« Seule la recherche publique est en mesure d’anticiper les risques et de préparer les réponses » | Entretien avec Charlotte Vanbesien
Charlotte Vanbesien est Secrétaire générale de la FERC-CGT.
Paul Devin, pour carnets rouges : La stratégie de Lisbonne donnait à l’Europe l’objectif d’une économie de la connaissance compétitive et concurrentielle. Comment une organisation syndicale qui rassemble des syndicats de l’enseignement, de la formation, de l’éducation populaire, de la recherche, de la culture, perçoit les effets de cette injonction libérale, un quart de siècle plus tard ?
Charlotte Vanbesien : Les effets sont multiples dans nos secteurs qui ont été profondément bouleversés par de multiples contre-réformes dont les conséquences sont aujourd’hui lisibles et cohérentes. C’est une attaque de la formation, des diplômes, de la qualification et donc des salaires qui est en jeu. C’est un enjeu majeur pour le monde du travail. Dans le secteur de la formation professionnelle, le processus de Lisbonne s’est traduit par la loi LCAP (Liberté de Choisir son Avenir Professionnel) et les différentes réformes de la « transformation de la voie professionnelle » et du lycée professionnel : il s’agit de marchandiser le secteur de l’enseignement initial et de la formation continue. Cette loi LCAP brouille les frontières entre formation initiale et continue et renforce la mise en concurrence généralisée des voies de formation et des opérateurs de formations. D’un côté, le développement de l’apprentissage contre et dans la voie scolaire : toutes les entreprises obtenant la possibilité d’ouvrir un CFA et les modalités d’ouverture d’une unité de formation en apprentissage dans un lycée professionnel sont assouplies. De l’autre, les CFA des chambres de métiers et de l’artisanat doivent ouvrir de la formation continue. Une structure comme l’AFPA, symbole de la formation continue, ouvre une filiale d’apprentissage. Un des outils majeur de cette mise en concurrence c’est le financement au contrat, sorte de tarification à l’acte. L’une des réponses a été la baisse du niveau de prise en charge des coûts contrats apprentissage, à la suite de cela certains CFA ont déjà annoncé ou acté la fermeture de formations y compris dans des secteurs en tension. Nous assistons à une vague de licenciement dans les petits CFA. Un autre outil de dérégulation, c’est la modification du Code du travail avec la suppression de la notion de formation professionnelle continue, pour ne laisser que formation professionnelle. Cela permet la fusion du contrat de professionnalisation et du contrat d’apprentissage et l’extension de la possibilité d’entrée en apprentissage jusqu’à 29 ans. La loi « plein emploi » aggrave encore cela en réduisant la formation professionnelle à l’insertion professionnelle immédiate. Au prétexte de « lever des freins » à l’entrée en apprentissage, la loi diminue la protection des apprenti·es mineur·es : possibilité de déroger aux durées maximales hebdomadaires et quotidiennes, assouplissement du travail de nuit… Les ruptures de contrat d’apprentissage par l’employeur sont facilitées. Cette dérégulation est accrue par la disparition du contrôle de l’apprentissage par les académies. En effet, depuis janvier 2021, Qualiopi (certification gouvernementale payante) est le seul contrôle qui permet aux organismes qui dispensent des actions de formation, de bilan de compétences, de V.A.E et ou d’apprentissage, d’obtenir des fonds de financements publics. Qualiopi, qui ne cache pas son inspiration néo-libérale, envisage l’éducation et l’insertion professionnelle des jeunes en termes de « besoins des clients, de professionnalisation de la réponse et de service après-vente » ! Qualiopi ne contrôle que la partie administrative qui encadre en amont et en aval les formations, il n’y a aucun effet sur les contenus pédagogiques. Ces réformes portées par les logiques de dérégulation et de privatisation ont augmenté les inégalités d’accès à la formation.
