Continuer à penser,  Laurence De Cock,  Numéro 6

L’enseignement du fait religieux comme cache-sexe de l’urgence politique de panser l’école

Deux fois de suite, à quelques mois d’intervalle, le pire est arrivé. Si les terroristes ont indifféremment frappé, ce sont surtout certains jeunes qui ont été immédiatement pointés du doigt, au mieux comme incapables de mesurer le caractère dramatique des évènements – en ne respectant pas la minute de silence par exemple – au pire comme complices potentiels d’hommes et de femmes criminels mus par la haine de la République. Or, c’est l’ensemble de la jeunesse qui vécut cette atroce irruption comme l’une des premières formes d’entrée en politique.

Nous ne pouvons pas encore mesurer les effets délétères de cette triste réalité : celle qui révèle qu’une partie des enfants élevés dans la République ait pu chercher son enchantement dans la mort. Mais il est certain que cette tragédie et l’absence de protection, de tendresse et de générosité à l’égard d’une partie des jeunes de ce pays, pèsera lourdement dans leur socialisation politique.

La réponse d’urgence apportée à ces crimes fut alors de les corréler de manière non raisonnée à un déficit de laïcité. On ne peut que s’étonner de cette analyse précipitée qui consiste à uniquement confessionnaliser les enjeux quand on sait, de manière criante, que c’est d’une analyse politique dont nous manquons pour prendre la mesure de l’ampleur de ce que ce pays et ses gouvernants ont manqué depuis près de trente ans.

Ce repli sur des explications purement identitaires ou religieuses a le bénéfice de la simplicité d’emblée accessible à ceux qui poursuivent leur route, pleinement gorgés de leurs inébranlables certitudes. Ces interprétations ont le goût savoureux de l’évidence : des jeunes qui crient « Allah Akhbar » et tuent ne sont que des fanatiques d’une religion qui contient en son sein les germes de la dérive meurtrière. Bien-sûr on prendra des gants : « pas d’amalgames », mais les faits sont là et têtus : c’est dans les quartiers populaires qu’on a dit « Bien fait ! » en janvier, c’est dans les lycées professionnels de banlieues parisiennes que les lycéens ont exprimé toute leur joie, c’est dans les écoles (primaires !) qu’on a dû envoyer des enfants de 8 ans au commissariat pour « apologie de terrorisme ». Et tous avaient des noms et prénoms à consonance musulmane. CQFD. Peu importe que les journalistes ne se soient déplacés que dans ces quartiers mis sous surveillance médiatique depuis des années ; peu importe qu’un écrivain, Mohamed Kacimi, ait admis avoir totalement inventé sa venue dans un lycée professionnel[1]Voir http://www.marianne.net/kacimi-dramaturge-aimait-trop-fiction ; le mal était fait : désigner des complices virtuels de la « barbarie » que l’école ne savait pas canaliser.

“ Qu’est-ce donc que cette obsession pour la laïcité sinon une manière d’occulter les drames des multiples dominations économiques, sociales, ou militaires de mondes plus soucieux de leurs profits que du bonheur des enfants de ce monde ? ”

On s’étonnera alors de tous ces discours depuis novembre dernier, y compris d’intellectuels ou journalistes reconnus, déplorant que l’on se refuse à voir l’explication religieuse alors que tout le focus a justement été mis sur cette dernière[2]Voir Jean Birnbaum, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme, Seuil, 2016. au détriment des facteurs sociaux et (géo) politiques à l’œuvre derrière les mécanismes de basculement des jeunes dans la fascination pour la terreur. Qu’est-ce donc que cette obsession pour la laïcité sinon une manière d’occulter les drames des multiples dominations économiques, sociales, ou militaires de mondes plus soucieux de leurs profits que du bonheur des enfants de ce monde ? On s’en étonnera d’autant que l’unique injonction faite à l’école fut de renforcer l’ « enseignement laïque du fait religieux ». Insupportable manie de cette institution que de toujours feindre le bonheur de la nouveauté quand elle ne fait qu’excaver de vieilles évidences largement rabâchées.

Remontons un peu le temps trente années en arrière donc.

