Numéro 17,  Patrick Singéry,  Politique néolibérale et rhétorique de la réforme

Blanquer ou le consensus obligatoire

« Le propre du mythe est de transformer l’Histoire en Nature… En passant de l’Histoire à la Nature, il abolit la complexité des actes humains, leur donne la simplicité des essences : les choses ont alors l’air de signifier toutes seules. »
Roland Barthes[1]Roland Barthes, Mythologies

« Toute tentative pour instituer une nouvelle division doit compter avec la résistance de ceux qui, occupant la position dominante dans l’espace ainsi divisé, ont intérêt à la perpétuation d’un rapport doxique au monde social qui porte à accepter comme naturelles les divisions établies ou à les nier symboliquement par l’affirmation d’une unité (nationale, familiale, etc…) plus haute. Autrement dit, les dominants ont partie liée avec le consensus, accord fondamental sur le sens du monde social (ainsi converti en monde naturel, doxique) qui trouve son fondement dans l’accord sur les principes de division.

Les dominants, ne trouvant rien à redire au monde social tel qu’il est, s’efforcent d’imposer universellement, par un discours tout empreint de la simplicité et de la transparence du bon sens, le sentiment d’évidence et de nécessité que ce monde leur impose ; ils travaillent à annuler la politique dans un discours politique dépolitisé, produit d’un travail de neutralisation ou, mieux, de dénégation, qui vise à restaurer l’état d’innocence originaire de la doxa et qui, étant orienté vers la naturalisation de l’ordre social, emprunte toujours le langage de la nature.

Cette nostalgie de la protodoxa s’exprime en toute naiveté dans le culte de tous les conservatismes pour le «bon peuple», dont les euphémismes du discours orthodoxe («les gens simples», les «classes modestes», etc.) désignent bien la propriété essentielle, la soumission à l’ordre établi ». Pierre Bourdieu[2]Pierre Bourdieu, Décrire et prescrire, Actes de la recherche en sciences sociales, n°38, mai 1981

« Cette maison (l’Education Nationale) est un peuple de colibris… » J.M. Blanquer[3]J.M. Blanquer, Message aux personnels de l’Education Nationale, 2 septembre 2019

J.M. Blanquer écrit et s’exprime beaucoup. Il ne s’agit pas ici seulement de l’habituel exercice de communication auquel s’adonne tout ministre, mais d’une véritable mise en récit cohérent de son action politique. Ce récit est en lui-même une arme politique redoutable pour un ministre qui ne néglige aucun support lui permettant de le diffuser :

  • Trois livres en quatre ans (avant et après sa nomination au M.E.N.),
  • innombrables entretiens dans la presse,
  • notes et programmes divers (« République, Excellences, Bienveillance, pour l’école de la confiance », notes de rentrée…),
  • interventions au Parlement (« loi pour une école de la confiance »…),
  • interventions vidéo lors de colloques (dont, entre autres, ceux organisés par « Sens Commun » ou l’Association des anciens élèves de l’école militaire de Saint-Cyr),
  • réseaux sociaux (son compte twitter)…

« Gouvernance et bienveillance », deux mamelles du capitalisme mondialisé

Il est d’abord peut-être utile de rappeler très succinctement quelques éléments de l’histoire dans laquelle J.-M. Blanquer élabore ce récit. Avec l’effondrement du « système soviétique » et la « fin de l’histoire » proclamée dans la foulée, les dirigeants et penseurs du capitalisme ont élaboré et mis en oeuvre les conditions d’une nouvelle phase de la guerre économique et idéologique qu’ils entendaient continuer pour libérer l’accumulation du capital de toute contrainte empêchant de faire du monde un vaste marché. Au gouvernement des personnes, processus historique éminemment politique, social et conflictuel, s’est substitué un gouvernement des choses, affaire purement technique et pragmatique, reposant sur une « éthique » bienveillante et consensuelle. A ainsi été mis en pratique le concept de « gouvernance », qui, dans le champ politique, se traduit par la mise en place de gouvernements d’experts se voulant hors des « querelles partisanes et dépassées ». Gouvernements d’experts soi-disant issus d’une « société civile » réduite à ses prétendues élites et travaillant pour un supposé « bien commun ».

