Cintia Indarramendi,  Numéro 19,  Quelle éducation prioritaire ?

Les politiques d’éducation prioritaire des gouvernements de la « nouvelle gauche latino-américaine » : transformations timides

Il est ardu de faire des généralisations sur les politiques d’éducation prioritaire (PEP) de l’ensemble du sous-continent latino-américain sans courir le risque d’être imprécis. Nous pouvons cependant identifier certaines tendances communes, particulièrement dans les pays qui ont vécu un « tournant à gauche » dans la décennie 2000. En effet, si la plupart des pays latino-américains ont connu pendant les décennies 1980 et 1990 la mise en place de politiques néolibérales, ces tendances évoluent profondément avec le nouveau millénaire. Nous pouvons identifier trois types de gouvernement dans l’Amérique latine des années 2000 (Seder, 2008) à savoir : ceux qui continuent de mettre en place des politiques marchandes de l’éducation (Chili), ceux qui proposent de reconstruire le socialisme du XXIème siècle (Venezuela, Bolivie, Equateur) et ceux qui se placent entre les deux, dans une opposition pour le moins discursive au néolibéralisme et qui, sans formuler des alternatives au capitalisme, proposent de reconstruire le rôle de l’Etat comme protagoniste en matière éducative (Brésil, Argentine, Uruguay). Notre réflexion portera sur ces deux derniers groupes de pays.

S’appuyant sur un ensemble de travaux internationaux relatifs à l’éducation prioritaire en Amérique latine ainsi que sur une enquête faite par nos soins (Indarramendi, 2015a) ayant comme objet l’analyse de l’évolution des PEP en Argentine, ce texte propose de réfléchir aux effets du « tournant à gauche » sur les PEP. Après avoir présenté ce « tournant » nous analyserons les ruptures et continuités par rapport aux orientations des politiques néolibérales des décennies précédentes ainsi que par rapport à l’évolution des PEP dans différents pays de l’OCDE.

Contexte de mise en place des PEP

En Amérique latine les politiques ciblées de lutte contre les inégalités se sont développées à partir des années 1990. Elles ont la particularité de se déployer dans le cadre d’un mouvement de forte dérégulation économique, suivant les recommandations du Consensus de Washington[1]Ensemble de mesures de dérégulation et « bonnes pratiques » d’inspiration fortement néo-libérales. visant à conditionner l’aide financière à des pratiques de « bonne gouvernance ». Dans cette période la plupart des pays latino-américains ont mis en place des mesures de dérèglementation de leurs marchés, de libéralisation du commerce, de décentralisation de leurs modalités de gestion et de privatisation des entreprises publiques. Nous constatons également un fort transfert de responsabilités aux provinces ou états fédéraux qui ont fait preuve de capacités très inégales pour prendre en charge cette « autonomie ». Les effets de la décentralisation ont ainsi été étudiés en tant que processus de fragmentation des systèmes éducatifs (Tiramonti, 2004).

“ Ainsi, les premières PEP à caractère compensatoire se développent dans les pays de la région avec pour objectif d’atténuer les conséquences de la décentralisation, de la privatisation et de l’ajustement économique. ”

Dans les préconisations des bailleurs de fonds on anticipe que le risque le plus important de la décentralisation est l’augmentation des inégalités régionales (Welsh et McGinn, 1999). Les politiques de compensation sont ainsi présentées par ces acteurs comme contrepartie nécessaire à la décentralisation : l’Etat central au fur et à mesure qu’il transfère aux autorités intermédiaires et locales la gestion et la charge financière du système, garde un contrôle direct sur les territoires et/ou les établissements les plus défavorisés au travers des politiques de compensation. Ainsi, les premières PEP à caractère compensatoire se développent dans les pays de la région avec pour objectif d’atténuer les conséquences de la décentralisation, de la privatisation et de l’ajustement économique. De caractère fortement assistantialiste (Duschatsky, 2008), leur mise en place a souvent été instrumentalisée par des pratiques clientélistes (Auyero, 2001). Elles mobilisent un regard déficitariste des groupes ciblés et dans certains cas conditionnent la continuité de l’aide aux bons résultats.

Le « tournant à gauche » et les effets sur les PEP

Les orientations politiques néolibérales ont eu comme conséquence la forte augmentation des inégalités dans l’espace latino-américain et ont souvent amené à des situations de crise (Calvo Salazar, 2008). Face à ces situations de déstabilisation économique, politique et sociale, dans les années 2000 la région est le scénario de la montée au pouvoir des gouvernements de la « nouvelle gauche » ou « post-néolibéraux ». Ce mouvement commence avec l’arrivée d’Hugo Chavez en 1999 au Venezuela et se poursuit avec les gouvernements de Lula au Brésil (2003), Néstor Kirchner en Argentine (2003), Tabaré Vazquez en Uruguay (2005), Evo Morales en Bolivie (2006), Correa en Equateur (2007), Ortega au Nicaragua (2007), Lugo au Paraguay (2008) et Mauricio Funes au Salvador (2009).