Au début des années 1980, l’immigration coloniale et postcoloniale se rappellent au bon souvenir du pays dit « d’accueil ». Une jeunesse se révolte : celle des quartiers populaires, majoritairement d’origine immigrée, dont les parents avaient été appelés pendant les « Trente Glorieuses » (comme on dit), et sommés de démontrer toujours plus avant leur souci d’intégration. Ces jeunes, jamais suffisamment français, sont, pour certains nés en France, mais avec le mauvais faciès, celui que la police repère de loin. La jeunesse des Minguettes ou de Vénissieux se révolte contre les violences policières, contre le racisme, contre les premiers succès du Front National. Elle s’organise pour le faire pacifiquement, en marchant en 1983 « pour l’égalité, et contre le racisme ».

Mais rien ne cesse. Le « problème de l’immigration » irrigue tous les débats politiques. L’intégration républicaine efface les problématiques économiques et sociales du chômage qui s’installe en CDI et l’école très vite se jette dans ce noble dessein d’intégrer les enfants (d’) immigrés. La perspective est purement identitaire déjà. Qu’est-il proposé ? Un enseignement de l’histoire des religions d’abord, notamment de l’islam (qui l’était déjà évidemment) pour fabriquer de la tolérance et apaiser les conflits.

Les affaires dites « du voile » à partir de 1989 puis les attentats islamistes du milieu des années 1990 viennent à chaque fois corroborer la certitude d’un « problème » de la connaissance du religieux. Au Conseil National des programmes, l’historien moderniste, François Lebrun, spécialiste de l’histoire du christianisme, évoque l’ « analphabétisme religieux » des élèves. L’expression « fait religieux » fait son apparition dans la foulée au sein des discussions d’experts chargés de réfléchir à des nouveaux programmes. La certitude d’une transitivité directe entre la connaissance du religieux et l’apprentissage de la tolérance est indiscutable à l’époque. Tandis que la question de l’immigration se confessionnalise au point de faire de l’islam la religion la plus discutée publiquement, l’école prend sa mission très à cœur : appuyer sur les convergences entre les trois monothéismes et montrer les racines communes. Des sessions de formation s’organisent, des universités d’été, et le thème est spécifié comme incontournable dans les IUFM.

A l’aube des années 2000, il est sans doute l’un de ceux qui est le plus discuté, notamment dans les programmes d’histoire et d’éducation civique. En 2002, Régis Debray publie un rapport dans lequel il ré-insiste sur l’urgence d’enseigner le fait religieux[3]Régis Debray, «L’enseignement du fait religieux dans l’Ecole laïque », rapport au ministre de l’éducation nationale, février 2002, consultable en ligne : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/024000544.pdf. Fondé sur des auditions et questionnaires et célèbre par cette anecdote devenue poncif relatant la réaction d’un élève devant un Boticelli « C’est qui cette meuf », le rapport préconise la création d’un Institut européen en sciences des religions (qui voit le jour dans la foulée) et d’insister dans les programmes scolaires sur ces thématiques. L’urgence est reprise par la commission Stasi nommée dans la foulée de la seconde affaire dite « du voile » à Aubervilliers en 2003. Tout enseignant qui a connu ces débats peut témoigner de la centralité de ces thématiques dans toutes les sessions de formation, les discussions avec l’Inspection, les organisations de sorties scolaires etc.

Les programmes d’histoire-géographie-éducation civique du secondaire sont donc emplis de références au fait religieux, quelles que soient les périodes.

Trente ans donc qu’on en parle ; vingt ans qu’on l’applique avec diligence… Pour quelle efficacité ?

Il serait tout aussi erroné de corréler de manière simpliste cette périodisation rapide de l’enseignement du fait religieux et la période de scolarisation des meurtriers de janvier et de décembre. Ce serait tomber dans le même piège que ceux qui font du fait religieux la thérapie miraculeuse contre les discriminations. Nous ne sommes pas de ceux qui postulent la performativité des contenus d’enseignement au point de se substituer aux apprentissages sociaux des familles, des copains ou autres canaux de diffusion des savoirs. Nous croyons au contraire que l’appropriation des savoirs et la formation d’un esprit critique empruntent d’autres circuits autrement plus accidentés que celui d’une perfusion. C’est bien toute la difficulté de l’éducation et toute l’origine de l’aveuglement à la fois des défenseurs naïfs d’un enseignement magistral campé sur la transmission de connaissances et de ceux qui croient (ou feignent de croire) aux vertus immédiates et utilitaristes de certains contenus d’enseignement dans l’apprentissage de comportements civiques.

