Christian Laval,  La laïcité est-elle encore révolutionnaire ?,  Numéro 4

Ecole, laïcité et pouvoir économique

La laïcité devrait toujours être traitée comme une question ouverte parmi les partisans de l’école publique. Tenir ouverte la question de la laïcité, c’est donner aux valeurs qu’elle contient la force et l’extension maximale dont elles sont capables. On croit encore que la question laïque ne concerne que les rapports de l’État, et, plus précisément de l’école, avec les religions. C’est là une vision extrêmement partielle de sa signification philosophique et politique. En réalité, la séparation de l’action publique et de l’enseignement d’avec les doctrines dogmatiques a pour principe philosophique la question de l’autonomie de la pensée, et donc de la volonté, à l’égard des pouvoirs, de tous les pouvoirs. C’est la base rationnelle de la laïcité.

Qu’est-ce qui menace la liberté d’examen aujourd’hui ? Est-ce encore le cléricalisme comme à l’époque de la Troisième République ? Sans écarter les possibles «retours de flamme» de la prétention cléricale de contrôle de la pensée et du mode de vie, il convient de remarquer que le danger a changé. Polarisé historiquement par l’emprise de l’Église sur l’enseignement, le camp laïque est mal armé pour voir que la puissance qui aujourd’hui est en position de réclamer de l’école une soumission à des impératifs qui lui sont étrangers n’est plus en France la puissance religieuse comme il y a un siècle, mais le pouvoir économique du capitalisme. Dès le début des années 1980, un discours utilitariste et entrepreneurial a cherché à faire table rase de la mission de l’école républicaine et à prendre modèle sur une «Entreprise» mythique. Il existe désormais suffisamment d’éléments pour penser que nous entrons dans un nouvel âge de l’école dont la destination serait la production de « capital humain » dans le cadre d’une compétition économique généralisée[1]Cf. C. Laval, F. Vergne, G. Dreux et P. Clément, La nouvelle école capitaliste, La Découverte, 2012.. Ce constat nous oblige à rendre à la laïcité son véritable fondement et à lui donner toute son ampleur critique.

Définir la laïcité

La définition de la laïcité n’est pas aussi simple qu’on le croit parfois. Soit on la restreint à la lutte contre le cléricalisme, à la façon des grands fondateurs de la Troisième République (Gambetta : «Le cléricalisme, voilà l’ennemi !»), soit on lui donne une extension plus large, à savoir la lutte contre toutes les formes d’inculcation de «vérités» révélées, d’imposition de croyances et d’attitudes liées à des dogmes, qu’ils soient religieux, politiques, sociaux, moraux ou économiques. A ce compte, la religion patriotique et le culte de l’économie de marché ne doivent pas plus avoir droit de cité dans l’enseignement public que les autres types de foi.

La version restreinte de la laïcité a longtemps dominé pour des raisons historiques très compréhensibles. La réponse laïque au cléricalisme fut, comme on le sait, une «instruction publique» par laquelle l’État dirige l’éducation du peuple grâce à l’école de la République, laquelle a pour principale mission d’attacher les nouvelles générations à la nation et au régime républicain qui en est comme l’émanation naturelle.

La seconde version de la laïcité, beaucoup plus ambitieuse et radicale, est celle que l’on trouve par exemple chez Condorcet, dont la pensée a été édulcorée par les républicains de la fin du XIXème siècle, et que l’on retrouve aussi chez Jaurès. Cette version se fonde sur le principe philosophique propre au rationalisme de la liberté de penser. Cette laïcité exigeante et radicale affirme que la tâche de l’école est d’abord l’émancipation du futur citoyen de toutes les croyances dogmatiques. D’où la distance indispensable vis-à-vis des superstitions, des préjugés, des intérêts et des opinions. Le refus de toutes les doctrines ou croyances reçues sans examen est la condition pour faire accéder les jeunes à l’examen rationnel du monde dans lequel ils sont amenés à vivre. L’État assure «l’intendance scolaire» mais ne doit pas en profiter pour se faire l’agent d’un quelconque «gouvernement des esprits» en remplacement et sur le modèle des congrégations religieuses. Bien au contraire, il doit s’interdire toute inculcation dogmatique. L’école ne repose alors que sur la liberté d’examen la plus complète possible, y compris à l’égard des principes et de la constitution qui régissent l’État en question.

