Héloïse Durler,  Numéro 33,  Philippe Losego,  Que fait l’économie 
de la connaissance aux savoirs ?

Formation des 
enseignants et inégalités scolaires : 
la sociologie peut-elle 
aider l’action ?

Les inégalités de réussite scolaire entre les élèves en fonction de leur origine sociale sont aujourd’hui largement étudiées par les sociologues, qui ont mis en lumière comment l’école et les enseignants contribuaient, souvent bien malgré eux, à les reproduire. La sociologie est-elle pour autant condamnée à contribuer à porter, auprès des futurs enseignants, un discours défaitiste ? La formation des enseignants constituerait-elle une piste dans la lutte contre ces inégalités scolaires ?

La sociologie et les inégalités scolaires

Les rapports entre la sociologie et les inégalités sociales de réussite scolaire sont ambigus : d’une part les inégalités sont l’angle favori du regard sociologique sur l’éducation, d’autre part les sociologues se sont presque toujours contentés de les décrire avec distance, sans prétendre agir dessus. Il y a plusieurs raisons à cela : d’une part, notamment dans la tradition francophone depuis Durkheim à la fin du XIXe siècle, la sociologie de l’éducation n’était pas une simple spécialité mais la base de la grande théorie sociologique. Ainsi, encore dans les années 1960-1970, elle visait plus à expliquer la division du travail au sein des sociétés, l’existence des classes sociales, la légitimation du capitalisme ou la socialisation des individus qu’à poser des problèmes proprement éducatifs. L’école était la société en train de se faire, avec presque le même genre d’inertie que le mouvement des plaques tectoniques. Les « acteurs » n’y pouvaient pas grand-chose. Singulièrement, les enseignants étaient considérés comme de simples spectateurs, « complices » des mécanismes de reproduction des inégalités sociales.

Assez soudainement dans les années 1980, un basculement, y compris au sein de la sociologie, favorise une vision individualiste des phénomènes sociaux. Les « stratégies des acteurs » et leurs effets pervers deviennent l’explication majeure des inégalités scolaires. Mais les moyens d’action sur ces stratégies semblent là aussi assez illusoires.

C’est dans les années 1990-2000 que l’on commence à se situer à un niveau intermédiaire, entre les structures et les acteurs, pour tenter d’envisager la manière dont les inégalités se fabriquent, au croisement entre des choix politiques, notamment de structures (filières, troncs commun, groupes de niveau, sélection, redoublement, etc.) et des pratiques pédagogiques (enseignement de la lecture, des mathématiques, usages du langage, devoirs, etc.). Ni complices ni immobiles, les enseignants sont désormais considérés comme des acteurs aux pratiques diverses. On commence à interroger cette diversité de pratiques et ses impacts sur l’échec scolaire. Par ailleurs, au cours des années 2000, grâce aux grandes évaluations standardisées (que l’on peut critiquer mais qui ont apporté leur lot d’enseignements) et aux analyses de pratiques pédagogiques, une idée funeste, issue de la pensée réactionnaire, s’évanouit : l’égalisation n’aboutit pas fatalement à la « baisse de niveau », bien au contraire. Les évaluations internationales montrent que l’efficacité et la réduction des inégalités peuvent aller de pair et parallèlement l’analyse des pratiques pédagogiques montre que l’efficacité pédagogique se fait sentir surtout sur les élèves les plus faibles, réduisant du même coup les inégalités.

Former les enseignants pour réduire les inégalités scolaires : un chantier à explorer

