Bienveillance
La doxa néolibérale est à la bienveillance : gouvernance bienveillante, gestion relationnelle bienveillante, parentalité bienveillante, école de la bienveillance… Cette notion, répandue dès le XIXème siècle dans l’institution scolaire, revient en force dans les programmes de 2013, avec « l’école de la confiance et de la bienveillance » de Vincent Peillon. Si elle peut apparaître comme une évidence alors que l’échec scolaire est de plus en plus ségrégatif, il est nécessaire de la situer en contexte pour identifier les intentions dont elle est porteuse et qui sont loin d’être… bienveillantes !
Ainsi un rapport de l’inspection générale[1]Agir contre le décrochage scolaire : alliance éducative et approche pédagogique repensée, 2013 affirme que « Si l’on veut diplômer davantage d’élèves, il faut passer d’un système d’enseignement qui trie pour que les meilleurs parviennent aux formations d’excellence à un système “bienveillant” qui décide de faire réussir de façon variée des élèves reconnus dans leurs habiletés plurielles ». Ces dernières années, des pédagogies auto-proclamées « innovantes », soutenues par le ministère et les médias assurent, au nom de LA science, que la bienveillance est « un véritable catalyseur d’épanouissement ». Le BO du 26/03/2015 stipule que « l’école maternelle est une école bienveillante (…) dont la mission est de permettre aux enfants d’« affirmer et épanouir leur personnalité. »
Cette incantation à la bienveillance, prônée par le ministre a pour fonction de masquer des choix politiques qui font empêchement à toute démocratisation du système éducatif et, ce faisant, est l’expression d’un mépris de classe assumé. Ces choix, aboutissement d’un projet longuement mûri, sont désormais en cours d’application et la bienveillance, concept opaque, a montré son vrai visage pendant la pandémie où ont été maltraités enfants, enseignants et parents. Ils s’inscrivent dans une idéologie dévastatrice qui impute implicitement les échecs scolaires à la seule responsabilité de chaque élève, de chaque famille et de tout enseignant qui ne ferait pas preuve d’assez de « bienveillance » (le fameux «on a tout essayé «).
La naturalisation des différences entre élèves au nom des « talents » et la promotion de l’individualisation des apprentissages assignent les élèves des milieux populaires à leurs origines, oblitèrent toute tentative d’émancipation. La bienveillance c’est l’égalité mise hors sujet. Mais si à l’ère de « l’impératif » économique, les injonctions à la bienveillance sont peu coûteuses, elles le deviennent humainement, culturellement, socialement, quand est mis en danger le service public d’éducation, quand le métier d’enseignant est réduit à une posture morale où le charisme individuel tient lieu de formation.
Cette « bienveillance » martelée ne permet en rien d’échapper à la violence intrinsèque de tout rapport de domination et n’est pas compatible avec la démocratisation de l’accès au savoir. En invisibilisant les mécanismes qui produisent de l’exclusion et des inégalités, elle participe à leurrer les élèves et leurs familles, dans l’évitement des questionnements sur ce qui est au cœur de la difficulté scolaire. Les différences socialement construites entre les élèves, y compris par l’école, ne sauraient se dissoudre dans une bonne estime de soi que la bienveillance est censée garantir.
Face à la réalité violente de l’échec scolaire ségrégatif, il est impératif de défendre, pour tous, la possibilité effective de l’accès à la culture, de la rencontre émancipatrice avec de nouveaux horizons, de la « dispute » intellectuelle avec les pairs. Et pour les enseignants une formation à la nature des difficultés rencontrées, afin que des réponses didactiques et pédagogiques soient mises en œuvre.
Christine Passerieux
Carnets rouges
Ressource
Devin, P., Passerieux C., « Les leurres de la bienveillance », Carnets Rouges n°10, avril 2017.
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