qu’il ne faut pas perdre de vue. Un objectif qui se heurte à la généralisation du prémâché et du divertissement comme réponse principale à un temps social abandonné. ”

Le cycle de déconstruction collective que nous traversons relève d’une stratégie délibérée aux conséquences diverses mais aussi graves les unes que les autres. Le repli sur soi, l’absence de perspectives, l’appauvrissement de l’environnement culturel portent principalement préjudice aux jeunes des couches sociales les moins favorisées et favorisent la montée des fascismes. Fabriquer du commun est un objectif ambitieux qu’il ne faut pas perdre de vue. Un objectif qui se heurte à la généralisation du prémâché et du divertissement comme réponse principale à un temps social abandonné. L’individualisation à outrance est un piège qui entretient l’idée erronée que le contexte social n’influe pas et qui isole l’élève, le salarié ou le chômeur dans une démarche solitaire beaucoup plus difficile à surmonter.

Osons affirmer qu’être moderne en 2016, c’est avoir l’ambition que toutes et tous peuvent réussir et aller le plus loin possible. Ayons l’audace de penser qu’il est possible et préférable de mettre en place des processus collectifs permettant le partage, à l’inverse des revendications brutales d’identités auxquelles nous assistons dans la période.

Nous avons besoin de construire du commun même si cela prend du temps, et cela passe nécessairement par l’école. A cet effet, il est nécessaire de prendre en compte toute la dimension de la revendication syndicale concernant le prolongement de la scolarité obligatoire de 3 à 18 ans, avec un droit à l’école dès 2 ans pour les familles qui le souhaitent. Une mesure véritablement moderne, à l’inverse des diverses tentatives pour faire travailler les jeunes dès 14 ans qui nous ramènent au 18ème siècle. Car il n’y aura pas de sortie de crise sans un développement de l’éducation, de la formation mais aussi de l’ensemble des services publics. Et les réponses proposées actuellement ne sont pas à la hauteur.

Les solidarités, marqueurs de modernité.

Le recul de la mutualisation démocratique des « risques sociaux » est un pan contestable mais cohérent pour celles et ceux qui voient en l’individualisation le modèle sociétal universel. Car soyons clairs : le capitalisme divise, fractionne et isole. Faire reculer l’État providence, c’est casser l’institution la plus efficace jamais créée. La Grèce et le Royaume Uni sont là pour illustrer l’archaïsme et l’inefficacité de ces modèles.

“ Le syndicalisme constitue un véritable maillage social du pays, unique en son genre, véritable outil collectif à investir et à promouvoir. ”

Aujourd’hui il est donc de bon ton de parler de vivre ensemble. Mais comment ? A quelles conditions ? Et pour aller vers quoi ?

Aller au delà du discours, c’est accepter de regarder en face nos contradictions. Comment vivre ensemble quand les valeurs de la République s’arrêtent aux portes des entreprises ? Comment vivre ensemble quand pour certains il s’agit de survivre ?

A ce titre, le syndicalisme reste l’expérience de démocratie participative la plus aboutie du moment dans notre pays : des dizaines de milliers de personnes, salariées ou privées d’emploi, actives ou retraitées, dans les villes comme dans les campagnes, coopèrent, partagent, analysent, proposent et agissent. Et cela dérange…

“ S’appuyer sur ce qui rassemble et proposer des nouveaux espaces collectifs pourrait permettre au syndicalisme de montrer la voie d’un sursaut citoyen qui tarde à se révéler. ”

Alors que les dernières élections ont montré une montée des fascismes, alors que la période est marquée par des actes de barbarie inqualifiables, chacun y va de son couplet sur le nécessaire lien social. Mais dans la même période, des syndicalistes sont poursuivis par la justice pour avoir défendu l’emploi, la dignité et la solidarité. Promouvoir le vivre ensemble ne s’improvise pas. Et à ce stade, les intérêts divergent. Pour autant, le syndicalisme constitue un véritable maillage social du pays, unique en son genre, véritable outil collectif à investir et à promouvoir. Ne ratons pas l’occasion d’exprimer toute notre solidarité en direction des syndicalistes incriminés qui incarnent les valeurs communes à celles et ceux qui refusent le fatalisme.