Cependant, alors qu’elle pourrait apparaître dans ce contexte comme une piste évidente d’action, la réflexion sur l’articulation entre formation des enseignants et inégalités scolaires est encore très rare, comme le rappellent Maira Mamede et Julien Netter : « la littérature scientifique peine à montrer par quels processus et à quelles conditions la formation pourrait se traduire par une évolution des résultats des enfants les moins performants et ainsi contribuer à réduire les inégalités » (Mamede & Netter, 2018, p. 10). Or, si la formation contre les inégalités peut constituer une préoccupation pour tout formateur, elle s’impose singulièrement aux sociologues. Lorsqu’ils tentent de montrer comment l’école et les enseignants contribuent, souvent à leur insu, à reproduire les inégalités, ils touchent nécessairement à des croyances bien ancrées chez les futurs enseignants, en particulier celle d’une école « juste », « méritocratique », voire « démocratisante ». Comment faire en sorte que les étudiants ne soient pas totalement démoralisés par leurs cours de sociologie de l’éducation ? Comment sortir de la simple « déploration » des inégalités ? Comment éviter que les futurs enseignants développent une attitude fataliste et pensent que tout est joué d’avance, qu’il n’y a pas d’action possible ? Comment, en tant que formateurs d’enseignants, sortir d’une confortable posture scientifique se contentant de « décrire » ou « d’expliquer » – sans s’engager – les inégalités scolaires ? Comment faire en sorte que le discours sociologique soit « audible » pour des personnes qui attendent avant tout de leur formation des outils pour agir, pour enseigner, pour « fonctionner » dans leur classe ? Comment ne pas les culpabiliser, en les accusant de participer à la reproduction des inégalités, avant même qu’ils aient pris la responsabilité d’une classe ?

La sociologie a du mal avec l’optimisme : les résultats des enquêtes mettant en évidence le poids de l’origine sociale des élèves sur leur destinées scolaires peuvent conduire à se résigner, surtout lorsque la formation des futurs enseignants est relativement brève. Les variables mobilisées (classe sociale, genre, nationalité, etc.) peuvent être abusivement réifiées et réactiver des interprétations en termes de handicap socio-culturel, à rebours de toute ambition de transformation sociale. Autre obstacle de taille pour la formation des enseignants : la sociologie n’aborde la question des savoirs, des pratiques pédagogiques et des apprentissages que de manière périphérique et demeure d’abord la science des « problèmes sociaux », tels que la violence ou le décrochage. Peu de prises, dès lors, sont données aux futurs enseignants pour « équiper leur pratique » au niveau de la transmission des savoirs et sur le plan des éventuels effets inégalitaires de leurs choix pédagogiques. Enfin, lorsqu’elle se concentre sur des niveaux d’analyse hors de portée d’action pour les enseignants, les impacts démobilisateurs de la sociologie sont évidents. Les futurs enseignants ne peuvent que se résoudre à accepter, avec fatalisme, des phénomènes comme la ségrégation urbaine, la ségrégation scolaire ou encore les usages stratégiques de l’enseignement privé.

Des pistes pour transformer la formation des enseignants

N’y a-t-il, pour autant, aucune possibilité d’offrir aux futurs enseignants des moyens d’action, à travers les connaissances dont nous disposons aujourd’hui sur les inégalités scolaires ? Quelques pistes (Losego & Durler, 2023) peuvent être esquissées, dans deux directions.

Premièrement, dans sa forme même, la formation des enseignants pourrait prévoir des dispositifs, des méthodes et des manières spécifiques de sensibiliser les futurs enseignants à la question des inégalités scolaires. En particulier, il s’agirait d’amener les futurs enseignants à prendre leurs distances avec le mythe de la méritocratie : l’école ne récompense pas nécessairement le travail, certains élèves travaillent et ne réussissent pas, certains ne travaillent pas parce qu’ils ne réussissent pas. Pour ce faire, il faudrait privilégier une formation par la sociologie connectée à l’expérience sensible des étudiants, travailler à partir des affects et du sentiment d’injustice, parfois vécu par les étudiants eux-mêmes durant leur scolarité (Rufin et al., 2023). Allier sociologie et psychologie sociale est également une voie à privilégier (Duru-Bellat, 2023), afin de considérer l’impact des croyances et pratiques sociales sur les élèves, sur leurs apprentissages, leur motivation à travailler, etc. Un rapprochement entre sociologie et didactique serait également à favoriser afin d’amener les futurs enseignants à ne pas se laisser piéger par certaines théories pédagogiques plus ou moins officielles (valorisation de l’autonomie de l’élève, différenciation pédagogique, etc.) dont l’efficacité n’est pas vraiment prouvée empiriquement, notamment en matière de réduction des inégalités (Garcia, 2023). Inversement, il est possible de reconsidérer certaines méthodes jugées « traditionnelles » (apprentissages « mécaniques », répétition, par cœur, « drill », etc.), bien souvent chassées de la classe et laissées à la charge des élèves, à leur domicile, favorisant alors ceux qui bénéficient d’une aide pédagogique dans leur foyer. La seule « doxa » à défendre devrait être, in fine, l’égalité.