Dans l’Enseignement Supérieur et la Recherche (ESR) la stratégie de Lisbonne avait pour objectif le développement d’un « marché de la connaissance ». Comme pour la formation professionnelle, différentes réformes se sont empilées et ont permis la mise en place d’une marchandisation de l’ESR. En commençant par des restructurations permanentes depuis 2007, initiées par la loi Liberté et Responsabilité des Universités (LRU), se traduisant par un désengagement croissant de l’État du service public de l’ESR et une politique volontariste d’augmentation de la concurrence entre universités, établissements, laboratoires et équipes de recherche. Ce manque de financement met à mal les universités qui font face à une augmentation démographique étudiante importante dans la même période. Au lieu de faire le choix politique de l’élévation du niveau d’étude et d’un accès élargi à l’enseignement supérieur, c’est la mise en place d’une sélection par la loi Orientation et Réussite des Étudiants et la mise en place de Parcoursup. Entre 2011 et 2021, c’est une augmentation de 16% d‘étudiant·es à l’université publique, sans aucun poste créé. Dans le même temps, les écoles de commerce, de gestion… (privées à 99,5%) ont presque doublé leurs effectifs ! À la rentrée 2022, pour la première fois depuis 2007, le nombre d’inscriptions dans les formations publiques diminue (-3,1%), celles dans les formations privées continuent à augmenter (+3,3%). La stratégie de Lisbonne a réussi : ce sont les formations privées à but lucratif qui se taillent la part du lion du « marché de la connaissance ». La croissance démographique et le désengagement de l’État sont des facteurs importants de leur croissance mais c’est bien le financement via des fonds publics, en particulier l’aide à l’apprentissage, qui sont les leviers de leur croissance. La politique de développement de l’apprentissage financée par des fonds publics totalise 25 milliards par an et bénéficie largement au supérieur privé ! Leurs frais d’inscription, honteusement élevés, sont en partie pris en charge par les cotisations des entreprises et les aides de l’État, sans compter les partenariats entre écoles privées et grandes écoles publiques pour permettre d’acheter des diplômes avec la “marque” grande école. Par ailleurs, la concentration capitalistique dans l’enseignement supérieur privé via les fonds de pension (Galileo), le « soutien » des banques avec le financement à crédit des études, et enfin l’ouverture de Parcoursup en 2021 aux formations du privé ont provoqué l’explosion du « marché » : le nombre de ces formations présentes sur la plateforme a quasi doublé en 4 ans (4 992 en 2020, 9 298 en 2023), elles représentaient, à la rentrée 2023, 40% du total. Ces formations privées, qui se nourrissent de l’angoisse des parents et des futurs étudiant·es de se retrouver sans place à la rentrée universitaire, n’apportent pourtant aucun gage de leur qualité (inscription au RNCP uniquement, pas de contrôle du Ministère) et se caractérisent par une pratique généralisée de la publicité mensongère, un flou entretenu sur la réalité du diplôme délivré, des emplois et des salaires obtenus à la sortie des écoles : les parents et les élèves croient, à tort, acheter un métier et surtout un niveau de salaire. Il faut mettre cela en lien avec la généralisation des « blocs de compétences », l’idée à terme est qu’un·e étudiant·e obtienne une certification pour telle ou telle compétence sans avoir le diplôme. Cela permet d’exploser les diplômes nationaux, les qualifications et les grilles sur lesquels elles reposent. Le rôle dévolu à l’enseignement serait donc essentiellement de fabriquer des futurs employé·es immédiatement utilisables par le patronat. Du côté de la recherche publique les effets de la marchandisation sont là : financement récurrent des activités de recherche asséché pour faire place au développement des appels à projet et la création de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR). Le métier de chercheur·se a profondément changé, devenu en quelques années un genre de super-administrateur, à la fois rédacteur de réponses aux appels à projets, gestionnaire financier, recruteur de précaires. Cela provoque une augmentation de la précarité institutionnelle et constitue une stratégie de très courte vue, potentiellement catastrophique, n’oublions pas l’arrêt des recherches sur les coronavirus en 2005. La gestion par appels à projets vise des objectifs éminemment politiques, de réorientation de la recherche notamment au profit du capital.
CR : Quelles transformations profondes le processus de Lisbonne a-t-il engagé sur les finalités de l’école publique ?
