Devenir et rester enseignant ?,  Florence Giust-Desprairies,  Jocelyne Ajchenbaum,  Numéro 28

Histoires d’enseignants : autres temps, autres positions

Cet article s’appuie sur deux études conjuguées en une recherche présentée dans un ouvrage récemment paru Histoires d’enseignants. Paroles croisées de deux générations[1]Florence Giust-Desprairies, Jocelyne Ajchenbaum, Histoire d’enseignants. Paroles croisées de deux générations, Paris : PUF, 2022.. La première est le résultat d’une formation clinique conduite par Florence Giust-Desprairies, la seconde, deux décennies plus tard, s’organise autour d’une série d’entretiens conduits par Jocelyne Ajchenbaum. Données ressaisies par les auteurs pour une analyse transhistorique des logiques et des enjeux.

Paroles croisées de deux générations

Vingt acteurs de l’éducation nationale ont été invités à revisiter leurs histoires scolaires et professionnelles. Ils présentent une caractéristique commune, un attachement à l’École, un investissement puissant de leur mission : première génération dans leur famille à accéder au lycée et aux études supérieures, ou seconde génération guidée par un père et/ou une mère enseignants, ils ont été portés par un mandat parental impératif de réussite scolaire.

Entre le premier groupe que nous désignons sous le terme d’ « aînés », enfants de l’après-guerre entrés dans la carrière autour de mai 68 et les « jeunes » du deuxième groupe qui débutent autour des années 2000, nous établissons un rapport de filiation symbolique qu’autorise un premier constat de continuité dans l’interprétation de la mission.

Des liens de continuité entre générations

Dans un contexte où les politiques publiques, les besoins de l’économie et l’aspiration des familles concourent à ouvrir l’enseignement secondaire à tous les milieux sociaux, aux filles en même temps qu’aux garçons, l’enseignement ne peut plus fonctionner comme transmission verticale d’un savoir disciplinaire (voire d’une passion), via le magistère de l’expertise et la vertu performative de la parole. Les aînés, d’abord en opposition à l’institution jugée répressive, cantonnés à une position de marginalité inquiète vis-à-vis de leurs recherches et trouvailles pédagogiques, se rallient à elle à partir de la décennie 80[2]La Mission de valorisation des innovations pédagogiques (MIVIP) est créée en 2006. lorsque le politique promeut la démocratisation de l’École et soutient l’innovation. Désormais reconnus par leur hiérarchie, ils mettent en pratique et actent le déploiement de ce qui se découvre comme métier, un métier impliquant l’exigence d’une formation[3]Création des IUFM (Institut de formation des maîtres) en 1990..

Leur engagement, très politique, s’étaye sur leur expérience d’enfants de pauvres ou d’étrangers ou de familles modestes, sur la vague émancipatrice de mai 68, sur l’expertise déjà ancienne des mouvements pédagogiques[4]Cahiers pédagogiques, Groupe français d’éducation nouvelle (GFEN), etc. et d’éducation populaire. L’élargissement du métier accompagne la massification scolaire. Il est vécu comme une nécessité imposée par les classes et les filières où leurs premiers postes et souvent leurs vœux les conduisent : les élèves de milieux populaires qui constituent leur public demandent un nouveau regard, une écoute des subjectivités juvéniles et une réflexion sur les dispositifs pédagogiques propres à donner sens aux apprentissages et à faciliter l’acquisition des connaissances.

C’est ce métier renouvelé qu’ont investi les « jeunes » de notre enquête. Majoritairement issus de familles modestes eux aussi, françaises ou d’origine étrangère, ils rencontrent souvent des élèves qui leur ressemblent, soit qu’ils exercent (et résident) dans le quartier populaire de leur enfance, soit qu’ils aient choisi leur poste et leur public, telle Clotilde passionnée par les langues et mère d’enfants métis, coordonnatrice d’une UPE2A[5]Unité pédagogique pour élèves allophones arrivants, dispositif dédié aux élèves allophones. Attentifs aux adolescents dont ils ont la charge, ces professionnels travaillent à leur réussite en s’adaptant à leurs besoins pédagogiques, en recherchant des soulagements à leurs problèmes économiques et familiaux, en les protégeant des dangers contemporains (les pièges des réseaux sociaux, les sollicitations des trafics, etc.).

