Former l’homme, le citoyen, le travailleur : bricolages des politiques publiques sur le lycée professionnel
Depuis six ans, chaque rentrée scolaire en lycée professionnel est ponctuée de nouvelles mesures. Jamais une institution scolaire n’a été aussi remodelée en si peu de temps. Cet article s’attache à mettre le focus sur les toutes dernières réformes en vigueur et la conception vacillante des pouvoirs publics à l’égard de la fonction des lycées professionnels quant à leur gouvernance et aux contours d’une culture ouvrière à délivrer.
Les débats sur la place et le contenu des formations à délivrer aux enfants du peuple est constitutif de l’émergence de l’enseignement professionnel. Déjà, au début du XXème siècle, ils opposent les membres de l’Association française pour le développement de l’enseignement technique (A.F.D.E.T, constituée en 1902 autour du ministère du Commerce), aux défenseurs de l’instruction publique (constitués en 1900 autour du ministère de l’Instruction publique). Si les premiers proposent le transfert de toutes les formations techniques au ministère du commerce, la loi Astier votée en juillet 1919, connue pour avoir institué le Certificat d’Aptitudes Professionnelles (C.A.P) donnera raison à terme aux seconds, puisque toutes les écoles publiques ou privées, seront placées sous le contrôle du sous-secrétariat à la direction de l’enseignement technique (D.E.T), rattaché au ministère de l’Instruction publique. Cette loi définit l’enseignement technique comme « l’étude théorique et pratique des sciences et des arts ou métiers en vue de l’industrie et du commerce, sans préjudice d’un complément d’enseignement général ».
Entre finalités humaniste et adéquationniste
Même si aujourd’hui l’enseignement professionnel est institutionnalisé (par alternance ou voie scolaire) et que ses contenus sont légalisés dans des programmes ou des référentiels de compétences permettant la délivrance de diplômes, les tensions entre finalité utilitariste d’un enseignement professionnel chargé de répondre à un besoin de main d’œuvre locale (voir l’article de Fabienne Maillard sur la fiction de l’adéquationnisme) et une finalité humaniste définie par « former l’homme, le citoyen, le travailleur » n’ont pas disparu. Elles sont même sujettes à un balancement qui démontre les hésitations des pouvoirs publics dans le maintien de cette tension.
Depuis 1985, date de création des lycées professionnels et du baccalauréat professionnel, on pensait tranchée la question du lieu de formation, qui revenait majoritairement à l’Éducation nationale ou, pour un public plus choisi et moins nombreux, aux centres de formation et d’apprentissage. Pourtant, de juillet 2022 à septembre 2024, l’enseignement professionnel public a été pris en charge dans un sous secrétariat partagé entre le ministère de l’Éducation nationale et celui du travail. Il est cependant revenu exclusivement à l’Éducation nationale avec la nomination, en septembre 2024, d’Alexandre Portier comme ministre délégué à la réussite scolaire et à l’enseignement professionnel. Pourtant les pistes restent brouillées quant à l’introduction des parcours en alternance et donc de l’apprentissage qui relève du ministère du travail au sein de l’enseignement professionnel public. De plus l’association « Régions de France » qui réunit les présidents des conseils régionaux a plusieurs fois manifesté sa volonté de piloter davantage la carte des formations et « d’une pleine ouverture de la gouvernance des lycées » en faveur des régions1. La volonté de gouvernance territoriale des lycées professionnels n’est donc pas une fiction et reviendrait à les sortir de façon durable du système éducatif national, au nom d’une meilleure adéquation avec le besoin de main d’œuvre locale.
Si la gouvernance a changé, les dernières réformes sont toujours en cours. La « transformation de la voie professionnelle » de 2018 a été reprise par voie présidentielle en 2023 avec l’objectif de « faire du lycée professionnel une voie de réussite, choisie par les élèves et leurs familles, reconnue par la société et les entreprises2 ». La littérature scientifique a largement démontré qu’à de rares exceptions, l’orientation en lycée professionnel s’effectue par défaut et qu’elle est donc vécue comme une orientation subie (Palheta 2012). En 2021, les lycées professionnels accueillent 627 000 lycéens pour 1,6 millions de lycéens en sections publiques, générales ou techniques et connaissent une surreprésentation d’enfants d’ouvriers, de retraités ou d’inactifs (52,6%) contre 34,8% dans les filières générales et technologiques. Passons sur les efforts à faire afin que cette « voie de réussite » soit choisie par les élèves et leurs familles. Il s’agit aussi qu’elle soit reconnue par « la société et les entreprises ». Allons voir du côté du contenu des enseignements, ce que ces réformes ont apporté pour la reconnaissance du lycée professionnel.