CV : Ma réponse sera rapide car les effets sont liés à ceux décrits plus haut, la stratégie de Lisbonne est un projet complet. Les réformes ont commencé par casser notre modèle universitaire en sélectionnant et en soutenant le développement d’un secteur marchand. Puis les différentes réformes sont arrivées pour continuer le travail de sape et installer le tri généralisé dans le système scolaire, finalisé aujourd’hui par le “ Choc des Savoirs”. La finalité pour l’École c’est un changement total de projet de société, on remet en cause le collège unique, ou encore l’ambition de former et diplômer l’ensemble des élèves. L’École se retrouve sous pression utilitariste, triant les élèves afin de limiter l’accès à la poursuite d’études à quelques un·es et réservant une insertion professionnelle de mauvaise qualité pour les autres avec comme clefs de voûte l’injonction sur les savoirs être et la volonté d’augmenter la présence en entreprise. Pour les familles les plus aisées c’est le choix grandissant de l’école privée, financée par des fonds publics.
CR : S’il fallait affirmer les perspectives les plus essentielles de l’éducation, de la formation, de la culture, de la recherche, … quelles seraient les finalités que vous revendiqueriez ?
CV : La CGT porte un projet d’émancipation pour la jeunesse et les salarié·es, à l’opposé de celui contenu dans la stratégie de Lisbonne et dans le projet libéral. Les perspectives les plus essentielles sont liées aux enjeux du réchauffement climatique et à la montée de l’extrême droite partout dans le monde, ces deux faits étant profondément liés. L’enseignement, la formation et la recherche sont des ressources fondamentales sans lesquelles la bifurcation écologique d’une société démocratique est impensable. Pour parvenir à relever ses enjeux nous avons besoin d’une éducation ambitieuse pour tous·tes, et non pas de casser l’École. Il faut également engager une réflexion profonde sur l’emploi et pour cela nous avons besoin d’une formation professionnelle ambitieuse, à l’opposé de ce qu’illustre malheureusement la crise actuelle dans l’industrie. À l’heure où les groupes privés réduisent leur capacité de recherche, il est clair que seule la recherche publique est en mesure d’anticiper les risques et de préparer les réponses, pour le bénéfice commun. L’enseignement supérieur a le rôle de former les chercheur·ses, mais aussi les citoyen·nes et de permettre à l’ensemble de la société de s’approprier les connaissances et controverses scientifiques, utiles pour permettre l’exercice effectif de la démocratie et la participation large aux choix de société déterminants en termes sociaux, économiques, écologiques.
CR : Au concret de l’action syndicale, comment peut-on s’opposer aux évolutions néolibérales engagées par la mise en marché de la culture et de l’éducation ?
VS : Notre action syndicale doit permettre aux travailleur·ses de comprendre les dynamiques à l’œuvre, les coups ne sont pas isolés. Cette analyse globale doit permettre des luttes collectives, dépassant les seules inquiétudes catégorielles et donnant confiance dans notre capacité de peser sur les choix politiques. Il y a un enjeu à renforcer ou construire des collectifs syndicaux sur les lieux de travail pour contrer l’individualisme accru par les réformes. Il faut aussi convaincre au-delà des personnels de nos secteurs, car les enjeux concernent l’ensemble de la société. Nationaliser les écoles privées, gagner un statut pour les AESH, stopper le financement public du secteur marchand, obtenir des financements pérennes pour la recherche, réfléchir à un nouveau tissu industriel… Tous ces sujets se travaillent avec l’ensemble de la CGT, par exemple en étant en lien avec les camarades qui siègent dans les branches professionnelles sur la question des diplômes ou comme avec nos camarades métallos qui subissent une nouvelle convention (la plus importante du privé) ne respectant plus la reconnaissance des diplômes. En s’appuyant sur la recherche actuelle pour gagner la bataille des idées. La question de l’unité et du renforcement du syndicalisme est un enjeu majeur, nous devons inverser le rapport de force actuel, en construisant des intersyndicales les plus larges possibles qui permettent des mobilisations majoritaires. C’est en ce sens que le travail de rapprochement avec la FSU est une action concrète et majeure pour s’opposer aux évolutions néolibérales engagées dans nos champs syndicaux.