Orienter ou trier ? Quand l’orientation tombe sous la coupe du marché
L’orientation des élèves, dès le collège suscite l’intérêt de toute la société : école, monde économique, collectivités territoriales, en particulier les régions, élèves et parents. Mais les conceptions sur ses finalités et les enjeux différent d’un acteur à un autre. Pour les PsyEN les enjeux d’égalité, de développement et d’émancipation restent essentiels mais se heurtent à la loi du marché, introduite dans l’École.
L’accompagnement à l’orientation a pris un tournant sans précédent lors de la première présidence d’E. Macron. Les lois « Orientation Réussite des Étudiants », « Pour la liberté de choisir son avenir professionnel » et les réformes du lycée et de la voie professionnelle ont permis de franchir un cap dans la privatisation de l’orientation et le recours à des organismes extérieurs à l’école.
Une collusion État-Région pour la privatisation de l’orientation ?
Lors des discussions dans le cadre du projet de Loi orientation des étudiants (ORE), de nombreuses associations étaient auditionnées. L’idée était de promouvoir l’accompagnement à l’orientation par des ambassadeurs, du mentorat et du tutorat, solutions considérées comme nécessaires pour limiter l’échec et les réorientations des étudiants tout en limitant les investissements dans l’enseignement supérieur. L’existence d’un service public d’orientation de l’éducation nationale structuré était volontairement minimisé pour limiter les dépenses publiques.
La loi ORE n’a pas conduit à créer davantage de places dans l’enseignement supérieur pour répondre aux besoins, ni à octroyer davantage de moyens pour la réussite des élèves. Elle a plutôt organisé la sélection des candidats au détriment des élèves les moins favorisés socialement. Après avoir labellisé la plate-forme Inspire de l’association Article 1, le ministère de l’enseignement supérieur de la recherche et de l’innovation a promu les 12 lauréats d’un appel à projet en direction d’opérateurs, d’associations ou d’entreprises de la Edtech1 (Programme d’Investissement d’Avenir 3). Ils sont tous apparus au côté d’Inspire/Article 1 dans une rubrique « solutions numériques pour l’orientation » sur la plate-forme Parcoursup, proposant ainsi aux lycéens candidats à une poursuite d’études de faire appel à eux pour répondre à leurs questions et les guider dans leurs choix d’orientation.
La Loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel promulguée en septembre 2018 a mis en place les conditions permettant une libéralisation du marché de l’information et de l’orientation scolaire. Délestées de compétences sur l’apprentissage, la formation professionnelle et le compte personnel de formation par la création de France Compétences qui désormais les prend en charge, les régions ont obtenu en contrepartie, la compétence d’information des élèves et des étudiants sur les formations et les métiers de portée régionale, nationale et internationale. De son côté l’Office National d’Information sur les Enseignements et les Professions a été démantelé. Le seul éditeur public d’informations objectives, vérifiées et gratuites sur l’orientation et les métiers a perdu de nombreux emplois principalement dans ses délégations régionales par transfert financier aux régions (près de 150 emplois au total). Les missions de l’Onisep ont évolué vers la production de séquences « pédagogiques » d’orientation à destination des enseignants. En mai 2019, un cadre national de référence a été signé entre l’État et Régions de France pour préciser leurs missions respectives. Les conditions étaient installées pour permettre l’entrée dans les collèges et lycées d’organismes mandatés par les régions. Ces dernières piaffaient d’impatience à l’idée d’entrer dans les établissements scolaires, de former les enseignants et autres personnels à l’orientation… Mais cinq ans, après Régions de France s’agace de la résistance des collèges et des lycées ! Les horaires prévus par les textes réglementaires ne sont ni fléchés ni financés dans la plupart des établissements. En 2021, pour trouver la parade, le ministère de l’Éducation nationale de la jeunesse et des sports organisait avec le concours des régions, la première édition du printemps de l’orientation : il s’agissait de mobiliser les personnels de l’Éducation nationale, principalement les PsyEN et les régions pour proposer aux élèves de seconde des séquences d’aide à l’orientation pour la plupart sous format numérique. Cette opération comptait sur leur adhésion pour suivre des visioconférences, répondre à des tests en ligne devant les aider dans leurs choix d’orientation. Sans dresser un bilan objectif de l’opération, le ministère a décidé de la renouveler tous les ans. Encore une occasion pour les régions de présenter les organismes et associations avec lesquelles elles ont signé des conventions, les mêmes pour la plupart que celles plébiscitées par les ministères de l’Éducation nationale et de l’enseignement supérieur. Encore une occasion de faire entrer dans le paysage les solutions numériques pour l’orientation (Funmooc, Inspire, Jobirl, etc.). Or, non seulement aucune évaluation n’est organisée sur les prestations de ces organismes mais ceux-ci se constituent tranquillement un immense fichier de données personnelles en demandant aux élèves d’ouvrir un « compte » pour avoir accès aux supports ! Ces mêmes « associations » dont la plupart sont financées par de grands groupes industriels ou financiers peuvent compléter leur offre numérique par des interventions en établissements par l’intermédiaire de chargés de mission, salariés, volontaires du service civique et bénévoles pour informer sur les poursuites d’études ou professions.