Un point commun entre ces deux versions peut expliquer leur confusion. Il s’agit dans l’un et l’autre cas d’une conception éminemment «politique» de l’école. On s’accorde généralement pour penser dans le camp laïque qu’elle a pour mission de «former les citoyens» et non des chrétiens ou simplement des travailleurs des champs et des villes, des bureaux et des ateliers. Mais qu’est-ce que «former un citoyen «? Lui inculquer l’amour de la nation ? Susciter en lui l’adhésion à la République ? Former des travailleurs efficaces pour une industrie nationale puissante? Ou bien former des individus autonomes dotés d’un esprit critique capable d’examiner jusqu’aux principes de gouvernement ? Telles sont quelques-unes des questions décisives en suspens.

“ L’interrogation critique en matière politique, économique et sociale reste largement taboue dans l’école. Et pourtant « faire de la politique », l’école ne cesse d’en faire, mais sous une forme déniée ”

La conception dominante de la laïcité, on l’aura compris, ne l’envisage pas comme l’exercice d’une pensée libre selon le grand idéal des Lumières, prolongé par le socialisme. On l’a vu encore après l’attentat de janvier 2015 contre Charlie Hebdo. Le recours soudain aux « valeurs de la République », face à la crise sociale qui touche une grande partie de la jeunesse, paraît bien dérisoire. Et ceci pour une raison décisive. « L’appareil idéologique d’État » qu’est l’école a interdiction de « faire de la politique », c’est-à-dire de poser la question des fondements et des modes d’exercice du pouvoir dans la société, d’interroger librement les bases et les formes de la production et de la répartition des richesses. L’interrogation critique en matière politique, économique et sociale reste largement taboue dans l’école. Et pourtant « faire de la politique », l’école ne cesse d’en faire, mais sous une forme déniée. La sociologie critique de la domination l’a suffisamment montré.

La logique économique et l’autonomie de l’école

La question principale, aujourd’hui, alors que le néolibéralisme triomphe, est celle des relations entre l’école et le système économique capitaliste. Ce qui s’aggrave, et ce qui met en danger ce qu’il reste de liberté critique à l’école, c’est la manière dont le pouvoir économique cherche à imposer son idéologie au sein de l’enseignement. Cette question se pose en des termes radicalement différents de ceux en vigueur à l’époque de Ferry. Dans une société de salariés, les diplômes distribués par l’appareil scolaire ont beaucoup d’influence sur l’insertion professionnelle, sur le statut et la place hiérarchique dans le monde du travail. S’il y a bien relation entre niveau de formation d’une population et niveau économique d’un pays comme le montrent les corrélations établies par l’OCDE ou la Banque mondiale, il n’en découle pas que le système de formation doive obéir aux attentes des entreprises telles qu’elles sont ressenties à un moment donné et encore moins qu’il faille prendre l’école pour une dépendance du Ministère de l’économie et des finances comme le veulent à la fois le MEDEF et les néolibéraux de tous horizons. Pourtant, c’est cette idée simpliste qui conçoit l’école comme un appendice et un instrument du système productif qui l’a largement emporté, même sous les gouvernements de gauche, et ce depuis les années 1980, sans que le camp laïque n’ait été capable de lui opposer autre chose qu’une vague nostalgie couplée avec l’utopie d’une école entièrement coupée de l’économie. Les gouvernements pressés et impressionnés par les forces économiques qui organisent la mondialisation, ne se sont pas montrés en mesure de résister aux stratégies patronales visant à rendre plus directement opérationnelles et utilitaires les «formations» scolaires. C’est dans ce contexte économique, social et politique très dégradé que l’on a assisté à des transformations inquiétantes dans le monde de l’enseignement qui se traduisent par des impositions idéologiques et comportementales au sein des formations, qui touchent à la fois les cursus, les contenus, les pédagogies.