Sont alors déclarés hors d’usage et assimilés à de vieilles lunes des concepts tels que celui de lutte des classes. Ils sont avantageusement remplacés par des concepts et mots qui, pour n’être pas nouveaux, sont re-définis dans des programmes (notamment éducatifs) et textes élaborés et sans cesse ré-actualisés par des institutions libérales telles que l’OCDE, la Banque Mondiale, le FMI ou encore par l’Union Européenne et divers think tanks patronaux :

« Bienveillance, confiance, compétences, excellences, pragmatisme, acteurs, autonomie, évaluation… » sont quelques uns de ces concepts du capitalisme libéral que J.M. Blanquer, après ses prédécesseurs, reprend à son compte et auxquels il donne force et cohérence en les inscrivant dans un récit visant à interdire toute possibilité de contester la politique scolaire qu’il met en place. A cet effet, il utilise également quelques mots-clés sensés faire consensus car ressortissant de ce qui serait un patrimoine historique et éthique commun.

Blanquer, Jaurès, la République et la confiance

L’utilisation qu’il fait du terme « République » est à cet égard éclairante. C’est sa référence première et centrale dans nombre de textes et discours, celle autour de laquelle s’articulent sa vision et son action politiques. Mais de quelle République s’agit-il ?

« L’école est au coeur de la République qui nous unit et nous rassemble : c’est notre Bien commun… L’école de la République est née des Lumières… Nous nous perdons si nous ne cultivons pas ce qui a fait le génie français »[4]Sauf exceptions indiquées, toutes les citations sont extraites de « Pour l’école de la confiance », dossier de presse 29/08/2017 education.gouv.fr et « Construisons ensemble l’école de la confiance » éd. Odile Jacob, 2018.

“ Ainsi dés-historicisée, naturalisée et essentialisée, elle [la république] ne peut être questionnée et quiconque  » voudrait nous faire douter des vertus républicaines » se rendrait complice de « ces forces obscurantistes anti-républicaines en tant qu’elles combattent l’esprit des Lumières ». ”

La République de J.M. Blanquer ne se discute pas. Il lui suffit de l’évoquer pour qu’elle soit, puisqu’elle « unit et rassemble » Elle incarne un « génie français », belle plante qu’il convient d’arroser régulièrement. Ainsi dés-historicisée, naturalisée et essentialisée, elle ne peut être questionnée et quiconque  » voudrait nous faire douter des vertus républicaines » se rendrait complice de « ces forces obscurantistes anti-républicaines en tant qu’elles combattent l’esprit des Lumières ».

Hors de cette conception fossilisée de la République, point de salut. Se met ainsi en place une composante essentielle de la rhétorique blanquerienne : le consensus comme argument d’autorité. Un consensus qui se fait parfois au prix de quelques arrangements avec l’histoire :  » A la question «Qu’est-ce que la République ?», Jean Jaurès répondait : « C’est un grand acte de confiance.». Il exprimait ainsi une vision de la société que l’école transmet à tous les enfants ». J.M. Blanquer se réclame de Jaurés et lui attribue ce propos qui, selon lui, aurait été prononcé lors du discours du Pré Saint-Gervais, le 25 mai 1913. Or, Jaurès n’a pas prononcé ces mots. La seule trace disponible de son discours est un compte-rendu qu’en fait… l’Humanité, dans son numéro du 26 mai 1913. C’est un hommage aux morts de la Commune de Paris. Jaurès, se tenant à un drapeau rouge, utilise bien le mot « confiance », mais pour dire ceci :  » C’est avec confiance que nous reprendrons la bataille demain (contre la loi militaire des trois ans)… mais je veux encore une fois, en votre nom, envoyer notre commun hommage aux morts immortels de la Commune ». Une vision de la société que l’école de Blanquer ne transmet pas à tous les enfants.

N’hésitant pas à user de contre-vérités, J.M. Blanquer accapare ainsi des éléments qu’il emprunte à un autre corpus idéologique que le sien et les détourne à son profit politique.

La confiance comme arme de dépolitisation massive

Ainsi couvert sur sa gauche, il peut alors développer sa conception de la confiance : Elle « est la clé du bon fonctionnement d’une société ; elle est aussi la clé du bon fonctionnement de l’école ». L’utilisation intensive du terme contribue, dans la logique de la « gouvernance », à la confusion entre ce qui relève de la sphère privée et de la sphère publique. De quelle confiance parle-t-on ? En soi ? En l’autre ? En l’institution ? En la République… ? Elle interdit toute hiérarchisation des responsabilités, tous étant appelés à faire confiance à tout : « aux acteurs de l’école, aux professeurs et à tous les personnels, aux partenaires de l’école, aux acteurs de terrain, aux parents, aux valeurs de la République… »

Qui oserait ne pas être acteur de cet enthousiasmant projet, au nom d’une méfiance qui l’exclurait de cette si bienveillante communauté ?

