L’école de l’aliénation contre l’école de l’émancipation
Il n’est pas rare que quelques malentendus s’installent entre les enseignants, que l’on dit prompts à se plaindre presque rituellement, et les familles ou l’« opinion publique » qui ne saisissent pas forcément les enjeux des critiques. Ce fut le cas récemment autour des réformes du ministre Jean-Michel Blanquer adoptées en rafales, et qui, en apparence, donnaient l’impression bienvenue de décrasser un système enkysté dans ses défaillances.
Le dévoiement de l’Émancipation
Il faut dire que les réformes récentes ont ceci de particulier que, sous couvert de modernisation et grâce à des enrobages technicistes que seuls les happy few de la profession peuvent comprendre, elles tissent ensemble des aspects vertement régressifs et dignes de l’école fantasmée de la Troisième République, avec des mains tendues à une néo-libéralisation extrême du système éducatif dans laquelle la fonction régulatrice de l’État n’aurait plus cours. C’est cet alliage fétide et dangereux qui fonde la dangerosité des réformes Blanquer pour le projet d’une école émancipatrice qu’il prétend pourtant défendre. En effet, le concept d’ « émancipation » est désormais dans toutes les bouches des zélés gouvernementaux et subit le même sort que celui de « pédagogie » quelques années plus tôt. Tandis qu’on nous explique qu’il faut faire preuve de « pédagogie » pour expliquer à quel point les décisions ministérielles sont de salubrité publique, il faudrait désormais nous convaincre que celles concernant l’éducation vont dans le sens de l’émancipation. C’est en substance le raisonnement tenu par Jean-Michel Blanquer lors d’une intervention dans le cadre d’une rencontre organisée par son parti LREM[1]https://www.youtube.com/watch?v=ase-Ns1QJZI. Il y développe l’idée que le petit être humain est entièrement tourné vers la quête de liberté et que l’école doit nourrir ce dessein. L’émancipation n’y est définie que comme l’accès à l’autonomie et la réussite individuelle. En quelque sorte, il s’agit là d’un projet de « libre-entreprise » de soi derrière lequel on ne devine rien d’autre que la personnalisation extrême de l’accompagnement éducatif. Or quiconque s’est déjà un tantinet penché sur les penseurs de l’émancipation en éducation, sait parfaitement qu’il s’agit là d’une définition atrophiée, voire mensongère car l’émancipation par l’école est d’abord un projet collectif de décryptage de toute forme de dominations pour viser leur abolition. Que l’on songe aux écrits d’un Paulo Freire[2]Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, à paraître, Agone, 2020 ou d’un Célestin Freinet. L’émancipation par l’école ne se pense que du point de vue d’un projet de transformation sociale : pour une société libérée des inégalités et des oppressions. On mesure à quel point il devient difficile de reprendre la main sur un mot à ce point détourné à des fins politiques et surtout publicitaires : comment faire comprendre aux parents par exemple que la question n’est pas de ne rien faire pour contrebalancer les déficits criants de l’école mais de compter davantage sur la redistribution de ceux qui ont déjà beaucoup vers ceux qui en ont le plus besoin ? Comment convaincre que la condition de l’émancipation de soi (ou de son enfant) est d’abord celle des autres ? A surfer sur les lieux communs de la parentalité (je souhaite la réussite de mon enfant), le ministre réussit l’exploit de masquer ce que ses réformes ont de profondément réactionnaire. Pourtant, à y regarder de près, quelques décisions apparaissent comme des marqueurs de cette réaction, voire de la contre-démocratisation, à condition de les décrypter à l’aune de l’histoire de l’école dans laquelle elles s’inscrivent. Ces décisions révèlent les attributs de l’individu émancipé selon les codes gouvernementaux, et, vus sous cet angle, s’avèrent très inquiétantes tant elles confondent émancipation et aliénation.