Des modifications horaires à visée utilitariste
En se prêtant à une rapide comparaison des heures d’enseignement reçues par des élèves de baccalauréat professionnel de section industrielle, on constate que depuis 20093, elles ont fait l’objet de plusieurs restructurations révélatrices des fluctuations quant à la définition de la « culture ouvrière » à délivrer (Voir tableau ci-dessous).
Volume horaire de référence en section industrielle
Heures enseignements professionnels | Heures enseignements généraux | Dont Lettres-Histoire | Dont Maths-Sciences | Total Heures enseignements | |
---|---|---|---|---|---|
2009 | 1 472 | 1 218 | 380 | 349 | 2 690 |
2019 | 1 260 | 995 | 267 | 266 | 2 255 |
2024 | 1 189 | 1 070 | 317 | 291 | 2 350 |
En 2009 et 2019, volume horaire de référence effectué sur 82 semaines de cours et de 18 à 22 semaines de PFMP en section industrielle.
En 2024, volume horaire de référence effectué sur 80 semaines de cours et de 18 à 20 semaines de PFMP en section industrielle.
La très nette diminution des horaires d’enseignement entre 2009 et 2019 a quelque peu été motivée par l’allégement des emplois du temps des élèves (qui sont passés de 32 heures à moins de 30h hebdomadaires). Elle est aussi révélatrice des économies budgétaires réalisées et demandées par Bercy. Elle a aussi permis la redistribution d’heures disciplinaires (principalement math-sciences et lettres-histoire) en heures de « co-intervention » avec des disciplines professionnelles ou en heures dédiées à la réalisation, par les élèves, d’un chef d’œuvre individuel ou collectif4. Ce qui a vivement été décrié par les équipes pédagogiques. En 2024, ces heures sont réduites et redistribuées, quelque peu, vers de l’enseignement proprement disciplinaire. Leur réduction est aussi peut-être liée au fait qu’elles n’ont pas rencontré le succès escompté, à de rares exceptions lorsqu’une pédagogie par projet était déjà bien en place dans les équipes enseignantes. On ne serait pas étonné de les voir totalement disparaître d’ici quelques temps. Sans nullement se préoccuper des temps de préparation ou de concertation nécessaires, l’État impose, quasiment au pied levé, ses restructurations comptables aux équipes enseignantes. Par là même, il impose aussi une redéfinition des visées de l’enseignement professionnel du second degré, tout autant chargé d’insérer professionnellement que de permettre une poursuite d’études. Un bref aperçu de leur contenu permet d’observer que les réformes de 2024 ont (ré)introduit ou consolidé, selon les disciplines, une perspective professionnelle aux enseignements généraux.
Les fluctuations de la culture ouvrière à délivrer
Si pour l’enseignement du français et des math/sciences, les programmes indiquent bien un continuum « des objectifs visés par l’enseignement de la discipline au collège5 » et une consolidation de la maitrise « du socle commun de connaissances, de compétences et de culture6 », les programmes introduisent dès la seconde une perspective d’études « dire, lire et écrire le métier » en français. En anglais aussi, « l’acquisition des moyens linguistiques [doit permettre] de communiquer avec des collègues, des partenaires ou des clients étrangers ». Le chef d’œuvre, devenu projet en 2024, doit pour sa part permettre la construction de compétences transférables dans « d’autres contextes, en particulier professionnels ». Ainsi dans la perspective des programmes de 2019, on peut lire une finalité plus utilitariste des enseignements généraux qui doivent davantage servir les pratiques professionnelles et donc viser d’une certaine manière l’entrée des bacheliers sur le marché de l’emploi. Même si l’enseignement des matières générales a très tôt été lié à une visée professionnelle, cela ne fut pas toujours aussi marqué notamment pour l’enseignement du français.
Les quelques recherches menées sur les contours de la culture ouvrière délivrée dans l’enseignement public ont montré que l’enseignement professionnel a très tôt été défini autour de la finalité de former l’homme, le citoyen, le travailleur indiquant « un projet d’éducation globale » qui nécessitait de « ne jamais se laisser entrainer par l’intérêt de chacune des disciplines », comme le rappellent les instructions officielles de 19457. Le français s’est donc constitué comme une discipline devant répondre aux « attendus professionnels tout en initiant les élèves à des pratiques culturelles dont le déploiement peut se faire au-delà de l’école dans la perspective de développer une “culture sociale’’ ».