D’une génération à l’autre on mesure ce que l’engagement dans la mission doit à l’identification aux élèves, à l’empathie, au sentiment d’une dette (« rendre » à d’autres jeunes ce qu’on a reçu autrefois de l’École), au besoin de réparation (les soustraire à ce qui a fait souffrir). Ressorts psychiques qui rencontrent une évolution institutionnelle et politique et produit un puissant investissement professionnel.

Vers un nouveau rapport au métier et à l’institution

L’affirmation des finalités démocratiques de l’École, l’ouverture des études secondaires et supérieures à une très large fraction de la jeunesse, ont rallié les « aînés » à l’institution, nous l’avons dit. Dans la dernière partie de leur carrière, ils se portent candidats à des postes de formateurs en IUFM où ils exercent à temps plein ou en temps partagé. Quelles que soient leurs déceptions ultérieures, ils gardent fidélité à l’Institution au nom des valeurs, des idéaux qu’elle porte (et renie en même temps) et pour lesquels ils ne cessent de se battre. La critique, aussi acerbe soit-elle, ne dément jamais leur affiliation qui trouve une déclinaison supplémentaire dans le souci de former leurs pairs et successeurs.

Il en va autrement pour la génération qui suit. La majorité des « jeunes » jugent l’institution défaillante voire maltraitante : une hiérarchie souvent incompétente voire persécutrice, un système d’éducation pervers qui s’appuie sur les familles pour dépouiller les professeurs de leur pouvoir de décision, des enseignants œuvrant dans une totale solitude, etc. Éric et Valérie en ressentent une véritable haine. Dans un discours plus politique, Houda et Sandrine accusent l’institution telle qu’incarnée par certains chefs d’établissement, de nuire à la réussite des élèves, de bafouer leurs droits. Dans ces conditions, la confiance s’effrite. Chez certains, elle s’effondre et le lien aux idéaux qui pourrait soutenir une fidélité, se défait. L’attachement à l’École est donc inégal dans cette génération. D’autant que certains de ces jeunes professionnels ont effectué ailleurs une première carrière ou ont accepté un poste dans l’attente d’une opportunité plus conforme à leurs vœux : Stephan, professeur d’arts plastiques, a débuté dans la mode et Lilia aspire à quitter le CIO[6]Centre d’information et l’orientation où elle exerce la fonction de psychologue éducation nationale sous le statut de vacataire pour rejoindre une institution de soin. Au sein de leur établissement, ces professionnels développent des stratégies individuelles pour satisfaire leurs aspirations, dissiper leur amertume ou préserver leur santé : Stephan invente, en accord avec son principal, une « option arts plastiques » au collège qui réunit des élèves volontaires et passionnés avec lesquels il redécouvre le plaisir de transmettre et de créer. Habitée par une exigence continue de renouvellement, Valérie s’engage dans un parcours orienté vers la scolarisation des élèves handicapés et poursuit des études de psychothérapeute pour quitter, espère-t-elle, l’éducation nationale. Éric regarde vers la formation professionnelle des adultes pour se dégager de la colère et du sentiment d’impuissance qui le tenaillent dans le quotidien de son lycée professionnel.

Ainsi se dessine un nouveau rapport à l’institution, une prise d’autonomie, voire une désaffiliation, qui transforme la carrière en parcours individualisés au sein même du système scolaire voire en une circulation entre le dedans et le dehors. Le ministère répond au nouveau besoin de mobilité par une diversification des fonctions, l’offre depuis quelques décennies de missions complémentaires en lien avec la mise en place des politiques publiques (développement du numérique, loi de 2005 sur la scolarisation des élèves handicapés, laïcité, décrochage scolaire, etc.). En même temps les difficultés de recrutement et l’appel conséquent à des vacataires pourraient contribuer à distendre un peu plus encore les liens de fidélité et l’ancienne identification des personnels à leur institution.

Des représentations de la société française bousculées

Les aînés éprouvent dès l’enfance la dureté de la société de classes, où « pauvres » et « bourgeois » se distinguent les uns les autres et se séparent par leurs scolarités, leurs quartiers, leurs vêtements et où la « honte » des premiers se nourrit du mépris des seconds. Les professionnels de cette génération témoignent de la brutalité des clivages sociaux, à travers notamment le choc de l’entrée en 6ème dans une décennie où la scolarité lycéenne est très majoritairement bourgeoise. Ils gardent de cette expérience un sentiment d’illégitimité que la reconnaissance tardive de l’institution viendra réparer.

