Faut-il supprimer les SEGPA ?
Supprimer une structure ou un dispositif ne semble pas se traduire par un progrès pour les élèves, les professeurs et l’école en général. Et pourtant, la suppression des Sections d’Enseignement Professionnel Adapté (SEGPA) est toujours d’actualité, avec comme argument, la volonté affichée d’une école plus inclusive. Les raisons d’économies budgétaires sont souvent évidentes, c’est un vivier de moyens facilement récupérable. La SEGPA devient désormais une variable d’ajustement sous couvert d’une plus grande inclusion des élèves en grande difficulté scolaire. La SEGPA agit dans le cadre commun du collège unique et organise ses enseignements autour des objectifs d’une poursuite d’étude en milieu ordinaire et d’une meilleure insertion sociale et professionnelle de ses élèves. L’action de cette structure est qualifiée de nécessaire et indispensable au regard du fonctionnement des collèges par plusieurs rapports[1]Rapport Delaubier 2013 ; Rapport Tollemont 2014. Son organisation, son fonctionnement et ses objectifs permettent à une partie de la population la plus fragile du système éducatif de poursuivre ses études et d’atteindre un premier niveau de diplôme.
“ La SEGPA devient désormais une variable d’ajustement sous couvert d’une plus grande inclusion des élèves en grande difficulté scolaire. ”
Pourtant, le démantèlement continue progressivement et la baisse des effectifs se poursuit, organisés par l’administration malgré les besoins toujours croissants. Suite à la loi d’orientation de 2013, la SEGPA a été redéfinie par la circulaire d’octobre 2015[2]Circulaire SEGPA n°2015-176 du 28-10-2015, avec une organisation plus « inclusive », mais avec le maintien de sa structure, de ses moyens et de ses principes de l’enseignement adapté.
La SEGPA peut apparaître comme le dernier rempart face à l’hyper individualisation des parcours scolaires
La tentation du ministère est de transformer cette section en dispositif dit « inclusif » en tentant de démontrer sa limite parce qu’elle « enfermerait » les élèves dans leurs difficultés et qu’elle n’affecterait les élèves en SEGPA que parce qu’ils sont issus de milieu défavorisé.
Depuis la déclaration de Salamanque[3]Déclaration de Salamanque des pays de l’OCDE, 1994, les politiques éducatives néolibérales des pays développés se sont ré-orientées vers une école plus inclusive, dans une stratégie globale, pour une réforme majeure des écoles ordinaires. Ces politiques devront s’appuyer sur un bon rapport coût-efficacité pour encourager l’égalité d’accès à l’éducation de ceux qui ont des besoins éducatifs spéciaux, dans le cadre d’une stratégie nationale l’éducation pour tous.
“ La définition néo libérale des besoins éducatifs particuliers permet de ne plus prendre en compte l’élève dans sa globalité sociologique. ”
Tous les arguments seront donc bons pour réduire les moyens de cette structure qui accueille des populations fragiles et réorienter la politique en faveur d’une individualisation des parcours. L’intervention de l’état en matière d’éducation s’inscrit désormais dans un cadre plus restreint. La définition néo libérale des besoins éducatifs particuliers permet de ne plus prendre en compte l’élève dans sa globalité sociologique.
L’hyper-individualisation des parcours scolaires contribue à segmenter les difficultés, à faire reposer l’échec, la difficulté ou le handicap sur l’élève et sa famille. L’État n’a plus à intervenir de façon spécifique, il offre le minimum commun, charge aux familles de compléter l’offre par le soin, le parascolaire, l’aide à domicile. L’État peut désengager sa responsabilité face à l’échec scolaire.
