Les conditions de l’autonomie de l’élève
Alors que la référence à l’autonomie des élèves fait aujourd’hui consensus, elle est souvent réduite à ses aspects comportementaux, empêchant la mise en œuvre d’une réflexion de fond sur les conditions de possibilités de construction d’une autonomie cognitive chez les élèves. Le risque est de voir se creuser les écarts sur le plan des apprentissages et, partant, s’accroître les inégalités scolaires.
L’autonomie, une référence consensuelle
Échec scolaire, décrochage, absence de motivation, difficultés d’apprentissage : il est aujourd’hui usuel de réduire de nombreux maux de l’école au « manque d’autonomie » des élèves. L’autonomie se présente aujourd’hui comme une référence centrale en éducation. Il n’est donc pas étonnant que cette notion soit régulièrement convoquée comme remède tout trouvé aux divers problèmes rencontrés par les élèves.
Si cette référence est si répandue, c’est qu’elle s’accorde tout autant aux sensibilités progressistes qui promeuvent l’émancipation ou encore le développement de l’esprit critique qu’aux visions plus néolibérales, privilégiant les valeurs d’efficacité ou de performance. Elle s’articule au souci de bien-être des élèves, au sein d’une école « bienveillante », tout comme elle fleure bon les innovations et projets pédagogiques, la flexibilité des environnements d’apprentissage, etc.
Néanmoins, lorsque l’on cherche à comprendre comment se traduit, sur le terrain scolaire, la valorisation de l’autonomie des élèves, on constate que celle-ci se réduit bien souvent à des aspects assez éloignés d’une ambition émancipatrice. Sous le terme d’autonomie sont condensées des attentes en matière d’attitude à adopter vis-à-vis du travail scolaire et, plus généralement, des gestes ou comportements de la vie quotidienne, scolaire et extra-scolaire. Autrement dit, est autonome l’élève qui sait se chausser et s’habiller seul, organiser son matériel scolaire, se comporter convenablement, rester calme, ne pas déranger le bon déroulement du cours, se mettre au travail lorsque c’est nécessaire, manifester un certain enthousiasme pour les activités scolaires ou encore solliciter de l’aide à bon escient (au bon moment, auprès de la bonne personne, avec les bonnes questions) lorsqu’il fait face à une difficulté dans son travail. L’élève autonome est capable de réaliser seul son travail et adopte « spontanément » les comportements conformes aux attentes de l’institution scolaire, sans qu’il soit nécessaire de le rappeler à l’ordre. On ne parle guère ici d’esprit critique ou d’émancipation intellectuelle. Plus encore, cette autonomie est considérée comme un prérequis plutôt que comme un objectif en soi. On attend des élèves qu’ils aient déjà intériorisé, avant même leur entrée à l’école, les dispositions comportementales et cognitives leur permettant d’agir de manière autonome dans le contexte scolaire (Lahire, 2005).
L’autonomie comme condition de l’inclusion scolaire
Pour s’en convaincre, on peut considérer la place prise par cette notion dans le contexte de l’école inclusive. L’injonction à l’autonomie doit en effet être réinscrite dans les transformations récentes des systèmes éducatifs, au moment où la scolarisation des élèves handicapés ou dits « à besoins éducatifs particuliers » en milieu ordinaire s’impose aujourd’hui, en France comme dans d’autres pays européens, comme un principe. Présente dans les cercles des organisations internationales depuis le milieu des années 1990, la notion d’« inclusion » se place depuis plus de 15 ans au cœur des réformes scolaires de plusieurs États, tandis que sont élaborées des lois rendant inconditionnel le droit des enfants handicapés à être inscrits dans l’établissement scolaire le plus proche de leur domicile. Rompant avec la logique d’« intégration » voulant que l’enfant handicapé ait à se conformer aux attentes du système scolaire, celle d’ « inclusion » promeut au contraire une adaptation (pédagogique, matérielle, etc.) de l’école aux « besoins éducatifs particuliers » des élèves.
Comme le souligne Nicolas Marquis (2015), les textes législatifs qui favorisent l’inclusion s’inscrivent dans un contexte dans lequel l’autonomie devient une condition : on suppose que, si on lui en donne les moyens, chaque personne, quel que soit son âge, quelles que soient ses caractéristiques, doit pouvoir faire preuve d’un comportement indépendant. Le rôle de l’action publique n’est pas de faire en sorte que les citoyens soient heureux, et encore moins de définir leur bonheur, mais de renforcer le pouvoir de chaque individu sur sa propre vie. Il ne s’agit pas tant de rendre les individus égaux que d’égaliser les chances de chacun d’accomplir son propre projet de vie. Il ne s’agit pas d’agir directement sur l’individu, mais de lui donner les outils pour agir sur lui-même, de le responsabiliser en l’« activant ».
