Rencontre avec Fabien Truong
Fabien Truong est professeur de sociologie à Paris 8.
Il y a un décalage énorme entre les grilles de lecture que l’on a plaquées et qui pullulent dans l’espace médiatique ou politique et la réalité de ce que vivent les gens « ordinaires ». Dire cela ne relève pas de l’angélisme mais je pense qu’il faut se poser la question de qui parle et comment. Pour analyser les discours médiatiques et politiques il faut commencer par en faire la sociologie. La classe politique n’a jamais été aussi endogame. A droite comme à gauche parlent des personnes qui ont une expérience de la vie sociale très similaire et très particulière. Ceux qui parlent le plus dans les médias de l’école, de la banlieue, de la jeunesse des banlieues sont socialement très éloignés de ces populations. Les discours sur ces populations, ces quartiers, ces phénomènes sont tenus d’en haut. Ce sont des discours de perchoir présentés comme discours de terrain, comme dans nombre de discours de ce que j’appelle des « profs en banlieues » sur « leurs élèves de banlieues ». On a toute une littérature grand public qui va de Mara Goyet à Natacha Polony en passant par Entre les murs jusqu’aux Quartiers perdus de la république. Encore une fois les discours y sont toujours très situés, ils en disent beaucoup plus sur ceux qui parlent que sur ceux qui sont parlés.
Les intellectuels qui interviennent sur la place publique ont un devoir de responsabilité et ne devraient pas parler de choses qu’ils n’ont pas vraiment observées, ni analysées. Ces spécialistes de rien mais parlant de tout sont utiles aux médias, et puis ça fait vendre des livres … Cela fonctionne en vase clos mais on revient toujours à ce que cela révèle des médias, du personnel politique.
Le grand problème actuellement c’est que ces discours ne sont pas déconstruits. Mon travail a en partie consisté, en prenant le temps de l’observation, de lutter contre cela, car j’ai été moi-même pris dans les pièges de mes perceptions. Cela fait partie des difficultés de l’enquête ethnographique, c’est donc « normal ». Ce qui ne l’est pas c’est que l’on ne le voit pas, ou ne veuille pas le voir car cela produit des effets si on n’en fait rien. Ces discours repris sans cesse créent une mise sur agenda, ce que montre mon enquête, que ce soit l’agenda médiatique ou politique. Ce qui est paradoxal c’est que l’on n’a jamais autant parlé de la banlieue, des « problèmes d’intégration » (alors qu’elle est faite et que cela ne se joue pas là)… à un moment où les personnes qui en parlent (« intellectuels », médias, politiques) n’ont jamais autant perdu le contact avec les populations concernées. En témoignent le pourcentage d’abstentions, ou encore la difficulté énorme des journalistes à faire des articles dans les quartiers populaires parce que les gens ne veulent plus leur parler.
La méconnaissance permet de réactiver les clichés, les stéréotypes qui contraignent les jeunes les habitants de ces quartiers à se positionner, se contre positionner. Comme le disait Bourdieu dans un autre contexte, ces jeunes sont soumis à une imposition problématique : sommés dans de nombreuses interactions de la vie quotidienne de répondre à des questions qu’ils ne se posent pas, ne font pas sens dans leur vie personnelle du type « qu’est-ce qu’être français » ? Lorsque, lors d’un sondage, on vous pose une question que vous ne vous êtes jamais posée, quelle est la valeur de la réponse ? C’est terriblement fatiguant pour ces jeunes.
Ces discours ont des effets dans la vie concrète : des effets de prophétie auto-réalisatrices largement accompagnés par les médias. Lorsque les journalistes arrivent sur le terrain avec la question et la réponse toute prêtes, ils cherchent à provoquer ce qui va faire advenir la réponse attendue, et trouvent toujours un jeune qui correspond. Cela n’est pas très sérieux.