Des portes grandes ouvertes dès le collège
La mise en place de la découverte de métiers dès 2023 à partir de la 5ème, commande présidentielle, devrait permettre d’ouvrir portes et fenêtres des collèges aux entreprises et associations locales mais aussi aux organismes et officines déléguées par les régions. Ces interventions précoces ne visent pas, malgré les discours, à plus d’ambition et d’émancipation de la jeunesse mais à promouvoir des choix « réalistes ». L’objectif est limité au nombre de métiers que les élèves seraient censés connaître. Mais qu’est-ce que connaître un métier ? Savoir en citer le nom ? Le secteur professionnel ? Quels effets sur les représentations des élèves ? Ce qui intéresse le MENJ aujourd’hui, c’est une information sur les métiers en tension correspondant aux besoins locaux. On entretient ainsi la confusion entre métiers en tension et métiers d’avenir à échéance de 5 ans ou plus. Les métiers en tension d’aujourd’hui ne seront pas nécessairement les métiers d’avenir de demain2 ! Orienter précocement correspond au choix politique d’un marché du travail de plus en plus segmenté entre emplois très qualifiés et emplois peu qualifiés et précaires. Quelle ambition pour la jeunesse !
Quelles conséquences pour les personnels, les élèves et l’École ?
L’absence totale d’évaluation de ces prestataires extérieurs, de leur qualification et déontologie ouvre la porte à des risques de prosélytisme, de dérives sectaires ou plus encore. Aucune vérification des compétences ni de la moralité de « mentors » proposés par ces organismes n’est assurée, ce qui inquiète aujourd’hui y compris certains responsables de l’Éducation nationale.
Des questions d’objectivité, d’exhaustivité des informations se posent : Quelles garanties sont données aux élèves et aux familles quant au pluralisme et à l’exhaustivité des informations ? Quelle frontière entre information et promotion quand des secteurs économiques manquent de main d’œuvre ? C’est pourtant la responsabilité de l’Éducation nationale que de le vérifier mais elle ne le fait pas.
Une conception orientée de l’école mise en avant : l’apprentissage, les formations privées de l’enseignement secondaire comme de l’enseignement supérieur, et les écoles de production font de plus en plus l’objet de communications officielles et apparaissent comme des solutions d’orientation mises sur le même plan que la formation professionnelle initiale publique qui est progressivement vidée de son contenu.
Les enseignants sollicités sans être formés : La production foisonnante de séances et d’outils clés en mains mise à disposition des enseignants pour les encourager à endosser toutes les missions d’accompagnement de l’orientation laisse croire qu’il n’est pas besoin d’être formé et qualifié pour aborder les questions d’images de soi, de goûts et de projection dans l’avenir. L’utilisation de gadgets telles des lunettes 3D ou des immersions virtuelles ne peuvent remplacer un accompagnement humain et qualifié des interrogations des élèves sur leur avenir.
Mais la disponibilité des PsyEN est réduite par la limitation drastique des recrutements justifiée par une volonté de transfert de leurs missions sur les enseignants et les régions. Cette conception prônée par les recommandations européennes, réduit le choix d’une formation pour l’avenir à une simple question d’information et d’insertion professionnelle. Or les enseignants ne peuvent être à la fois juge et partie, évaluateurs et formés à la complexité des enjeux du développement à l’adolescence. L’ONISEP contribue également à la mise en place des « référentiels de compétences à s’orienter » qui naturalisent les différences du rapport au savoir et à l’avenir, liées pourtant aux biais sociaux et de genre. Centrées sur les obstacles potentiels, certaines séquences, ne peuvent que conduire les jeunes de milieu populaire au renoncement et à la résignation. Le problème central du développement psychologique et social des adolescents est évacué. Qui ai-je envie, qui ai-je le droit de devenir dans ce monde si dur à ceux qui n’ont que l’École pour s’en sortir ?
Tri social et logique de l’entreprenariat ?
C’est bien pourquoi la question de l’orientation est éminemment psychologique et sociale. Au travers des questions d’orientation ce sont les finalités de l’École qui sont réinterrogées.
Les dernières réformes du supérieur, du lycée et de la voie professionnelle sont sous tendues par une logique de tri social et d’assignation de places, bien éloignée des missions statutaires des PsyEN.
De plus en plus, la conception de l’orientation induite est celle de l’entreprenariat et d’une carrière pensée dès le plus jeune âge, cohérente et répondant à des choix stratégiques, basée sur une évaluation « coûts/bénéfices ». Combien de jeunes voire d’adultes correspondent réellement à cette image normée voire formatée de la construction de plans de carrière ? Parallèlement la promotion des compétences psychosociales portée par le conseil d’analyse économique fait réfléchir sur les réelles intentions derrière ces dispositifs3 !
Redonner des moyens à l’école publique et penser autrement l’orientation : une nécessité
Promouvoir une orientation ouverte, émancipatrice, tenant compte des histoires singulières personnelles et familiales de chacun n’est manifestement pas à l’ordre du jour. La volonté de séparer psychologie et orientation, l’effacement du rôle du service public et du rôle de l’École conduit à faire de l’orientation un champ ouvert à la concurrence et aux intérêts privés, idéologiques et commerciaux.
Le service public d’orientation et de psychologie doit être préservé et développé, et les missions des Psychologues de l’éducation nationale (éducation développement et orientation) respectées. Ces derniers ont les compétences et la formation qui permet d’articuler développement psychologique et social, rapports aux savoirs, parcours scolaire et projection dans l’avenir dans une visée d’émancipation et de développement maximal de la personnalité.
Géraldine Duriez
Psychologue de l’éducation nationale,
Éducation développement orientation (Académie de Créteil)
Secrétaire nationale de catégorie au SNES-FSU
Notes
- Edtech : secteur d’activité qui regroupe des entreprises proposant des innovations technologiques pour l’éducation et de la formation ↩︎
- Note de la Dares, Les métiers en 2030 : le rapport national. En ligne : https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publication/les-metiers-en-2030-le-rapport-national ↩︎
- Note du CAE, septembre 2022 ↩︎