Claire Benveniste,  Fondamentaux ou fondements ?,  Numéro 31

Des « fondamentaux »
 dans et pour
 la formation des
enseignants ?

La centration du discours officiel sur la question des « savoirs fondamentaux » traitée dans ce dossier soulève au moins deux questions concernant la formation des enseignants. D’une part, il s’agit de se demander si et comment ces priorités politiques impactent les programmes de formation. D’autre part, il semble nécessaire de réfléchir à ce que pourraient être les fondements d’une formation qui réponde aux enjeux de démocratisation de l’accès aux savoirs.

La formation des enseignants, rouage des politiques éducatives ?

Lorsque l’on s’intéresse à la genèse, aux évolutions et aux impacts des politiques éducatives comme c’est le cas dans ce numéro à propos de la question des « fondamentaux », il semble nécessaire de questionner la place des institutions de formation des enseignants du primaire dans ces processus. Le ministère de l’éducation nationale (MEN) affiche en effet régulièrement la formation des enseignants comme un rouage de la mise en œuvre des politiques éducatives. En mars 2014, une infographie du MEN sur « l’École de la Refondation » affiche la « reconstruction de la formation des enseignants » comme une roue dentée faisant partie de l’engrenage conduisant à la réduction des inégalités socio-scolaires. Plus récemment en 2023, le « renforcement de la formation initiale dans les domaines fondamentaux » est annoncé comme une politique mise en œuvre pour « améliorer le niveau des élèves dans les savoirs fondamentaux » et « agir contre les inégalités »1. Si cette image de la formation conçue comme un rouage de la mise en œuvre des politiques éducatives ministérielles peut s’entendre concernant les plans de formation continue des enseignants (conçus et mis en œuvre au niveau académique par des décideurs et des formateurs relevant du MEN), elle mérite d’être questionnée concernant la formation initiale.

À l’issue d’un processus d’universitarisation des métiers de l’éducation et du soin amorcé dans les années 1980, les institutions de formation initiale – nommées Éspé lors de nos premières enquêtes, et désormais Inspé – sont aujourd’hui des composantes intégrées aux universités, délivrant un master MEEF Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation (ou un DIU pour les lauréats des concours déjà titulaires d’un master). Les formateurs universitaires bénéficient à ce titre d’une liberté académique qui « leur assure, dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de recherche, la possibilité de s’exprimer librement et leur garantit une indépendance2 ». Ils ne sont donc pas tenus de répercuter les directives ministérielles dans les contenus de leurs formations, même s’ils ne sont pas toujours spécialistes des problématiques éducatives et des savoirs critiques des politiques publiques permettant de les questionner. En annonçant récemment le déplacement du concours de recrutement des enseignants de la fin du master à la fin de la licence, le Ministère de l’Éducation Nationale a d’ailleurs affirmé qu’il exercerait un contrôle plus grand sur les programmes de formation des enseignants, risquant de contrevenir à cette liberté académique (d’où peut-être les hésitations actuelles du ministère quant à la dimension universitaire des futurs masters destinés à accueillir les lauréats des concours de recrutement).

Par ailleurs, les formateurs non-universitaires aux statuts variés qui interviennent massivement dans la formation des enseignants (professeurs agrégés et certifiés, professeurs du premier degré, à temps plein à l’Inspé ou en temps partagé), peuvent adopter des postures critiques des orientations des politiques éducatives même s’ils dépendent statutairement du MEN. Pourtant, nous avons pu montrer à partir d’une enquête portant sur 16 Éspé, que les programmes et les contenus de formation initiale reflètent les évolutions des politiques éducatives concernant la prise en charge des difficultés scolaires et la lutte contre les inégalités, avec une dé-sociologisation et une individualisation des difficultés d’apprentissage dans l’offre de formation initiale des enseignants du premier degré3. Alors qu’en est-il concernant la place des « fondamentaux : lire, écrire, compter, respecter autrui4 » dans la formation des enseignants ?

Les « fondamentaux » dans la formation des enseignants

Si notre enquête ne portait pas précisément sur cette question des « fondamentaux » (moins prégnante entre 2013 et 2017, quoique jamais complètement absente), les données recueillies et les résultats produits peuvent éclairer cet aspect des politiques éducatives contemporaines. Nous avons ainsi montré que les politiques éducatives nationales contraignent les programmes de formation initiale des enseignants via des préconisations de contenus, mais surtout via le modelage de que nous appelons le « contenant », c’est-à-dire les maquettes de master MEEF qui, pour être accréditées, doivent respecter un cadrage national prescrit par les textes législatifs.