Une école sous influence

Un discours s’est imposé qui fait de la formation de travailleurs adaptables le seul objectif légitime de l’école. Par souci de coller aux besoins immédiats des métiers, on tend à remplacer l’apprentissage raisonné des connaissances fondamentales par un savoir au rabais. L’employabilité est devenue le maître mot qui désigne la subordination de l’école aux exigences du marché. Toute une pédagogie des compétences issue de la formation professionnelle a gagné l’Éducation nationale et, sous prétexte d’efficacité évaluable et quantifiable, menace de remettre profondément en question la part de réflexion et de culture «gratuites», ou plus exactement, distantes, qui sont au principe de la créativité et de la citoyenneté. Plus l’école est proche du monde professionnel, plus se font sentir les risques d’une «professionnalisation» conçue non pas comme apprentissage de connaissances construites et transposables mais comme inculcation de manières d’être, de penser, de faire qui sont soit très spécialisées, pour répondre à des besoins très spécifiques et très immédiats de qualification (ce qui entraîne par exemple la multiplication des filières et des diplômes, donc des risques liés à cette ultraspécialisation en cas d’excès de l’offre sur le marché), soit déterminées au contraire de façon très lâche comme attitude générale d’adaptation au travail et à la hiérarchie.

Le patronat et beaucoup d’experts « modernistes » préconisent une collaboration étroite entre l’école et les entreprises, avec une large participation de représentants de celles-ci dans le déroulement des études et dans la fabrication des programmes. L’école devrait être le lieu où l’on inculque aux jeunes « l’esprit de l’entreprise ». On sait que c’est là un axe important des prescriptions de l’Union européenne en matière scolaire. C’est à ce titre que des thinks tanks néolibéraux, appuyés et relayés par les ministères de l’Éducation nationale (sous la droite comme sous la gauche), ont exercé des pressions considérables sur les contenus scolaires, au point de parvenir à modifier les programmes de certaines disciplines comme les Sciences économiques et sociales.

“ L’essentiel est de comprendre que la redéfinition des objectifs de la formation scolaire ne va pas sans remettre en question la distance entre l’enseignement scolaire et le pouvoir économique, partant à détruire la laïcité comme condition de la liberté intellectuelle. ”

Il y aurait sans doute à rajouter à cette liste d’autres mutations qui contribuent à renverser les rapports de force entre le monde scolaire et le monde économique : la pénétration des logiques concurrentielles dans la régulation scolaire, la privatisation croissante de l’enseignement supérieur, la fascination de la haute fonction publique pour le management privé, etc. L’essentiel est de comprendre que la redéfinition des objectifs de la formation scolaire ne va pas sans remettre en question la distance entre l’enseignement scolaire et le pouvoir économique, partant à détruire la laïcité comme condition de la liberté intellectuelle.

La laïcité, pour le dire autrement, n’a pas pour seul ennemi le cléricalisme, elle a même pour principal adversaire aujourd’hui le néolibéralisme qui entend soumettre l’institution scolaire aux seuls impératifs économiques. Les défenseurs de l’école laïque doivent agir sur les rapports entre enseignement et pouvoir économique pour que soit préservée l’autonomie de l’école. Cette bataille de la laïcité, comprise dans toute son ampleur, n’est pas l’enfermement dans une tour d’ivoire, une «fermeture» au monde et à la société, mais la mise en œuvre d’une distance institutionnelle, condition d’un recul réflexif nécessaire à la liberté de jugement des futurs citoyens.

Christian Laval
Professeur de sociologie,
Université Paris Ouest – Nanterre – La Défense

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