Mon enquête montre aussi qu’il faut resituer tout discours dans le temps. Après Charlie on a beaucoup parlé d’incidents survenus dans certaines classes. Pourtant le nombre d’incidents par rapport au nombre de classes est très faible mais, les cherchant, les journalistes les ont trouvés. C’est un cas d’école : le fait majoritaire est passé sous silence pour mettre en avant le fait minoritaire. Or, et c’est l’objet de mon livre, l’appétence pour l’école, la volonté de s’en sortir par l’école est partagée par quasiment tous et toutes, y compris ceux qui rencontrent des difficultés, ceux qui ne vont pas en lycée général, autant de jeunes qui essayent, s’accrochent et ils sont majoritaires. Les intellectuels qui parlent de la défiance des jeunes de banlieues envers l’école ont sociologiquement 30 ans de retard. Dans les années 60-70, les garçons des milieux populaires (mais pas qu’eux) pouvaient se construire explicitement contre l’école. Car ils avaient déjà une place alternative dans la classe ouvrière, savaient qu’ils n’allaient pas devenir des intellectuels et pouvaient anticiper une socialisation dans un groupe qui allait les intégrer. Et parmi les plus réfractaires on retrouvait ceux qui s’intégraient par le biais du syndicalisme, de la lecture, de l’éducation populaire… La dimension intégratrice, socialisatrice de la classe ouvrière s’est fragmentée, l’emploi a régressé. L’ascension par l’école chez les immigrés se fait souvent, dans les têtes, dans la génération suivante. L’appétence actuelle pour l’école peut se traduire par des comportements de défiance qui disent in fine la volonté d’en être et s’exprime de manière très sociale. Leur grille d’analyse n’est pas celle d’un jeune blanc de classe moyenne. Pourtant on plaque des grilles de lecture identiques sur les discours des uns et des autres, et cela est dramatique. ll est essentiel de rappeler que la question à se poser est : qui parle ? Le concept de « radicalisation » par exemple est problématique en ce qu’il est régulièrement assimilé au fondamentalisme rigoriste religieux et à l’islam en général. Mais ainsi posé, il ne permet pas de comprendre ce qui se joue pour une minorité de « radicalisés », pas plus que l’on ne comprend ce qui se joue si l’on croit que les causes sont « extérieures » à notre société. La question est de savoir pourquoi on fabrique à la marge ces trajectoires de jeunes qui n’étaient pas pieux, se « convertissent » très vite pour attaquer leur pays, veulent partir en Syrie.
Les intellectuels des arrondissements cossus de Paris parlent de leurs angoisses, de classe, individuelles, générationnelles. Il ne s’agit pas de condamner mais d’expliquer, socialement, sociologiquement le sens de leurs discours qui révèlent beaucoup de choses. Par contre la supercherie est de transformer ses propres angoisses en un discours d’autorité, discours qui finalement ne tient pas. Dans la rhétorique du eux et du nous, la banlieue joue le rôle de l’anti-France. Pour évacuer la question sociale est avancée la question identitaire mais comme il n’est pas possible de donner une définition de ce que serait être français (comme l’atteste les analyses lexicographiques du site du gouvernement mis en place pendant le « débat » sur l’ « identité nationale »), l’anti-France permet de mettre des mots sur ses angoisses, des angoisses réelles, comme celles liées au travail, au partage du travail, et d’autres questions sociales plus larges.