Or, ce cadrage a été renforcé en 2019 par la réforme de la formation et les textes issus de la Loi d’orientation « Pour une école de la confiance » qui fait de la maitrise des « savoirs fondamentaux » une priorité. L’arrêté du 28 mai 2019 fixant le cadre national des formations dispensées au sein des masters MEEF 1er degré contraint plus précisément la « ventilation du temps global de formation5 » : au moins 55% du temps de formation doit être consacré à « la construction du cadre de référence et à l’enseignement des savoirs fondamentaux à l’école ». Dans cet arrêté, le « cadre de référence » renvoie principalement aux « valeurs de la République » et les « savoirs fondamentaux » concernent exclusivement le français et les mathématiques. Dans les nouvelles maquettes de formation initiale conformes à la loi de 2019, les disciplines considérées par les politiques ministérielles comme « non fondamentales » sont nécessairement réduites à portion congrue. Alors que la maitrise disciplinaire et didactique des mathématiques et du français bénéficie désormais le plus souvent de plus de 200h de formation en M1 MEEF et plus de 150h en M2 MEEF, l’éducation musicale et les arts plastiques parviennent difficilement à atteindre une vingtaine d’heures de formation réparties sur les deux années de master. L’EPS, l’histoire-géographie et les langues vivantes sont mieux loties et maintiennent le plus souvent leurs volumes horaires autour de trente ou quarante heures au total.

En quelques heures seulement, comment amener les formés à construire et transmettre ce « regard instruit » par des savoirs disciplinaires, appréhender « la catégorisation possible de la réalité » portée par ces savoirs disciplinaires6 ? Les formateurs de ces disciplines considérées comme « annexes » sont contraints de distribuer des « kit de survie » aux formés sans pouvoir leur transmettre ce qui fonde justement leur discipline.

L’étude des maquettes de formation entre 2015 et 2019 (Loi de la Refondation de l’école) puis entre 2019 et 2023 (Loi Pour une école de la confiance) montre que les formateurs dégagent malgré tout quelques marges de manœuvre pour contourner les contraintes des cadrages nationaux, ne serait-ce que parce qu’une partie non négligeable d’entre eux viennent des disciplines considérées comme « non fondamentales » par le ministère. C’est donc l’identité, voire la raison d’être professionnelle de ces formateurs qui est en jeu. C’est ainsi qu’au sein des enseignements dévolus aux mathématiques et au français, entre 10 et 20% des heures sont souvent consacrées à la polyvalence et assurées en commun avec les formateurs des disciplines considérées comme « non fondamentales ».

Les limites du « contenant » peuvent ainsi bouger à la marge, mais derrière ces arbitrages chiffrés contraints par les textes législatifs, nous retrouvons finalement en formation d’enseignants la hiérarchisation des disciplines scolaires qui prévaut dans l’ensemble du système éducatif (voir l’article de Lucie Mougenot sur l’EPS dans ce numéro), fondée sur une conception étapiste des apprentissages et du développement de l’enfant. Il s’agit de savoir lire et écrire (et respecter autrui grâce aux valeurs de la République) avant de pouvoir réfléchir à des savoirs historiques, s’intéresser à des pratiques artistiques et culturelles, apprendre une langue vivante ou de bénéficier d’une éducation physique et sportive, etc. ; autant de facettes de la formation de la personne dont les enfants issus des milieux les plus favorisés bénéficieront de toutes façons.

Une formation conçue pour réduire les inégalités ?

Avec un nombre d’heures de formation plus important, la question des contenus est plus ouverte pour les enseignements de mathématiques et de français, et pour les enseignements transversaux de master MEEF qui ne relèvent pas des disciplines scolaires (enjeux et connaissances du système éducatif, contextes d’enseignement, difficultés d’apprentissage, etc.). Quels contenus sont alors considérés comme « fondamentaux » pour former les enseignants dans ces domaines, et quelles alternatives pouvons-nous construire face à ces constats ?

En mathématiques et en français, le nombre important d’heures de formation depuis la réforme de 2019 pourrait laisser penser que les formateurs ont désormais le temps de former les futurs enseignants, non pas seulement au « lire, écrire, compter » que les didacticiens de toutes les disciplines ont longuement déconstruit, mais à l’idée que les savoirs disciplinaires et leur mise en réseau (éventuellement interdisciplinaire) constituent un cadre d’interprétation du monde qui nous entoure, prenant racine dans les conceptions spontanées des sujets pour leur permettre de s’en émanciper. Nous identifions toutefois deux obstacles au développement de ce type d’approches pourtant fondamentales pour permettre à tous les élèves d’accéder à ces modes de pensée. D’une part, le manque – voire l’absence – de formation des formateurs qui pour une part importante, ne sont pas didacticiens et viennent des établissements du premier ou du second degré dans lesquels cette priorité au « lire, écrire, compter » circule largement, parce qu’elle répond sans doute aux difficultés que rencontrent les enseignants et les élèves au quotidien dans les classes. D’autre part, les contenus de formation en master MEEF sont également contraints par les épreuves du concours de recrutement à la fin du M2, définies par le MEN et qui contiennent très peu de didactique et de questionnement sur la construction socio-historique des savoirs et leur transmission. Finalement, même avec un nombre d’heures plus important, la tentation est grande pour les formateurs de privilégier la remédiation disciplinaire des futurs enseignants en mathématiques et en français (certes nécessaire pour pouvoir enseigner et mise à mal avec la baisse du niveau académique des lauréats des concours7, mais pas suffisante) et l’outillage rapide pour faire face aux situations rencontrées en stage en responsabilité. Or, les recherches sur l’entrée dans le métier convergent pour montrer qu’une formation techniciste centrée sur la transmission de manière de « faire la classe », sur la construction de séquences et de dispositifs à appliquer dans les classes, laisse les enseignants débutants démunis lorsque ces dispositifs ne produisent pas chez leurs élèves les apprentissages attendus. Impuissants face aux difficultés d’apprentissage des élèves, les enseignants-stagiaires ont alors tendance à naturaliser et essentialiser ces difficultés, renonçant in fine à faire réussir et apprendre tous leurs élèves.

