Devenir et rester enseignant ?,  Maryse Rebière,  Numéro 28

Heurs et malheurs de la formation des maîtres :récit de cinquante années de réformes pour en arriver… là !

Du temps de l’École Normale, les instituteurs, recrutés par concours, étaient salariés et bénéficiaient d’une année, puis de deux, puis de trois années de formation professionnelle. L’encadrement était assuré par des professeurs du second degré. L’ensemble des disciplines académiques était représenté, y compris la philosophie qui se traduisait par un enseignement qui croisait psychologie, sociologie, philosophie et pédagogie. Pendant les cours, les enseignants qui, pour la plupart, ne connaissaient rien du premier degré, s’ingéniaient à présenter des stratégies glanées dans les classes dites « d’application » ou dans divers manuels. Ils s’appuyaient sur leurs connaissances universitaires et leurs souvenirs d’enfant. Heureusement, de nombreux stages, des observations de classe et des comptes-rendus de leçons donnaient chair à cette formation.

On voit vite les intérêts de cette organisation de la formation des maîtres (ancrage dans la réalité de la classe) comme ses inconvénients (imitation-reproduction, peu de réflexion théorique, peu de savoirs spécifiques sur les objets de l’enseignement et leurs liens avec les apprentissages[1]Il faut mentionner la singularité des professeurs qui, au sein de l’IREM, ont œuvré aux avant-postes d’une discipline nouvelle, la didactique des mathématiques, ou qui ont participé aux travaux de l’INRP, principalement pour l’enseignement du français., maintien de l’« instit » dans un statut d’exécutant). Elle a progressivement été transformée dans la décennie qui a précédé les IUFM, entraînant l’allongement de la formation et son universitarisation (de baccalauréat à DEUG instituteur) avant que DEUG puis licence soient requis pour le concours de recrutement et la formation.

En 1990 sont créés les IUFM. Désormais les didactiques des disciplines permettent aux professeurs de se positionner en chercheurs (devenir didacticien n’a pas toujours été facile, il fallait pour l’enseignant d’IUFM, trouver un laboratoire spécifique de sa discipline et du temps pour s’y intéresser, éventuellement s’inscrire dans des recherches doctorales) mais aussi en formateurs spécialisés dans l’articulation des savoirs de leur discipline à de possibles mises en œuvre. On peut penser que les didactiques des disciplines ont alors profondément changé le rapport des acteurs de l’école au savoir et à sa transmission. Par ailleurs, stagiairisés donc salariés dès la première année de formation, les futurs enseignants comme les anciens normaliens, pouvaient se consacrer intégralement à la découverte de leur profession.

Les IUFM, âge d’or de la formation ?

De considérables progrès ont été accomplis depuis les écoles normales : enfin était reconnue la nécessité d’une véritable formation professionnelle, adossée à l’Université, identifiant des savoirs disciplinaires et pédagogiques spécifiques. Or c’est sur ce point que se sont cristallisées toutes les critiques anti-IUFM qui nourriront toutes les réformes ultérieures[2]Michel Fabre, « L’IUFM et ses fantômes. Entre critique radicale, évaluation experte et politique libérale ». Colloque : Enjeux épistémologiques et politiques des sciences de l’éducation : quelle implication des acteurs. CERFEE-LIRDEF, Montpellier, 2009. En ligne : http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article2933. Assimiler les « instituteurs » aux professeurs du second degré revenait à mettre en conflit deux cultures, traditions et idéologies opposées. La « primaire » valorisait la pédagogie, prenait en compte l’enfant « au cœur des apprentissages » dans les cours de psychopédagogie, se bornait aux savoirs requis par les programmes. Le second degré mettait son honneur dans le respect du savoir universitaire, la seule imitation de professeurs chevronnés pouvait remplacer toute démarche d’ingénierie. La question de l’apprentissage était donc au cœur des débats : la construction des savoirs par l’enfant guidée par des enseignants qui ne maîtrisaient pas les savoirs disciplinaires ou, à l’opposé, leur transmission supposée garantir une culture de qualité. En filigrane de cette controverse, une vision de l’école primaire comme l’école des « petites gens » qui, finalement n’avaient pas besoin de savoirs autres que de base, ceux que les instituteurs pouvaient assurer, alors qu’au second degré des savoirs de « qualité » étaient requis avec des enseignants marqués du sceau de l’Université.

