Réflexions critiques sur le vivre ensemble
Ce texte est initialement paru dans la revue L’An 2, décembre 2013.
« You don’t have to live next to me. Just give me my equality! »
Nina Simone,
Mississippi Goddam (1963).
Derrière le caractère consensuel de la notion de « vivre ensemble » peut se cacher un refus idéologique de s’attaquer aux inégalités.
Le quinquennat Sarkozy a été marqué par d’incessants appels à la haine et à la guerre contre ceux et celles qui ne rentreraient pas dans le cercle sacré de l’« identité nationale » : les étranger·e·s sans papiers expulsé·e·s par charter selon une logique comptable morbide, les femmes musulmanes portant la burqa exclues de l’espace public, les Roms dont le président appelait à démanteler les campements lors du discours de Grenoble en 2010, etc.
Sous ce gouvernement de droite lepénisé, la vie en société semblait n’être définie que par des logiques d’exclusion, accompagnées d’exaltation nationale venant (mal) masquer des inégalités socio-économiques toujours plus fortes. Il était alors tentant à gauche d’en appeler à d’autres principes pour combattre la droite : non pas l’exclusion mais l’inclusion, non pas le haine mais la tolérance, non pas la ségrégation mais la mixité ou encore : le « vivre ensemble ».
Ce mot d’ordre du vivre ensemble insiste, comme une série d’autres, sur la nécessaire ouverture à tous et à toutes comme fondement de la vie démocratique. Les espaces publics, par exemple, ne doivent pas être réservés aux plus riches ou exclure, sur des critères divers, les personnes « déviantes ». Le même raisonnement s’applique aux écoles, et plus généralement à tous les services que l’État social a progressivement construits, dans un mouvement d’universalisation certes inachevé, comme « publics ». Le mot d’ordre du « vivre ensemble » a aussi comme vertu d’appeler à surmonter les goûts et les dégoûts pour construire des espaces de rencontres et d’échanges sur la base du respect mutuel, indépendamment des aversions personnelles. Comment imaginer autrement atténuer la violence des rapports sociaux qui règnent dans le monde du travail, mais aussi dans les sphères militantes, associatives ou encore dans les lieux d’habitat ?
“ Il serait dangereux en effet de s’en tenir à ce mot d’ordre progressiste, ou de lui faire trop de place, et d’entériner ainsi les recompositions idéologiques d’une gauche toujours plus réticente à intégrer dans son discours les rapports de domination.”
Comme souvent face à la radicalisation idéologique de la droite, on risque de se contenter de trop peu. Il serait dangereux en effet de s’en tenir à ce mot d’ordre progressiste, ou de lui faire trop de place, et d’entériner ainsi les recompositions idéologiques d’une gauche toujours plus réticente à intégrer dans son discours les rapports de domination.
Comme le thème du vivre ensemble lui-même, cette évolution idéologique de la gauche française, et plus particulièrement du Parti socialiste, n’est pas nouvelle. Parallèlement à l’abandon des cadres marxistes et de la défense de la classe ouvrière au cours des années 1980, ce parti s’est attelé à refonder une pensée sociale compatible avec les dogmes de la politique économique néo-libérale. Ce qui est labellisé « nouvelle question sociale » va puiser dans une doctrine issue du catholicisme social, qui a parfois été reprise et radicalisée par des mouvements militants dans les années 1970. Les luttes urbaines, par exemples, se sont attaquées à l’urbanisme des grands ensembles et à la planification technocratique à partir de la fin des années 1960, en lui opposant les thèmes de la participation des habitant·e·s et de la démocratie participative. Le « quartier village », riche en lien social et en commerces de proximité, le quartier des rues et de la mixité sociale est devenu un nouveau modèle pour les urbanistes. Ces thèmes, et les ancien·ne·s militant·e·s qui les ont portés, ont fondé, à la fin des années 1980, une nouvelle manière d’intervenir sur les espaces pauvres, en particulier les quartiers d’habitat social.
C’est en effet sous les auspices de la gauche que naît ce qu’on allait appeler la politique de la ville. Alors que les « émeutes » sont largement médiatisées à partir des années 1990, les quartiers d’habitat social deviennent le nouveau symbole de la question sociale. Pas tant parce que, objectivement, s’y concentreraient tous les problèmes mais plutôt parce qu’un puissant mouvement réformateur va s’accorder pour définir, de façon territorialisée, des questions soigneusement définies. Le racisme, la discrimination, le logement ou encore le chômage et la précarité sont ainsi rapidement évacués des discussions. Le « mal-vivre », le délitement du « lien social », l’« anomie », ou encore la « galère » vont par contre être mis en avant. Les solutions découlant du diagnostic, la fabrique d’un « vivre ensemble » via la « participation des habitants » s’est imposée comme recette miracle contre l’« exclusion ».