Dans la génération suivante, le renouvellement du langage a transformé la réalité sociale perçue : on parle désormais de milieux « favorisés » et « défavorisés »[7]Par extension les établissements sont également qualifiés de « favorisés » et « défavorisés »., de « CSP + » ou de « CSP – », autant de termes qui soutiennent les représentations à présent dominantes et qui lissent la société en une pyramide à pente régulière où la faveur est distribuée – par qui ? pourquoi ? – entre les mieux et les moins dotés. Une manière d’évacuer la conflictualité.

Dans les mêmes années, l’installation définitive des immigrés en France et leur droit au regroupement familial[8]Décret du 29 avril 1976, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, conforté par le Conseil d’État en 1978. ont produit leur effet démographique dans l’espace scolaire – un effet accru par les processus de ségrégation résidentielle. Dans certains établissements, le public est largement composé d’élèves issus des flux migratoires passés et présents. Mais la plupart des professionnels s’en tiennent à la description de leurs classes à partir des catégories socioéconomiques précédemment mentionnées. Il faut que la difficulté à dire fasse trébucher la parole pour que le qualificatif « ethnique » par exemple échappe, non sans une gêne perceptible, à une censure qu’on qualifiera de « censure républicaine[9]Jean Paul Payet (1998), « La ségrégation scolaire. Une perspective sociologique sur la violence à l’école », Revue française de pédagogie, n° 123, pp. 21-34. ».

Cependant, les jeunes professionnels issus des flux migratoires se distinguent en racontant leur pratique dans un langage parfois différent. Ils empruntent au lexique socioéconomique mais lui superposent ou lui articulent des mots qui portent une perception complexifiée de la société française. Relatant des situations conflictuelles vécues comme élèves (animosité contre un « juif ») ou comme professionnels (une bagarre entre une « blanche » et une « noire »), relayant des propos disqualifiants entendus en salle des professeurs (« arabes » associés à sales, voleurs, vulgaires), signalant l’obligation de s’adresser à certains parents non francophones en arabe et mesurant le fossé culturel qui sépare l’École de certaines familles « africaines », ils s’emparent du vocabulaire de la multiculturalité et de l’éthnicisation[10]Par ethnicisation (ou racisation) nous entendons un processus qui construit une altérité, une identité supposée, déterminée par une « origine », et associée à des caractéristiques immuables. L’ethnicisation assigne, enferme des groupes dans une représentation généralement disqualifiante. Par retournement du stigmate un groupe peut revendiquer à son tour une ethnicité dotée cette fois de valeur.. Ils sont les témoins et les acteurs de la pluralisation de la société française, blessés par les stéréotypes qui enferment leurs élèves et eux-mêmes, parfois déstabilisés dans leur position institutionnelle par une appartenance partagée avec certains élèves.

Soulignons que si la langue de la faveur lisse la représentation de la société française, la pluralisation culturelle et l’ethnicisation du regard porté sur soi-même ou sur autrui réintroduisent en les déplaçant le clivage et le conflit.

Les nouvelles fragmentations que dessine la nomination, embarrassée ou facile, de ces catégories
– auxquelles Stephan ajoute les minorités sexuelles -, n’épuisent pas l’évolution des représentations du social telle qu’exprimée par les jeunes acteurs de l’éducation nationale. Outre ces groupes, ils mettent en exergue l’élève comme individu, épousant en cela les dynamiques institutionnelles qui multiplient les discours et les dispositifs d’individualisation. Lorsque les classes se composent principalement de jeunes de milieux populaires voire de migrants primo-arrivants, le souci de l’accompagnement de chacun, de l’aide, du repérage de la souffrance et de la pauvreté, de la protection, de la résilience face à un traumatisme, imprègne la mission. L’identification d’une dépression le dispute au conseil à l’orientation dans les entretiens de Lilia, l’éducation physique et sportive revêt une dimension de thérapie par le corps. Et même si Houda la CPE, et Sandrine la professeure d’histoire, se mobilisent contre les inégalités, pour la formation de citoyens éclairés et le renforcement de la cohésion sociale autour de valeurs, ils habitent aussi, avec leurs collègues, une société qui se présente désormais comme collection d’individus, une société psychologisante ou les formes d’accompagnement prennent préférentiellement la voie du compassionnel et du prendre soin.

Jocelyne Ajchenbaum
Historienne
Laboratoire de Changement Social et Politique
Université Paris-Cité

Florence Giust-Desprairies
Professeure de psychologie sociale clinique
Laboratoire de Changement Social et Politique.
Université Paris Cité

Notes[+]