Âge d’or ou pas ? Les IUFM étaient critiquables sur nombre de points : les stagiaires qui avaient connu la liberté universitaire, se retrouvaient dans des établissements scolaires avec obligation de présence (justifiée par leur salaire), se voyaient confrontés à un jargon psycho-pédago-didactique dont les « perles » ont été largement diffusées et qui ont nourri de nombreux ouvrages polémiques. La formation générale paraissait trop éloignée de la « pratique », insuffisamment ancrée dans la classe, quant aux enseignements disciplinaires leur ancrage didactique était souvent insuffisant, tous les professeurs n’étant pas nécessairement didacticiens. L’articulation théorie-pratique qui aurait dû permettre aux maîtres de devenir des praticiens réflexifs n’a pas pu se développer malgré l’instauration d’un mémoire professionnel, à l’articulation de la théorie et de la pratique (et donc objet de critiques) ainsi que de plages d’analyses de pratiques au gré des compagnonnages entre formateurs du terrain et de l’Institut au cours desquelles observation, préparation, prises en mains diverses permettaient de croiser les points de vue de chacun, expert/ novice/ didacticien.

Menace néo-libérale

Les critiques ont renforcé les tenants d’une association « savoirs disciplinaires – recettes » pour toute formation. Il s’agissait donc de revenir au sein de l’Université, et de mettre sur le terrain des novices, le plus vite possible en responsabilité. On voit bien l’intérêt idéologique de cette orientation : privilégier le savoir académique, réduire la place et le rôle des intermédiaires entre le savoir et la classe comme si, on l’a beaucoup dit mais cette comparaison est parlante, on préparait ainsi les chirurgiens ou les pilotes d’avion. On ne peut s’empêcher de penser que du point de vue des différents acteurs politiques, l’avenir scolaire des enfants est secondaire, ne présente aucune urgence. Pas pour tous, évidemment. Mais on voit aussi l’intérêt économique de cette transformation, les « apprenants-enseignants » constituant une réserve de remplaçants, peu onéreuse.

La mastérisation devenue nécessaire pour devenir enseignant, a permis de conforter ce double intérêt : les nouveaux postulants au métier doivent soit posséder un master, quelle que soit la discipline, soit préparer et obtenir un Master d’Enseignement spécifique. Affiliation donc à l’Université, mais intérêt économique, seule la deuxième année de formation donne droit au titre de professeur-stagiaire, salarié. La première année, qui n’est pas obligatoire est à la charge des étudiants.

Les tribulations de cette dernière période, qui devaient aboutir à la mort des IUFM, puis aux errements ultérieurs (ESPE, 2013 et INSPE, 2019) a consolidé la position libérale contre laquelle les IUFM avaient été créés.

Qu’en est-il aujourd’hui, dix ans après la suppression des IUFM ? Le ressenti actuel[3]La formation initiale et continue : et le français ? Journée AFEF, samedi 28 janvier 2023 des formateurs est très négatif, la formation s’avère difficile dans un contexte de surdité de l’institution et d’accumulation de réformes. Les enseignants se disent découragés, méprisés par une institution ressentie comme peu bienveillante.

Mise à mort de la formation

Que penser des nouveautés ? Au cœur du système actuel, le concours de recrutement, en fin de première année depuis la création des IUFM, a été reporté en cours de deuxième année, générant ainsi des statuts variés d’étudiants selon leur origine (licence disciplinaire ou master recherche) et donc des parcours de formation différents, des durées de stages différentes, des stages eux-mêmes différents (responsabilité ou accompagnement en alternance pour certains) et bien entendu des rémunérations différentes.