La réécriture des programmes d’histoire comme révélateur idéologique
On peut commencer par scruter les programmes scolaires récemment commentés ou réécrits par le Conseil Supérieur des Programmes, et notamment ceux d’histoire pour le lycée, discipline politique s’il en est puisqu’il s’agit d’arbitrer sur des connaissances du passé censées conditionner l’action au présent et à l’avenir. L’histoire de l’enseignement de l’histoire nous a appris comment cette matière avait été intrinsèquement nouée au projet national puis républicain dès la fin du Second Empire sous le ministère Victor Duruy. Il s’agissait alors, comme dans la plupart des pays européens, de mettre à contribution l’écriture et la connaissance de l’histoire nationale pour fabriquer ou renforcer le sentiment national, couplé au patriotisme puis à l’esprit de la revanche à la suite de la défaite française de Sedan en 1870 contre la Prusse. Il fallut s’atteler à l’écriture d’un récit historique susceptible de répondre à cette commande. Ce ne fut pas très compliqué car, en cette fin du XIXème siècle, l’histoire est en voie d’institutionnalisation en tant que discipline académique. Des historiens prennent place dans le monde universitaire et réfléchissent tout à la fois aux finalités de la discipline historique ainsi qu’à ses méthodes. En cette fin du XIXème siècle, nul historien sérieux n’imagine le récit du passé autrement que comme une suite ininterrompue d’évènements impulsés par des hommes (toujours des hommes) puissants ; un récit continu, à visée progressiste, étayé par des sources et véhiculant l’intrigue d’une France « toujours déjà là » comme l’écrivait l’historienne Suzanne Citron[3]Suzanne Citron, Le mythe national, L’atelier, rééd. 2019.. C’est ce récit que l’on s’est mis récemment à qualifier de « roman national », tellement il apparaît, aujourd’hui, au regard des avancées de la science historique, comme archaïque et dépassé. Mais en cette fin du XIXème siècle, nul ne questionne sa véracité et sa légitimité. On ne doute pas que 2000 ans avant, « la France s’appelait la Gaule et ses habitants les Gaulois », tout comme on ne doute pas du fait que la mise en avant des hauts faits et gestes héroïques génèrerait chez les enfants une empathie et identification telles qu’ils ne pourront qu’aimer et vouloir défendre une patrie si brillamment engagée dans le destin de l’humanité. C’est une chose que l’on oublie souvent de préciser : lorsque le roman national entre dans les classes, il correspond à la manière avec laquelle on écrivait le passé dans le champ académique, il n’y avait que très peu de décalage, sauf dans la langue et les quelques artifices pédagogiques que l’on pouvait trouver dans les manuels scolaires de l’époque. Il allait de soi en cette fin du XIXème siècle, et jusqu’après la fin de la Première guerre mondiale, que l’histoire s’inscrivait dans une frise chronologique lisse et immuable, et que les moteurs de cette histoire ne pouvaient être que les puissants. Cela fait bien longtemps que les historiens attribuent à leurs disciplines d’autres finalités, et ont appris à construire d’autres objets et à utiliser d’autres lunettes que l’approche évènementielle et héroïque.
Aussi les actuelles réminiscences du roman national perceptibles autant dans les médias que chez certains politiques, sont-elles chargées d’une dose de malhonnêteté, d’idéologie et de manipulation que leurs ancêtres n’avaient pas, il convient de le rappeler.
“ Le discours du candidat Emmanuel Macron tentait, lui, de maintenir un « en même temps » tissant des reliquats du roman national avec les avancées historiographiques ”
Ces réminiscences se voient régulièrement depuis près de trente ans mais connaissent une banalisation ces derniers temps. A titre d’exemple, la remise en vigueur d’un enseignement du roman national – que d’aucuns préfèrent appeler « récit » mais qui recouvre les mêmes réalités – faisait partie des programmes présidentiels de François Fillon, Bruno Lemaire ou encore du Front National. Des positions très largement relayées par des médias souverainistes et porteurs d’une vision très éculée de l’école, de Marianne à Valeurs Actuelles. La justification étant de réapprendre aux petits Français à aimer la France, notamment en contexte post-attentats de 2015. Le discours du candidat Emmanuel Macron tentait, lui, de maintenir un « en même temps » tissant des reliquats du roman national avec les avancées historiographiques, mais le peu de mystère subsistant autour du pressenti ministre de l’éducation, Jean-Michel Blanquer, homme fort de droite, DGESCO sous Nicolas Sarkozy, ne laissait planer aucun doute sur les orientations futures. Le chantier de réécriture des programmes de lycée ne fit donc que confirmer la réhabilitation du roman national comme matrice de l’enseignement de l’histoire, ce qu’avait annoncé la Présidente du Conseil Supérieur des Programmes, Souad Ayada, dans différentes journaux dont Causeur (d’extrême-droite) et Le Monde en rappelant même les vertus des manuels Malet & Isaac, sorte de Madeleine de Proust de l’école traditionnelle.