Deuxièmement, la formation devrait prioritairement porter à la connaissance des futurs enseignants les travaux axés sur les pratiques pédagogiques qui, dans la classe, favorisent la réduction des inégalités. De manière fine, ces travaux indiquent les types d’étayages bénéfiques aux élèves, les pratiques langagières qui évitent les malentendus sociocognitifs et, partant, limitent les inégalités entre les élèves, les modalités de traitement de l’erreur qui soutiennent les apprentissages des élèves les plus en difficulté, etc. En d’autres termes, la formation des futurs enseignants gagnerait à amener les étudiants à réfléchir aux pratiques qui, au-delà des prescriptions floues et peu fondées scientifiquement (appel à la « bienveillance » vis-à-vis des élèves, incitation à la participation, etc.) contribuent à réduire les inégalités, par des pratiques spécifiques d’étayage, permettant aux élèves d’identifier les enjeux de savoir et de s’approprier les modes de raisonnement scolairement valorisés.
Penser les articulations entre la formation des enseignants et les inégalités apparaît comme d’autant plus important que nous nous trouvons dans un contexte historique assez particulier, dans lequel les systèmes éducatifs sont soumis à des injonctions paradoxales, injonctions qui pèsent à leur tour sur le travail des enseignants : assurer la réussite de tous les élèves, viser l’inclusion de chacun d’entre eux, établir les bases du « vivre ensemble », individualiser les parcours, tout en renforçant les logiques d’évaluation, de classement, voire de séparation précoce des élèves. Ce contexte éprouvant rend d’autant plus nécessaire d’équiper les enseignants pour leur pratique, les sensibiliser aux effets de leurs choix pédagogiques, pour qu’une émancipation sociale des élèves soit possible. Dans cette perspective, la sociologie, loin d’être un « supplément d’âme » dans la formation des enseignants, a un rôle central à jouer.

Philippe Losego
Professeur ordinaire,
Haute école pédagogique du canton de Vaud, Suisse

Héloïse Durler
Professeure associée, 
Haute école pédagogique du canton de Vaud, Suisse

Bibliographie

Marie Duru-Bellat, La sociologie de l’éducation et la formation des enseignant·e·s « contre les inégalités » : À quelles conditions ? In Philippe Losego & Héloïse Durler (Éds.), Former contre les inégalités. Pratiques et recommandations pour la formation des enseignant·e·s (p. 55‑84), Alphil, 2023.

Sandrine Garcia, La formation à l’autoformation et les difficultés des enseignant·e·s débutant·e·s : Une situation qui relève d’une hybridation entre réforme managériale et histoire de la profession. In Philippe Losego & Héloïse Durler (Éds.), Former contre les inégalités. Pratiques et recommandations pour la formation des enseignant·e·s (p. 135‑154), Alphil, 2023.

Philippe Losego & Héloïse Durler, Former contre les inégalités. Pratiques et recommandations pour la formation des enseignant·e·s, Alphil, 2023.

Maira Mamede & Julien Netter, Former pour lutter contre les inégalités, Recherche et formation, 87, p. 9‑14, 2018.

Diane Rufin, Zakaria Serir & Jean-Paul Payet, Affects et esprit critique pour former des enseignant·e·s sensibles aux inégalités scolaires. In Philippe Losego & Héloïse Durler (Éds.), Former contre les inégalités. Pratiques et recommandations pour la formation des enseignant·e·s (p. 85‑108), Alphil, 2023.