Dans cette perspective, la SEGPA peut apparaître comme une structure couteuse et rigide. Pourquoi garder ces sections au sein des collèges qui agissent sur une petite partie de la population ? Elle empêche l’utilisation plus flexible des moyens ? Son rapport coût-efficacité serait remis en cause, parce que cette structure ne profiterait pas à l’ensemble des élèves du collège ? A travers la question de la structure SEGPA on touche à la question du rapport entre individualisation des apprentissages et dynamique collective, de la place de l’enseignement spécialisé dans le système éducatif et de son rôle dans la lutte contre les inégalités face à la réussite scolaire. Répondre à ces questions, c’est déjà choisir de réfléchir en dehors de principes dogmatiques et austéritaires, à un système éducatif complexe qui a pour visée la formation et l’émancipation des enfants et des futurs citoyens.
Le niveau collège aujourd’hui ne fonctionne pas dans sa capacité à réduire l’échec scolaire. Il ne répond pas aux enjeux de démocratisation scolaire car il renforce les inégalités sociales face à la réussite scolaire. Cette structure ne favorise pas dans sa définition et son fonctionnement une adaptation des enseignements à l’âge de l’adolescence et à l’hétérogénéité des élèves. Malgré l’évolution des pratiques enseignantes depuis plusieurs années pour prendre en compte la diversité dans les classes, la période du collège renforce les écarts entre les élèves de la 6è à la 3è. Les taux de sorties du système scolaires sans diplôme, avant la fin de la 3è mais aussi un, voire deux ans, après le collège sont édifiants : la DEPP[4]Direction de l’évaluation de la prospective et de la Performance, Ministère de l’éducation nationale, L’éducation nationale en chiffres 2019 estime à 5,5% d’élèves qui sortent du système éducatif sans diplôme à la fin de la 3è, mais ils sont au 1er février 2018 12,2% sortis sans diplôme ou avec le brevet, après la 3è, soit environ 100 000 jeunes.
Les taux de réussite au Brevet sont quant à eux très fortement marqués socialement, avec 96,8% de réussite pour des élèves issus des catégories de « cadres » contre 73% pour des élèves issus de familles « d’inactifs »[5]Repères et Références Statistiques, RERS 2019.
Dans ce contexte, la SEGPA composée à plus de 72% d’élèves issus de familles défavorisées, a pour mission d’accueillir des élèves ayant des difficultés graves et persistantes auxquelles n’ont pu remédier les actions de prévention, d’aide et de soutien[6]Circulaire SEGPA n°2015-176 du 28-10-2015. Elle scolarise environ 2,5% des élèves scolarisés dans le second degré, avec de fortes disparités géographiques (0,9% à Paris, contre 5,2 à Mayotte par exemple). C’est une structure avec des moyens propres, qui fonctionne au sein des collèges, avec des classes spécifiques et identifiées, qui s’appuie sur des programmes adaptés du collège. Elle est le résultat d’une politique éducative volontariste pour permettre à des élèves en échec, de se reconstruire et de construire des parcours de réussite scolaire.
L’ambition de réinscrire les élèves dans un parcours de réussite
Le passage des Sections d’enseignement Spécialisé (SES) de 1967 aux SEGPA en 1996 en est l’illustration avec la volonté de ne pas cantonner les élèves à un simple apprentissage d’un métier, mais à construire des outils intellectuels et culturels pour leur insertion sociale et professionnelle par l’adaptation des enseignements de collège.
Les circulaires de 1996 et 1998, et les suivantes, portent l’idée qu’un élève de SEGPA doit être pris dans sa globalité et qu’il faut créer les conditions de son émancipation par l’accès à une culture commune, par la compréhension du monde et du monde du travail, par la mise en œuvre de pratiques pédagogiques issues des courants cognitivistes et constructivistes. Il s’agit de ne laisser personne au bord du chemin et de développer une ambition nouvelle pour des élèves qui auraient besoin de plus de temps ou de pratiques différentes pour entrer dans les apprentissages et pour devenir des citoyens comme les autres.