Qu’en est-il alors des enseignements transversaux en master MEEF susceptibles d’aider les enseignants à identifier ce qui fonde les difficultés des élèves, socialement si marquées dans le système éducatif français ? Nos recherches montrent d’une part que ces enseignements sont eux aussi fragmentés en une multitude de modules abordant de nombreuses thématiques, juxtaposés les uns aux autres et isolés du reste des programmes de formation. Ils sont peu articulés aux enseignements disciplinaires et didactiques et aux analyses de pratiques professionnelles, ce qui conduit les formés à considérer le plus souvent ces apports comme un « supplément d’âme de la formation des enseignants8 ». D’autre part, nous avons pu montrer que l’analyse de l’activité des élèves en situation d’apprentissage est peu abordée dans les programmes de formation initiale, et très rarement mise en relation avec l’activité de l’enseignant et les spécificités des attentes scolaires qui n’ont rien d’une évidence pour les élèves les plus éloignés de l’école. Ce résultat se vérifie la fois dans les cours de formation liés aux disciplines scolaires analysés ci-dessus, et dans les enseignements de master MEEF transversaux qui sont centrés sur les dimensions « macro » du système éducatif, sur les « valeurs de la République » ou sur des catégorisations individualisantes et spontanéistes des « besoins particuliers » des élèves détachées de toute inscription sociale, conformément aux textes officiels de cadrage nationaux.

Or cette attention portée à l’activité des élèves, à leur interprétation des tâches scolaires, au sens qu’ils donnent aux situations d’apprentissage et à leur présence à l’école, ainsi qu’aux variations de ces rapports au savoir et à l’école selon les trajectoires sociales et scolaires des élèves, pourrait justement constituer un principe fondamental permettant d’intégrer les apports des différentes disciplines universitaires actuellement fragmentés dans la formation des enseignants. Pour tenir ensemble ces éléments et redonner de la cohérence à la formation des enseignants, les disciplines universitaires ne seraient alors pas en concurrence mais contribueraient à un objectif commun de réduction des difficultés d’apprentissage des élèves et des difficultés professionnelles des enseignants.

Claire Benveniste
Laboratoire CIRCEFT-Escol
Inspé de l’Académie de Créteil-UPEC

  1. En ligne : https://www.gouvernement.fr/politiques-prioritaires/batir-de-nouveaux-progres-et-refonder-nos-services-publics/ameliorer-le-niveau-des-eleves-dans-les-savoirs-fondamentaux ↩︎
  2. Camille Fernandes (2023). La liberté académique, une liberté spécifique ? La Revue des droits de l’homme [En ligne], 24. DOI : https://doi.org/10.4000/revdh.17965 ↩︎
  3. Claire Benveniste, Des difficultés des enseignants débutants confrontés aux inégalités sociales d’apprentissage à un état des lieux de leur formation initiale (2016-2019). Analyse des curricula de formation des enseignants du primaire à l’aune des politiques éducatives contemporaines en France. Thèse de sciences de l’éducation soutenue le 3 janvier 2023. Université Paris 8 Saint-Denis. ↩︎
  4. Lettre de Jean-Michel Blanquer aux professeurs, 26 avril 2018. ↩︎
  5. Cf. p. 11 de l’annexe « Former aux métiers du professorat et de l’éducation au 21ème siècle », arrêté du 28 mai 2019 publié au journal officiel du 7 juillet 2019. ↩︎
  6. Bernard Rey, La notion de compétence en éducation et formation (pp. 50-65). Bruxelles : De Boeck, 2014. ↩︎
  7. Frédéric Charles et al. La perte d’attractivité du professorat des écoles dans les années 2000. Éducation & Formation, 2020, 101, 125-160. ↩︎
  8. Philippe Losego & Elisabetta Pagnossin, Que fait la sociologie dans la formation des enseignants ? Formation et pratiques d’enseignement en question. La revue des HEP 10, 2009, 5-16. ↩︎