L’école de l’obéissance et de l’aliénation
Ne s’en tenant pas qu’à la réforme du lycée, le ministre Blanquer s’est ensuite attaché, comme la plupart de ses prédécesseurs, à donner son nom à une nouvelle loi d’orientation sur l’école dite « de la confiance » définitivement adoptée fin juillet 2019 en pleine vacances scolaires. Parmi les instruments de la construction de la confiance figure l’obligation d’afficher dans les salles de classe les paroles de la Marseillaise, ainsi que les drapeaux français et européens. On pourrait naturellement balayer d’un revers de la main cet article qui, au regard d’autres mesures portées par la loi, paraît comme relativement secondaire. Mais il faut bien admettre que tout cela fait système. Si la réhabilitation du roman national dans l’enseignement de l’histoire vise à ré-insister sur les finalités émotionnelles et nationalistes de l’histoire scolaire, le drapeau et la Marseillaise, eux, apparaissent comme le pendant républicain. On a donc là une revitalisation autoritaire des finalités nationale-républicaines des disciplines scolaires. On nous objectera peut-être que La Marseillaise est un chant révolutionnaire, et qu’il n’y a donc là rien de bien conservateur. C’est d‘ailleurs un argument entendu dans la gauche souverainiste récemment. Mais il n’est pas ici question d’analyser le sens historique des paroles ou encore de la replacer dans son historicité propre ; il s’agit au contraire de patrimonialiser un chant devenu hymne national en le transformant en outil d’adhésion à une norme et non en insistant sur son potentiel subversif. Il faut reconnaître que c’est loin d’être la première fois que l’on assiste à l’usage idéologique de ce chant. Sous Nicolas Sarkozy, les programmes de l’école primaire détaillaient même le nombre de paragraphes devant être assimilés selon les niveaux… Mais il en va ici d’un effet de cumul qui rend compte d’une ligne idéologique tenue de main de fer par l’actuel gouvernement. La même analyse pourrait être faite à propos du drapeau français. Enfin, l’argent mis dans la mise en place du Service National Universel, la communication autour du port de l’uniforme et du sens de la discipline, vont dans le même sens.
“ On a donc là une revitalisation autoritaire des finalités nationale-républicaines des disciplines scolaires. ”
Tout cela doit être référé à la définition ministérielle de l’émancipation mentionnée plus haut. On peut aisément comprendre qu’il y a là une contradiction fondamentale entre un projet visant à accompagner l’autonomisation de l’esprit des élèves et des textes et pratiques qui les enferment dans la nécessité de l’adhésion à des codes et des normes, présentés comme immuables et constitutifs d’une identité française fossilisée. Il y a même là un empêchement fondamental et volontaire, et qui se retrouve dans toutes les disciplines du développement de l’esprit critique. Loin d’être une école de l’émancipation, le projet en cours est une école de l’aliénation. Ce qui se joue actuellement dans cette école de « la confiance » est bel et bien la place du droit au doute, au débat, sans parler de la contestation, tant du côté des élèves que de celui des enseignants (que l’on songe à l’article 1 de la loi). Tout cela a toujours été en tension dans l’école de la République mais le verrouillage atteint ici une intensité que l’on n’avait connue que sous les moments politiques les plus autoritaires et les moins glorieux de notre histoire. On y perçoit en effet les réminiscences d’une école qui a souvent flirté avec les idéaux du garde à vous : des bataillons scolaires de la Troisième République, en passant par le tri social et le salut au drapeau du régime de Vichy. Tout cela nous éloigne à grandes enjambées de la boussole de la démocratisation scolaire qui, bon an mal an, continuait d’orienter la plupart des réformes scolaires précédentes.
C’est donc peu de dire que l’heure est grave pour notre école.
Laurence De Cock[4]Dernier ouvrage paru : Laurence De Cock, Ecole, Anamosa, 2019.
Professeure agrégée en lycée
Docteure en Sciences de l’éducation
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