Dans cette perspective, l’autonomie apparaît comme une condition de l’inclusion scolaire : il n’est possible d’inclure les élèves dits « à besoins éducatifs particuliers » que dans la mesure où ils sont suffisamment autonomes. L’autonomie devient une catégorie d’évaluation des élèves et est utilisée pour les orienter, si nécessaire, vers des dispositifs séparés. Comme le souligne Hugo Dupont (2021), dans le processus d’orientation des élèves en établissements spécialisés, « le comportement, la concentration, l’autonomie et la sociabilité sont passés au crible et deviennent les critères d’évaluation de la légitimité de la présence de l’élève, […] le niveau scolaire passant au second plan » (p. 134). Et ce sont souvent les mêmes critères qui ont été utilisés pour orienter les élèves vers l’enseignement spécialisé (autonomie, concentration, comportement, etc.) qui sont utilisés pour identifier les « candidats » potentiels à la réintégration dans une classe ordinaire (Bovey, 2024).
Les dispositifs de « travail sur soi » deviennent alors centraux dans la prise en charge des élèves en difficultés scolaires. L’objectif de ces dispositifs est de produire un élève « réflexif », à même de « travailler sur lui-même » afin d’affronter les épreuves scolaires et se soumettre aux règles scolaires. Parfois par le biais de « sermons d’autonomie » (Durler 2015, p. 89), les enseignants encouragent les élèves à se livrer à un « récit de soi ». Par ces incitations régulières à se raconter et à « mettre en mots » ce qu’ils pensent et ressentent, parfois de manière outillée et didactique (tableaux, dessins, histoires), les élèves se voient progressivement responsabilisés par rapport à leurs comportements et leurs performances scolaires. A l’heure où les attentes en termes d’expression de soi sont de plus en plus présentes à l’école, on peut supposer que de nouvelles lignes de partage se dessinent entre les élèves qui sont en capacité de se contrôler et de répondre aux attentes de l’institution scolaire, tant sur le plan émotionnel que comportemental, et ceux qui n’y parviennent pas.
Penser les conditions de la construction d’une autonomie cognitive
On le voit, prédomine une conception de l’autonomie qui, d’une part, la réduit à ses dimensions comportementales et qui, d’autre part, en fait une qualité, nichée au fond de chaque individu, universelle et accessible à chacun, moyennant la mobilisation d’efforts individuels de « réflexivité ». Cette perspective a le défaut d’éluder, en grande partie, la question des conditions de possibilité de construction d’une autonomie cognitive, pourtant indispensable à la réussite à l’école. En effet, si l’autonomie, dans le contexte scolaire, recouvre la capacité à réaliser seul des tâches attendues, elle repose sur la maîtrise de connaissances spécifiques et la possession de dispositions particulières. Loin de renvoyer à une liberté totale de l’élève, l’autonomie correspond à la fois à un apprentissage et une intériorisation des normes, des codes, voire des émotions, perçus comme légitimes au sein de l’univers scolaire, mais nécessite aussi et avant tout la maîtrise d’un ensemble de savoirs scolaires.
Ainsi, si l’intention est de favoriser l’autonomie de tous les élèves, il est indispensable de considérer les conditions sociales de sa construction et de considérer les moyens (i.e. les étayages, les supports pédagogiques, les interactions sociales, les formes de différenciation, etc.) par lesquels l’institution scolaire peut prendre en charge, en son sein, la construction des connaissances et des dispositions permettant la réussite scolaire de toutes et tous. Pour assumer cette mission, il est indispensable de former adéquatement les professionnels à ces enjeux, qu’ils aient la possibilité matérielle de mettre en œuvre des pratiques pédagogiques favorables à l’appropriation des savoirs par les élèves et qu’ils bénéficient de l’autonomie nécessaire dans leur activité professionnelle. Dans tous les cas et en définitive, autant pour les élèves que pour les enseignants, la référence à l’autonomie, si elle se réduit à ses aspects les plus comportementaux et ignore les enjeux de formation intellectuelle, ressemble à un écran de fumée. Elle risque de masquer le renoncement à offrir à tous les moyens de s’approprier les savoirs et savoir-faire indispensables pour se prémunir contre les formes de fragilisation et de déqualification sociale.
Héloïse Durler
Professeure associée en sociologie
Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)
Références
Laurent Bovey, Inside the “cocoon” of special education classes. When autonomy serves as a gold standard for reorienting pupils. In Judith Hangartner et al. (Eds.), The fabrication of the autonomous learner. Ethnographies of Educational Practices in Switzerland, France and Germany (pp. 177-191). Londres, Routledge, 2024.
Hugo Dupont, Déségrégation et accompagnement total. Sur la progressive fermeture des établissements spécialisés pour enfants handicapés, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2021.
Héloïse Durler, L’autonomie obligatoire : sociologie du gouvernement de soi à l’école, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.
Bernard Lahire, L’esprit sociologique, Paris, La découverte, 2005.
Nicolas Marquis, III. Le handicap, révélateur des tensions de l’autonomie. Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 74, pp.109-130, 2015.
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