Le rattachement progressif de l’enseignement professionnel au système éducatif national va lui aussi influer sur le contenu et la visée des enseignements généraux à délivrer.
Le français s’est davantage rapproché d’une disciplinarisation dans le sens d’une harmonisation de la discipline avec les autres filières du second degré, allant même jusqu’à une disparition de « la dimension de la formation au métier8 » dans les programmes de 2009 qui auront cours jusqu’en 2019. Pour les mathématiques, la discipline s’est aussi très tôt définie au travers des enjeux professionnels et de la culture technique. Ce qui fait dire au chercheur Xavier Sido que « cet enseignement reste partagé entre les rapports ancillaires qu’il entretient avec l’apprentissage du métier et une perspective instrumentale dominante d’une part, et une dimension plus réflexive, minorée, nécessaire à la formation intellectuelle, mathématique et scientifique d’autre part ». Il constate cependant une évolution après 1995, date à laquelle l’enseignement s’inscrit davantage dans une perspective de remédiation scolaire, « ce qui suggère une valorisation de la facette utilitaire aux dépens de la facette désintéressée9 ».
Si on pensait acquise la fonction du lycée professionnel, comme lieu de remédiation scolaire pour les élèves les plus en difficulté, les dernières réformes en cours démontrent une forme de retour en arrière qui lui réassigne aussi une fonction plus professionnalisante. La réforme de 2024 amène avec elle un puissant mécanisme de ségrégation des élèves, qui se verront proposer en terminale bac pro un parcours différencié de 6 semaines. Sur décision du conseil de classe, les élèves pourront soit avoir accès à un module préparatoire pour des poursuites d’études, soit entamer une nouvelle période de formation en milieu professionnel, rémunérée mais non certificative. À la rentrée 2024, aucune instruction officielle précise n’a été émise sur les contenus à délivrer durant ces modules, ni sur les modalités d’accès aux études supérieures pour les bacheliers professionnels. L’État aura-t-il les moyens de rejeter l’accès en BTS des bons élèves de terminales bac pro qui auront effectué un stage rémunéré plutôt qu’un module de préparation ?
Ce qui est particulièrement visible est la forme ségrégative des politiques publiques et leur mépris institutionnel, quant aux acteurs des lycées professionnels : administration chargée d’organiser au pied levé des réformes ; enseignants, devant sans cesse réadapter leurs cours dans la précipitation par sélection des élèves les mieux dotés économiquement.
Caroline Renson
Titulaire CA-PLP (Certificat aptitude professeur lycée professionnel)
Doctorante en sciences de l’éducation (Circeft-Escol)
Bibliographie
Guy Brucy, Histoire des diplômes de l’enseignement technique et professionnel (1880-1965). L’État, l’École et les Entreprises et la certification des compétences, Belin, 1998.
Le lycée professionnel au cœur des enjeux d’égalité, Carnets rouges n°23, Octobre 2021.
Fabienne Maillard, Gilles Moreau, (dir.), Le bac pro. Un baccalauréat comme les autres ? Octarès, 2019.
Ugo Palheta, La domination scolaire, le Lien social, Presses Universitaires de France, 2012.
Patrice Pelpel, Vincent Trojer, Histoire de l’enseignement technique, L’Harmattan, 2001.
- En ligne : https://regions-france.org/communique-lycee-professionnel-regions-attendaient-plus-dambition-jeunes-engagement-faveur-dune-gouvernance-territoriale/ ↩︎
- En ligne : https://eduscol.education.fr/2224/reforme-des-lycees-professionnels, actualisé en septembre 2024 ↩︎
- En ligne : https://www.education.gouv.fr/bo/2009/special02/mene0900061a.html ↩︎
- En ligne : https://eduscol.education.fr/3242/la-co-intervention-dans-la-voie-professionnelle [Les enseignants] abordent une situation professionnelle qui met en lien compétences et connaissances professionnelles et issues de l’enseignement général. ↩︎
- En ligne : https://eduscol.education.fr/document/25723/download ↩︎
- En ligne : https://eduscol.education.fr/document/25960/download ↩︎
- Anissa Belhadhi, Isabelle, de Peretti, Maryse Lopez, Quel français au lycée professionnel ? Le français aujourd’hui, n°4, 2017, p. 9. ↩︎
- Ibid. ↩︎
- Xavier Sido, Les mathématiques au baccalauréat professionnel, Élaboration d’un enseignement en tension entre pratiques disciplinaire et professionnelle (1985-1995). Revue française de pédagogie, n°198, 2017, p. 30. ↩︎