Le constat ? Les étudiants « classiques » qui effectuent les deux années de formation, doivent passer un master particulier consacré aux métiers de l’enseignement, réussir le concours, effectuer des stages dont certains sont en responsabilité. La tâche est lourde et on comprend qu’ils passent beaucoup de temps à préparer le concours. L’accumulation de ces tâches laisse peu de temps au développement de la réflexivité. On peut alors penser que la plus grande familiarisation avec le terrain peut amorcer des réflexions de nature didactique. En effet, on constate un allongement des stages d’observation ou de pratique accompagnée, ce qui permet aux débutants de se frotter aux multiples contextes d’exercice du métier, mais les tuteurs pressentis se font rares, les anciens maîtres formateurs ayant jeté l’éponge. Les nouveaux formateurs de terrain ne sont, de ce fait, plus en relation de travail avec les didacticiens, et les débats qui pouvaient être féconds pour tous les acteurs ne sont plus de mise laissant le champ à des rivalités de doxa, ce qui n’est guère propice à une réflexion… outillée !

En ce qui concerne les stagiaires issus de master-recherche, ils sont directement mis sur le terrain, en responsabilité, le master tenant lieu de toute formation et réflexion didactique. Cette possibilité ouvre une voie aux étudiants : passer un master-recherche ou le master des métiers de l’enseignement et reporter à l’année suivante la préparation au concours ou même tenter un recrutement académique sans concours, ce qui s’avère extrêmement facile dans certaines académies. La porte est aussi ouverte aux DSDEN[4]Direction des services départementaux de l’Éducation Nationale qui peuvent initier des formations de contractuels hors INSPE.

Le parti-pris néolibéral a donc réussi son OPA sur la formation des maîtres : disparition des didactiques disciplinaires, renforcement d’une appropriation de la pratique conçue comme imitation de recettes, compagnonnage, exigences universitaires académiques hors de propos, ne permettant pas à tous les étudiants de s’offrir les années d’études requises. Ce « détail » n’est pas secondaire, il joue un rôle clé dans l’appropriation par de jeunes enseignants de postures adaptées aux comportements de leurs élèves. En effet l’élévation du niveau d’études (souhaitable, certes) des « maîtres » exclut, de fait, les étudiants issus de milieux socio-économiques proches des élèves qui ont le plus besoin de l’étayage magistral. Le gouffre entre enseignants et élèves s’élargit au détriment de ces derniers, ce qu’on pourrait croire intentionnel…

Alors, s’il nous fallait proposer une autre, une vraie formation, que retirerions-nous des cinquante dernières années ? Il semble qu’une voie féconde pour la formation des maîtres a été ouverte par les IUFM, celle de l’articulation entre l’expérience du terrain et la recherche, vers le praticien réflexif ! Avec des préoccupations proches, Gérard Sensévy[5]Gérard Sensévy, Yves Chevallard et Loïs Lefeuvre. Reconstruire la formation des professeurs et reconstruire la recherche en éducation, Billet de Blog du Club Médiapart, 8 février 2023. En ligne : https://blogs.mediapart.fr/gerardsensevyinspe-bretagnefr/blog/080223/reconstruire-la-formation-des-professeurs-et-reconstruire-la-recherche-en-educati, prône la recherche en éducation comme outil pour sortir les enseignants de l’ornière dans laquelle les dernières réformes les ont englués. Recherche pendant la formation initiale mais aussi après, en lieu et place d’une formation continuée disparate, au gré des ressources ponctuelles locales. Cette option suppose le recrutement en INSPE de formateurs – chercheurs, spécialistes des questions d’enseignement en général ou disciplinaires, et plus particulièrement des didacticiens, espèce en voie de disparition.

Enfin, la lutte contre l’échec scolaire restera un vain mot si on ne se donne pas les moyens d’amener jusqu’au master des métiers de l’enseignement, des jeunes issus de milieux socio-économiques de moins en moins représentés dans les cohortes d’étudiants des INSPE.

Maryse Rebière
Enseignante chercheure retraitée
Laboratoire épistémologie et didactiques des disciplines, Bordeaux (LabE3D)
Association française pour l’enseignement du français (AFEF)

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