Il n’y a pas de communauté musulmane en France mais des musulmans très divisés dans leurs pratiques. L’arrivée au pouvoir d’un parti musulman telle que fantasmée par Houellebecq ne peut pas avoir lieu mais le personnage angoissé du roman est très révélateur. Dans mon livre on voit bien comment les jeunes se construisent avec, contre, à côté de l’islam, de manière non figée. En se tournant vers la religion ils montrent qu’ils manquent d’une certaine forme de transcendance et ne savent s’intégrer dans un collectif politique. Les grands absents pour eux sont les partis politiques qui n’arrivent pas ou n’essaient pas de capter leur intérêt. Alors que cette jeunesse est une richesse, alors qu’elle « rêve » comme toute la jeunesse, elle ne trouve au mieux que les discours des businesschool, qui peuvent permettre éventuellement de gagner sa vie mais ne fait pas rêver, voire déçoit. Les businesschool exercent un fort attrait : les jeunes s’en sortent mieux que dans les grandes écoles qui requièrent un capital légitime. Le capital culturel commercial plus récent est plus proche d’eux, arrivés dans le jeu aussi très récemment. Leurs chances sont donc plus nombreuses. Les élèves des milieux populaires se savent à l’aise à l’oral, ne font pas des études pour devenir polytechniciens, bien que ce projet puisse advenir ensuite. Par ailleurs il y a un mandat de la famille : on fait des études pour que ça aille mieux pour tout le monde. Mais ceux qui passent par la businesschool sont déçus, critiques, ce qu’ils avaient projeté diffère du réel. Ils sont décalés, avec des ambitions d’intellectuel alors qu’il s’agit de faire là des manager. Ils deviennent alors très critiques ce qui peut favoriser un rapport critique au travail, revisitent leur trajectoire
Dans le contexte on ne voit pas assez ce qui fonctionne, malgré tout. Des jeunes trouvent une place dans la société, fondent une famille, et les couples mixtes se multiplient : quelque chose se fait inexorablement et c’est une richesse. L’immédiateté des contacts de ces jeunes avec des praticiens de terrain (assistante sociale, pompier, policier…), sur une scène particulière provoque beaucoup de surjeu, d’autant plus lorsqu’un ministre de l’intérieur qui va devenir président parle de racaille, de karcher. Comment faire pour gérer ça ? Il faut du temps mais aussi une certaine forme de recul sociologique pour comprendre des comportements qui paraissent excessifs. Ces jeunes pensent, en fonction de leur trajet. Très réflexifs ils peuvent parfois surprendre dans leur réflexion. La question est que regarde-t-on et comment ? Car penser en terme globalisant (« ils ») n’a pas de sens. Dans mon livre, Sarah est musulmane d’une certaine manière à St Germain et d’une autre au Liban. Kader travaille à la RATP. Il est très satisfait, a trouvé sa place, a pu construire un discours sur la société, est supporter de l’équipe française de foot… Très intégré dans le monde du travail, il fait aussi retour sur les valeurs familiales et la religion : il épousera une musulmane. Il y a donc une ambivalence. Alors français ? pas français ?!!! Quelle importance ! Il faut que l’on accepte qu’il y a des millions de français qui sont musulmans et qu’ils ne le sont pas tous de la même manière.
Le travail mené au lycée d’Aubervilliers est un bel exemple de mise en pratique de ce que l’on peut faire, montre aussi combien le temps et l’ouverture à l’extérieur est nécessaire à l’école. Dès lors que l’on sort d’une approche par le haut, que l’on aborde les questions via les sciences sociales, les enquêtes, la parole des jeunes est libérée. C’est l’ancien « prof en banlieue » qui parle ici. Cela implique que l’école change de logiciels. L’école républicaine s’est construite sur le modèle du sanctuaire qui coupait les jeunes de leurs racines. Plutôt qu’un projet d’émancipation c’était un projet de socialisation politique. Elle doit maintenant s’ouvrir sinon elle entretiendra le eux et le nous. Il y a tellement de ressources cachées, de leviers qui sont là qui ne demandent qu’à être activées par l’école pour que cela marche mieux et ne repose pas cahin-caha sur le seul engagement des individus. Introduire les sciences sociales pour tous dès le collège permettrait de discuter sur le fait que l’on peut être ensemble avec des origines sociales culturelles différentes, et que oui cela produit des différences. L’école doit se mettre un peu en danger en en parlant. On est en grande partie déterminés par la mécanique sociale mais qui est niée à l’école… et qui nie alors la majeure partie de l’expérience sociale des individus. L’école pense qu’en ouvrant les vannes elle se met en danger alors que c’est l’inverse.
Bibliographie :
Des capuches et des hommes. Trajectoires de « jeunes de banlieue », Buchet-Chastel, coll.« Essais et Documents », 2013,
Jeunesses françaises. Bac +5 made in banlieues, Paris, La Découverte, 2015. Voir la note de lecture publiée dans Carnets Rouges n° 5, décembre 2015