“ Elles mobilisent un regard déficitariste des groupes ciblés et dans certains cas conditionnent la continuité de l’aide aux bons résultats. ”

Pour généraliser, ces gouvernements ont un discours s’opposant aux organismes internationaux, aux entreprises privatisées, aux bénéficiaires des politiques de la décennie 1990, ainsi que vis-à-vis de la politique extérieure américaine et européenne. Ils remettent en avant le centralisme de l’Etat et promeuvent le développement de l’industrie nationale. En ce qui concerne les politiques prioritaires, les conceptions déficitaristes et assistantialistes qui caractérisaient les politiques de compensation ont été remises en question (Dussel et al. 1998)[2]Il faut préciser que ces critiques à la compensation s’appuient sur des arguments idéologiques plus que sur des données empiriques de ce que les programmes de compensation avaient pu produire (Indarramendi, 2015). En Argentine, par exemple, les chercheurs et responsables du ministère kirchnériste assimilent les politiques compensatoires à la socio critique, qu’ils considèrent comme étant purement déficitariste, et ils lui opposent les principes philosophiques de l’égalité comme point de départ (Rancière, 1987). La focalisation devient synonyme de stigmatisation. L’« universalisme » est alors présenté comme le seul moyen de promouvoir l’égalité. Cet universalisme s’instrumentalise par l’élargissement de la cible des politiques prioritaires, qui pour la plupart restent ciblées en raison du manque de ressources pour garantir le même traitement à toute la population. Même si dans la période nous pouvons constater une augmentation conséquente du pourcentage du PIB consacré à l’éducation, ces ressources ne sont pas allouées préférentiellement aux politiques prioritaires pour lesquelles l’élargissement des cibles se traduit souvent par une dilution des moyens (Indarramendi, 2015).

Transformations timides

Nous pouvons constater un consensus important des analystes pour souligner des continuités importantes par rapport aux politiques néolibérales des décennies précédentes. Ainsi par exemple la principale politique prioritaire du gouvernement de Lula au Brésil est le programme Bolsa Familia qui est, dans ses grandes lignes, un élargissement du programme Bolsa Escola crée par son prédécesseur F. H. Cardoso (Andrade Oliveira et al., 2015). Plus largement nous pouvons observer qu’au Brésil le gouvernement de Lula élargit l’autonomie des écoles et des enseignants et développe un système d’évaluation systémique où le financement dépend de la performance et de l’efficacité (Andrade Oliveira, 2012). Dans d’autres pays les résistances à l’évaluation ont été plus importantes mais on constate une forte responsabilisation des enseignants et des institutions éducatives pour « faire avec » les jeunes des milieux les plus défavorisés et faire face aux « spécificités » de leurs problématiques. Certaines caractéristiques des politiques prioritaires dans les pays du Nord lors de leur « tournant néolibéral », telles que la profusion de dispositifs et les modalités de gestion des difficultés éducatives (ou plutôt de la « diversité ») à travers des appels à projets, l’objectif de l’« innovation », et la forte responsabilisation des équipes scolaires, caractérisent aussi les PEP des gouvernements de la nouvelle gauche latino-américaine.

“ Certaines caractéristiques des politiques prioritaires dans les pays du Nord lors de leur « tournant néolibéral », telles que la profusion de dispositifs et les modalités de gestion des difficultés éducatives (ou plutôt de la « diversité ») à travers des appels à projets, l’objectif de l’« innovation »,
et la forte responsabilisation des équipes scolaires, caractérisent aussi les PEP des gouvernements de la nouvelle gauche latino-américaine. ”

Nous constatons des tendances contradictoires qui montrent par exemple que le taux de privatisation des systèmes a pu augmenter pendant la période en question (Leivas, 2018). Les instances internationales continuent d’avoir une influence importante sur l’orientation des politiques éducatives de la région, tel est le cas des politiques de lutte contre la pauvreté conçues sur le modèle du Conditional Cash Transfer (CCT – Kervyn De Lettenhove, 2012) qui deviennent dans certains pays le cœur des actions prioritaires en éducation[3]Nous pouvons évoquer à titre d’exemples « Bono Juancito Pinto » en Bolivie, « Bolsa Família » au Brésil, « Oportunidades » au Mexique, « Red de Protección Social » en Nicaragua, « Familias en Acción » en Colombia et « Asignación Universal por Hijo » en Argentine.. La scolarisation devient ainsi une condition pour que les familles défavorisées puissent avoir accès à l’aide financière de l’Etat, mais les effets espérés sur les taux de scolarisation se sont avérés assez limités (Gluz et al., 2018).

“ La distanciation par rapport aux politiques des années néolibérales est discursive plus que pratique. ”

Si le consensus est important donc pour signaler des continuités par rapport aux politiques néolibérales, les dissonances sont aussi importantes à l’heure d’expliquer les raisons de ces continuités. Les moins critiques mettent en avant les conflits d’intérêt entre le gouvernement central et des gouvernements fédéraux ou provinciaux, voire les résistances institutionnelles au changement de ces derniers, qui ont limité les possibilités de transformation. Pour d’autres les moyens d’action des gouvernements de la « nouvelle gauche » sont modérés et continuent de répondre à certaines mesures établies par des organismes de financement internationaux (Calvo Salazar, 2009). Les tendances structurelles du néolibéralisme restent stables (Fernandez Soto, 2013 ; Piva 2015). Les transformations structurelles entamées sous les gouvernements néolibéraux (telles que la décentralisation et la privatisation des systèmes) ne sont pas remises en question mais au contraire renforcées. On constate en effet une tension entre un discours politique de rupture avec le néolibéralisme et des décisions politiques modérées (et dans certains secteurs même opposés aux discours tenus) (Novaro, 2006 ; Indarramendi, 2015). Due au manque de moyens pour instrumenter ou outiller les principes politiques, mais aussi pour des raisons politiques qui ne permettent pas la rupture profonde avec les tendances internationales, la distanciation par rapport aux politiques des années néolibérales est discursive plus que pratique.

Cintia Indarramendi
Circeft Escol

Bibliographie

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Notes[+]