L’ADN des SES puis des SEGPA est de rendre l’élève acteur de ses apprentissages, par l’élévation du niveau culturel de ses enseignements mais aussi par la découverte la plus large possible d’activités et de pratiques valorisantes qui donnent du sens aux apprentissages. C’est une démarche d’auto-socio construction des savoirs qui doit permettre de ne pas limiter l’élève dans ses possibilités[7]Vigotski écrivait notamment : « On a découvert que les processus de développement de l’enfant sont éminemment difficiles et ne peuvent pas être caractérisés par un seul niveau, l’enseignement ne doit pas s’adapter au niveau du développement actuel, mais à la zone du développement le plus proche. » Extrait de l’analyse Paidologique du Processus Pédagogique (1933) Lev Vigotski, Une théorie du développement et de l’éducation.
Par le manque d’ambition et de moyens les différents gouvernements ont maintenu le système éducatif dans un système élitiste et qui renforce l’idée « d’égalité des chances » au détriment d’un système de justice sociale face à la réussite scolaire. Le morcellement des apprentissages, le nombre d’élèves, l’absence de temps pour la concertation, le manque de formation peuvent notamment être un frein à la compréhension et au traitement des difficultés des élèves. L’individualisation des parcours et la nouvelle façon d’évaluer l’élève ne rendent pas l’élève acteur de ses apprentissages, mais le rendent responsable, lui et sa famille de son manque d’autonomie, de sa difficulté, de son handicap et de son échec. C’est le résultat d’une politique inclusive depuis la loi 2005 qui n’a fait qu’augmenter la complexité du collège sans y mettre les moyens. C’est mettre sous pression les personnels, les élèves et les familles face à l’échec scolaire.
L’organisation et le fonctionnement de la SEGPA, malgré des injonctions à l’hyper individualisation des parcours, reste inscrite dans une dynamique collective d’apprentissage, avec des classes à faibles effectifs, avec des pratiques qui permettent à chacun de construire ses apprentissages par la compréhension de ses difficultés et par l’ouverture culturelle comme vecteur des apprentissages dits « fondamentaux ».
Le fondement même de l’enseignement adapté repose sur le principe du tous et toutes capables, comme l’inscrivait comme fondement de l’éducation le plan Langevin-Wallon de 1947 : « Tous les enfants quelles que soient leurs origines familiales, sociales, ethniques, ont un droit au développement maximum que leur personnalité comporte, par l’élévation continue du niveau général de culture… C’est pour tous que doit exister la démocratie ; le niveau de tous, suivant les aptitudes de chacun, qu’il s’agit d’élever[8]Henri Wallon, archive sonore, émission France Culture, le cours de l’histoire, 30 novembre 2017. » L’enseignement spécialisé permet à ceux qui seraient incapables de suivre le programme commun de mettre à disposition les outils intellectuels pour ne pas être condamné à l’isolement par une impéritie devenue totale[9]Plan Langevin-Wallon, PUF.
La SEGPA est utile au système éducatif français
Les résultats ne sont malheureusement pas l’objet de thèses ou d’analyses scientifiques, mais les statistiques et la perception des équipes pédagogiques nous confirment l’importance de cette structure dans le système éducatif sur plusieurs aspects.
L’orientation et la poursuite d’études par exemple où 79% des élèves accueillis poursuivent une scolarité vers une formation qualifiante[10]Une note d’information de la DEPP (direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance) du 13 janvier 2017 et selon les dernières statistiques 63% des élèves poursuivent en CAP. De plus, 15% des élèves de SEGPA poursuivent leurs études après leur premier diplôme alors qu’ils n’avaient pas atteint les compétences de cycle 3 à l’entrée de la 6è et de la 5è. C’est un parcours qui peut être qualifié de « réussite » malgré le poids social des représentations en matière de « réussite ».
“ … ce qui est évident c’est que pour une grande majorité des élèves de SEGPA, cette structure permet d’accéder à un diplôme et à un premier niveau de qualification. ”
Il est donc nécessaire d’aller plus loin dans la compréhension des effets de l’organisation de cette structure sur le décrochage scolaire par exemple, sur l’insertion sociale et professionnelle des élèves, mais ce qui est évident c’est que pour une grande majorité des élèves de SEGPA, cette structure permet d’accéder à un diplôme et à un premier niveau de qualification.