Le mouvement social est plus fort qu’il ne le pense

Les organisations qui œuvrent en faveur d’une transformation sociale progressiste traversent une période difficile et pourtant elles restent incontournables et sont au centre des évolutions sociales et sociétales du pays. Car l’action politique ne se cantonne pas aux seules actions des partis politiques. D’autres structures (syndicales mais aussi associatives) font vivre le débat public, élaborent des propositions et pèsent sur leur traduction effective dans la loi. Un des enjeux de la période consiste sans aucun doute à tisser des liens entre toutes ces formes de résistances et de constructions collectives. Le congrès de la FSU qui s’est tenu au début du mois de février a longuement débattu de l’avenir du syndicalisme de transformation sociale progressiste et propose des formes d’association entre la FSU et la CGT ou encore Solidaires. S’appuyer sur ce qui rassemble et proposer des nouveaux espaces collectifs pourrait permettre au syndicalisme de montrer la voie d’un sursaut citoyen qui tarde à se révéler.

Le rôle de l’école dans ce contexte

Dans une période où le poids des médias de tout type est écrasant, où certains monopolisent la parole, l’école représente un contre poids de taille : des centaines de milliers de salariés, des millions d’élèves accueillis et de familles concernées. Tout le monde s’y côtoie et est appelé à y coopérer, même si beaucoup reste à faire pour combattre la ghettoïsation dans certains quartiers et certains établissements. Un enjeu de classe évident et un rôle majeur à jouer dans la bataille des idées.

On peut considérer que l’école porte et fait vivre les valeurs de la République. Lieu commun, ouvert, dans lequel tous les parents peuvent voter à l’occasion des élections de représentants des parents d’élèves par exemple, quelle que soit leur nationalité, leur sexe ou leur condition sociale.

Alors il est nécessaire de combattre le sentiment d’impuissance, cultivé par certains, car l’école est un maillon indispensable. Droite, extrême droite et fanatiques religieux ne s’y trompent pas, entre menaces et insultes. Tous reconnaissent le rôle central joué par l’Ecole ou que l’Ecole pourrait jouer. Car elle est un lieu où il est possible de rompre avec les logiques libérales. Rendons ces expériences de rupture plus visibles, faisons partager nos expériences et faisons en sorte que cela soit aussi possible en dehors.

“ Une école à faire évoluer et qu’il est nécessaire d’articuler toujours plus avec la culture. Faisons en sorte que la fenêtre ouverte sur le monde à l’école ne se referme pas une fois les grilles de l’établissement franchies. ”

Les événements tragiques de janvier 2015 et novembre 2016 ont poussé à la fermeture des portes des écoles, laissant sur le trottoir les parents. Si ces mesures ont parfois rassuré la communauté éducative, il n’en reste pas moins que leur levée a permis un véritable retour d’oxygène dans les écoles et les équipes enseignantes.

L’action comme trait d’union

L’état d’urgence est une réponse inadaptée qui accentue la méfiance et le repli. La rentrée scolaire de 2016 se prépare et des mobilisations vont voir le jour. Enseignants et parents d’élèves vont se retrouver côte à côte, parfois avec des élu-es engagé-e-s, pour exiger des conditions de scolarisation et de travail satisfaisantes, s’opposant ici ou là à une fermeture de classe ou se rassemblant pour exiger une ouverture de poste. Ces moments de luttes locales doivent permettre de relever la tête et de retrouver un cadre collectif ; de débattre des alternatives ; de faire vivre des projets communs ; de contester et de lutter ensemble. Chacun de ces moments de mobilisation permettra de faire vivre des espaces alternatifs de rencontre et de construction. Parce qu’aller à la rencontre des autres parents d’élèves au portail de l’école de ses enfants, des commerçants de son quartier ou de son village, de ses voisins, faire signer une pétition sur les marchés, revient à crier haut et fort qu’ensemble nous pouvons faire entendre autre chose que fatalisme et repli sur soi. Engageons-nous sans compter dans ces mobilisations locales qui alimentent les luttes plus générales.

Continuer à réfléchir et agir ensemble

Il est possible de sortir par le haut de cette période troublée. Pour cela, nous avons besoin d’investir et de réaliser de nouveaux espaces communs de contribution collective, dans l’école et au-delà. Car si l’école peut jouer un rôle de rempart et de tremplin, elle ne suffira pas. Une école à faire évoluer et qu’il est nécessaire d’articuler toujours plus avec la culture. Faisons en sorte que la fenêtre ouverte sur le monde à l’école ne se referme pas une fois les grilles de l’établissement franchies. Appuyons-nous sur le potentiel émancipateur de la culture pour susciter le désir et le besoin d’aller vers l’autre, de sortir d’un entre soi sécurisant mais parfois déconnecté de la réalité. L’action crée du dialogue, des liens, du commun. Faisons le pari de l’intelligence et du collectif.

Emmanuel Trigo
Enseignant dans une classe de CE1 à Toulon,
Syndicaliste SNUipp-FSU