“ Qu’offrons-nous donc à rêver à ces jeunes ? A ceux qui ont matériellement tout comme à ceux qui n’ont rien ? Que véhiculons-nous tous, collectivement comme autre perspective que l’impuissance politique ? ”

La vérité est ailleurs, comme souvent ; mais elle est très complexe à saisir et ne pourra répondre à la temporalité de l’urgence politicienne. Il faudra tout d’abord prendre acte du caractère obsolète de l’injonction à l’enseignement du fait religieux, ne serait-ce que pour déconfessionnaliser les enjeux de la dramatique question du terrorisme. Il faudra s’interroger plus avant sur les vertus et modalités surtout d’une sensibilisation à la chose publique pour les élèves. Car, de manière plus distanciée que les scoops journalistiques, il est surtout apparu dans les réactions des élèves, une externalisation des problèmes politiques relevant davantage à leurs yeux d’un « Etat » dont on ne sait pas très bien ce que cela recouvre sauf à réaliser que cela n’a rien à voir ni avec leur présent, ni avec leur avenir[4]Voir les témoignages recueillis ici : « L’école, Charlie et les autres : entrer dans la boîte noire des classes », http://aggiornamento.hypotheses.org/2538. C’est bien dans cette distanciation de la chose publique que semble se nouer quelque chose de la désaffiliation d’une jeunesse acculée à recevoir la thérapeutique sans avoir leur mot à dire sur la nature du syndrome. « Territoires perdus de la république » diront certains, nous préférerons parler de territoires et surtout d’acteurs politiquement invisibilisés. Car ces territoires et ces jeunes sont la démonstration criante d’une succession d’échecs et qu’il est peut-être dans l’intérêt de certaines stratégies politiciennes que de préférer leur faire croire aux vertus de la délégation politique en lieu et place de l’engagement. Or c’est bien de déficit de perspective d’engagement que souffre notre jeunesse ; dans ces quartiers relégués de façon criante, mais aussi de plus en plus ailleurs, dans tous les espaces gagnés par la désillusion du politique. Qu’offrons-nous donc à rêver à ces jeunes ? A ceux qui ont matériellement tout comme à ceux qui n’ont rien ? Que véhiculons-nous tous, collectivement comme autre perspective que l’impuissance politique ? Les recherches récentes sur la radicalisation des jeunes ont montré qu’il n’y avait plus de trajectoire sociale modèle. La gageure n’en est donc que plus lourde et il est plus que certain qu’elle ne passera ni par des effets d’annonce de « mobilisation pour les valeurs de la République » dont l’environnement immédiat ne fait que confirmer quotidiennement l’inanité, ni par des réécritures de programmes sur l’enseignement du fait religieux, aussi laïc soit-il. Il est tout autant évident que l’école seule ne remplira pas cette lourde tâche si elle n’est pas aidée par d’autres vecteurs de diffusion, à commencer par les médias qui ne se privent pas d’embrayer sur des sondages douteux depuis quelques mois[5]Voir http://www.liberation.fr/france/2016/02/01/racisme-et-antisemitisme-malaise-au-jdd-apres-un-etrange-sondage_1430394 ; mais aussi http://tempsreel.nouvelobs.com/en-direct/a-chaud/17016-obs-ecole-defiee-religion-devoile-cette-semaine-enquete.html. L’école et autres institutions de la République doivent devenir des lieux d’expériences politiques et d’engagements. Les programmes doivent montrer les possibles, forger des arguments, affermir les responsabilités et valoriser l’égalité des intelligences quels que soient leurs lieux d’expression. Mais surtout, toutes ces expériences ne seraient que pansements dans une école qui ne changerait rien de ses recrutements encore trop ségrégués, méritocratiques et élitistes. Il faudrait donc accepter de toucher aux fondations pour rebâtir.

Laurence De Cock
Professeure agrégée d’histoire-géographie en lycée
et à l’université Paris-Diderot,
Chercheuse en sciences de l’éducation,
Auteure d’articles et d’ouvrages sur l’enseignement de l’histoire,
Fondatrice du collectif Aggiornamento histoire-géographie

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