La SEGPA fait pourtant l’objet de critiques notamment sur la question du tri social, elle serait une structure qui favorise l’exclusion des plus pauvres. Si l’on voit bien que les ambitions philosophiques sont tout autres, il est évident que le fait même de construire une voie parallèle au milieu ordinaire peut être perçu négativement, notamment par les élèves et leur famille. La SEGPA subit au même titre que l’ensemble des collèges les effets de la « ghettoïsation » des collèges, de la non mixité sociale et de la détérioration du service public d ‘éducation.
Il s’agit donc de concevoir un collège avec d’autres ambitions qui abolirait le système élitiste actuel. Plutôt que de supprimer les SEGPA, ne s’agirait-il pas d’organiser les collèges comme ces sections ? Concevoir et organiser le fonctionnement des collèges pour permettre à chacun de découvrir les pratiques artistiques et culturelles, les pratiques techniques et technologiques, les apprentissages, développer des pratiques émancipatrices et citoyennes pour toutes et tous. Avoir des équipes resserrées, formées aux pratiques pédagogiques variées et réflexives, avec des temps de concertation, des effectifs et des conditions de travail en lien avec la réalité locale, le tout inscrit dans un cadre national commun.
Sans ce projet révolutionnaire il faut donc admettre que la suppression des SEGPA n’est pas souhaitable. C’est finalement aujourd’hui encore un lieu où les moyens permettent d’aider les élèves plus fragiles du système éducatif, c’est encore un lieu où l’ambition scolaire et culturelle est forte, en ne se posant aucune limite d’apprentissages, en partant de l’élève pour l’amener au maximum avec l’ambition de son émancipation. C’est un lieu enfin, où les enseignants formés se concertent, interagissent, créent des projets pluridisciplinaires et développent une culture professionnelle forte.
En sortant des schémas de la « bienveillance inclusive » et des pressions budgétaires, les SEGPA aujourd’hui sont des structures qui permettent le progrès des élèves. Malgré les tentatives fréquentes de les dévaloriser, d’affecter de plus en plus en plus d’élèves à défaut d’autres structures et de réduire leurs moyens, de supprimer les départs en formations des directions et des enseignants spécialisés, d’en faire des variables d’ajustement des collèges, l’originalité des SEGPA est une richesse pour notre système éducatif et continue d’œuvrer à un service public d’éducation national et de qualité.
Serge Bontoux
Directeur de SEGPA à Paris
Syndicaliste
Notes[+]
↑1 | Rapport Delaubier 2013 ; Rapport Tollemont 2014 |
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↑2 | Circulaire SEGPA n°2015-176 du 28-10-2015 |
↑3 | Déclaration de Salamanque des pays de l’OCDE, 1994 |
↑4 | Direction de l’évaluation de la prospective et de la Performance, Ministère de l’éducation nationale, L’éducation nationale en chiffres 2019 |
↑5 | Repères et Références Statistiques, RERS 2019 |
↑6 | Circulaire SEGPA n°2015-176 du 28-10-2015 |
↑7 | Vigotski écrivait notamment : « On a découvert que les processus de développement de l’enfant sont éminemment difficiles et ne peuvent pas être caractérisés par un seul niveau, l’enseignement ne doit pas s’adapter au niveau du développement actuel, mais à la zone du développement le plus proche. » Extrait de l’analyse Paidologique du Processus Pédagogique (1933) Lev Vigotski, Une théorie du développement et de l’éducation |
↑8 | Henri Wallon, archive sonore, émission France Culture, le cours de l’histoire, 30 novembre 2017 |
↑9 | Plan Langevin-Wallon, PUF |
↑10 | Une note d’information de la DEPP (direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance) du 13 janvier 2017 |