Le vivre ensemble est promu par les acteurs de la politique de la ville, dans les ministères, les municipalités et les bureaux d’études qui les embauchent. L’esprit militant des premières années va rapidement disparaître. Des expert·e·s vont être chargé·e·s, sur la base de diagnostics réalisés à la va-vite, de recueillir la parole des habitant·e·s, et reformuler et recadrer soigneusement leurs demandes, en conformité avec les politiques municipales soumises aux restrictions budgétaires et au nouvel ordre sécuritaire à la fin des années 1990. Les violences policières, quotidien des habitant·e·s de ces quartiers, ne sont pas abordées. La pauvreté qui s’aggrave alors que l’austérité devient un dogme politique, de gauche comme de droite, est une réalité sur laquelle tout le monde s’accorde à dire, dans ce nouveau cadre de pensée, qu’on ne peut pas agir.
Cette action locale, sans cible désignée ni responsable identifié, n’a guère amélioré la situation des quartiers d’habitat social – et c’est un effet de la rhétorique du « vivre ensemble » ; elle évacue les conflits et les divisions qui structurent le monde social et assignent certains individus à des places subordonnées : les classes populaires qui habitent les quartiers d’habitat social, et plus encore les populations racisées qui sont reléguées dans ses fractions les plus dégradées.
Car en réalité, ces habitant·e·s vivent souvent plus ou moins bien ensemble ; autant qu’ils et elles le peuvent en tous cas, avec les solidarités et les résistances qu’ils arrivent encore à tisser. Mais en faisant de plus en plus difficilement avec les politiques néo-libérales qui sapent les formes de redistribution sociale, qui détruisent peu à peu le système scolaire, ou encore avec les discours racistes qui alimentent la haine de l’étranger.
C’est un des problèmes d’une notion comme le « vivre ensemble ». Telle qu’elle est mobilisée par les politiques et aussi parfois le secteur associatif, elle nourrit l’illusion d’un remède local, celui d’un entre-soi à refonder, porteur en soi de changements, et qui n’aurait rien à voir avec les problèmes structurels. L’autre piège réside dans l’occultation des inégalités régnant dans l’espace même de cet entre-soi. Comme la « tolérance » ou encore la « diversité », le « vivre ensemble » tend à valoriser la différence – et son acceptation – sans lui adjoindre son corollaire nécessaire : la revendication d’égalité. C’est ce que chante sans concession la chanteuse Nina Simone en plein mouvement pour les droits civiques, citée en exergue de ce texte
“ Comme le montre l’exemple du Sud des États-Unis, la proximité spatiale peut donc s’accompagner de formes d’inégalités extrêmes, dans un « vivre ensemble » peu enviable pour ceux et celles qui subissent ces inégalités. ”
Pourquoi évoquer ici la situation des États-Unis dans les années 1960 ? Longtemps dans le Sud de ce pays, Noir·e·s et Blanc·he·s vivaient à proximité. Les sièges qu’ils et elles occupaient dans les bus étaient distincts, mais ils prenaient les mêmes véhicules. Ils habitaient d’ailleurs dans les mêmes quartiers, les uns dans des demeures bourgeoises, les autres dans les habitations sordides de ruelles proches. La ségrégation raciale se développait alors, à une échelle plus étendue, dans les ghettos du Nord. Comme le montre l’exemple du Sud des États-Unis, la proximité spatiale peut donc s’accompagner de formes d’inégalités extrêmes, dans un « vivre ensemble » peu enviable pour ceux et celles qui subissent ces inégalités.
On comprend par conséquent pourquoi le « vivre ensemble » fait rarement partie des mots d’ordre mis en avant par les mouvements sociaux. A l’inverse, les féministes (mais aussi les Noir·e·s ou encore les gays) ont souvent revendiqué la non mixité comme outil de luttes. Cette revendication est parfois vécue comme une « exclusion », par les hommes notamment, qui réclament un « vivre ensemble » permettant, selon eux, d’avancer conjointement sur le front de l’égalité femmes/hommes.
Certes, les lieux d’échanges et de confrontation ensemble sont nécessaires pour faire avancer le progrès social. Celui-ci n’est toutefois possible que si, parallèlement, ceux et celles qui luttent peuvent se rassembler, parfois à distance des groupes qui les dominent. N’imposons donc pas un « vivre ensemble » inégalitaire, mais laissons-les décider de s’y engager quand ils et elles le souhaitent, quand l’échange égal est possible, et qu’il ne reconduit pas de façon inchangée, sous un vernis progressiste, les rapports de pouvoir.
Sylvie Tissot
Sociologue, militante féministe
Sylvie Tissot est l’auteure de L’État et les quartiers (Seuil, 2011).