La confiance, telle qu’assénée par J.M. Blanquer, en ce qu’elle impose là encore le consensus comme argument d’autorité, interdit toute critique de l’ordre social et scolaire existant en le dépolitisant.

Blanquer, qui ne se prive pas de faire de la politique, précise sa pensée dans un entretien accordé le 18 mars 2017 à « S.O.S Education » :

« Il faut passer par une dépolitisation, dépasser le clivage gauche-droite, puis par une repolitisation pour faire comprendre que l’Education est le sujet le plus important… L’évaluation est un des mots-clés avec la confiance et l’évolution du système grâce aux sciences cognitives. » Un recours aux sciences cognitives -« la science démontre que… »- qui rejoint le « Jaurès a dit » dans l’utilisation de l’argument d’autorité.

Cachez ce pauvre que je ne saurais voir : Euphémiser le social

Parce qu’il ne peut effacer complétement la réalité d’un ordre social et scolaire qu’il contribue à perpétuer par sa politique, J.-M. Blanquer utilise une autre arme rhétorique : l’euphémisation des manifestations trop visibles de cette réalité. »Enfants fragiles, milieux défavorisés, populations socialement en difficulté, collégiens d’origine modeste, opportunités qui n’existent pas toujours dans les familles, territoires qui se sentent marginalisés, France périphérique »… Autant de qualificatifs qui, en tentant de masquer les effets de l’exploitation capitaliste, fleurent bon un mépris de classe condescendant et bienveillant qui, peut-être, s’ignore.

Condescendance et bienveillance dont témoigne ce compte-rendu d’une visite de classe qu’il fait dans une « belle école maternelle du 19ème » en compagnie du Président de la République. L’enseignante faisant découvrir les syllabes du mot « lapin », J.M. Blanquer écrit ceci : « Nous nous regardons avec le Président, nous sourions. Derrière ce moment de joie simple, nous savons qu’il y a ce qui construit la République au quotidien ».

La République anémiée de J.M. Blanquer : fruit de l’humble besogne des simples gens, sous l’oeil attendri et ému de ceux qui savent.

Des registres différents, un même discours autoritaire

Ces quelques exemples de la manière dont J.M. Blanquer construit le récit de sa politique, le soin qu’il prend à en assurer la diffusion massive et répétée, montrent l’importance politique qu’il lui confère. Il recourt à des procédés rhéthoriques tels que l’utilisation du consensus et du bon sens, la référence à une science qu’il instrumentalise, l’introduction de catégories floues telles que la confiance et la bienveillance, pour en faire des arguments d’autorité. Le récit « blanquerien » est ainsi globalisant, totalisant, au sens où il vise à produire un effet de cadrage qui en empêche toute critique interne, toute remise en question de la politique de tri scolaire qu’il met en place. En ce sens, le récit de J.-M. Blanquer est un discours autoritaire.

“ Le récit « blanquerien » est ainsi globalisant, totalisant, au sens où il vise à produire un effet de cadrage qui empêche toute critique interne, toute remise en question de la politique de tri scolaire qu’il met en place. ”

Il arrive au « Ministre des professeurs » de sortir de sa posture consensuelle et bienséante. Lorsque des mouvements sociaux, des actions radicales, fussent-elles minoritaires, bousculent le cadre policé de son récit, le ministre change de registre. Des grévistes deviennent alors ceux qui « prennent en otage le système » (registre policier), des mécontents qui « ne sont pas sérieux et trouvent qu’il y a un petit pli à la robe de la mariée » (le mépris, toujours), sont atteints d’ « une fièvre pas normale » (registre du pathologique)) ou ont « une approche complotiste »[5]Entretien à la matinale de France-Inter du 17/06/2019… Ces registres sont complémentaires de sa réthorique du consensus : ils visent eux aussi à disqualifier toute opposition à sa politique et donc toute lutte politique.

Quelque soit son registre, le discours de J.M. Blanquer s’inscrit dans une doxa du capitalisme néo-libéral qui vise, en dé-politisant, dé-socialisant la question de l’éducation, à essentialiser et naturaliser la question des rapports sociaux afin de les rendre invisibles, confinés dans un hors-champ politique.

Dé-construire le récit de J.-M. Blanquer et plus généralement le discours dominant sur l’Education est donc plus que jamais nécessaire à la lutte contre sa politique.

Nécessaire mais non suffisant puisqu’il est tout aussi essentiel de construire un récit alternatif.

Patrick Singéry
Comité de rédaction de Carnets Rouges

Notes[+]