Entretien avec Marianne Zuzula
Marianne Zuzula est éditrice. Elle a créé avec Raphaël Tomas les éditions La ville brûle.
Carnets rouges : L’édition, nous dit-on, est en perte de vitesse. Pourtant vous créez votre maison d’édition en 2009. Qu’est-ce qui vous a incité à le faire ? Comment les choses se sont-elles passées ? Quelles difficultés mais aussi quels soutiens avez-vous rencontrés ?
Marianne Zuzula : Oui, c’est vrai, on dit que l’édition est en perte de vitesse… mais ce n’est pas tout à fait exact ! De plus en plus de livres sont édités chaque année – trop de livres sont édités chaque année, en réalité ! – et ils sont de fait moins lus. Mais finalement, l’édition résiste bien, la librairie indépendante aussi…
Raphaël Tomas et moi sommes éditeurs scolaires, nous travaillons depuis toujours sur des manuels scolaires et des ouvrages parascolaires. Nous avons créé notre maison d’édition en 2009 parce que nous avions envie de travailler sur d’autres formes de transmission des savoirs, d’essayer autre chose… Nous ne pouvons pas vivre de notre travail sur la ville brûle, donc nous continuons à travailler sur ces ouvrages scolaires en plus de nos productions « maison ».
CR : La ville brûle. Pourquoi ce nom ? Quels sont vos partis-pris éditoriaux ?
MZ : On a eu beaucoup de mal à trouver un nom… La ville brûle vient d’une citation d’Electre, de Jean Giraudoux, un ouvrage que j’aime énormément, et répond finalement au sentiment d’urgence qui règne : la ville c’est la cité, et donc la citoyenneté, et nous avons envie à travers les livres que nous éditons de contribuer (à notre modeste niveau) à redonner du sens à la citoyenneté, à l’action politique, à montrer qu’on peut agir sur le monde…
Après, comme on me le fait parfois remarquer, Giraudoux n’est pas un patronage très progressiste, mais bon…
Nous sommes d’une part éditeurs scolaires, et d’autre part militants (je suis militante communiste), donc à l’arrivée, nos ouvrages se revendiquent de l’éducation populaire, même si c’est un peu ringard de dire ça… Mais en même temps c’est vrai ! Nous sommes une maison d’édition généraliste et nous publions des essais (en sciences dites dures et en SHS), des livres jeunesse (des albums pour les enfants à partir de 4 ans et des documentaires pour les ados), des BD, des beaux-livres, de la poésie nous avons même publié un guide de Berlin… mais tous ont en commun le fait de dire et d’expliquer le monde, en donnant des outils pour le changer.
CR : Une petite maison d’édition est-elle viable et à quelles conditions ?
MZ : Oui, une petite maison d’édition telle que la nôtre est viable… parce que notre travail est en partie bénévole et que nous travaillons à côté ! Mais le fait de ne pas espérer vivre complètement de notre maison d’édition s’avère finalement positif dans le sens où c’est le gage de notre liberté : notre indépendance économique et éditoriale nous permet de prendre des risques et de proposer des livres différents, aussi bien dans la forme que dans le fond.
CR : Avez-vous des relations avec d’autres maisons d’édition ? Y a-t-il des orientations ou des initiatives communes ? Sur quelles bases ?
MZ : Oui, nous sommes bien entendu très proches d’autres maisons d’éditions, militantes ou non, avec lesquelles nous partageons des conditions de travail et de production : ce sont comme nous des maisons d’édition indépendantes, qui n’ont pas d’investisseurs, où les éditeurs travaillent eux aussi à côté pour boucler leurs fins de mois.
Il y a une réelle entraide entre nous, et pas de concurrence : en fait plus il y a d’éditeurs, plus il y a de livres, plus l’offre est large et plus nous avons de chance d’intéresser les lecteurs à ce que nous faisons. Nous essayons donc de mutualiser nos connaissances, de promouvoir notre activité en créant des initiatives, et de faire circuler l’info entre nous.
CR : On trouve dans votre catalogue des noms d’artistes, d’intellectuels peu médiatisés et donc sans doute connus seulement d’initiés. N’y a-t-il pas alors un risque de l’entre soi, à la fois social et culturel ? Comment en sortir ?
MZ : Nous essayons bien sûr de faire des livres qui s’adressent au plus de monde possible, et d’éviter cet entre-soi. Il y a des livres qui défendent des positions, et d’autres qui diffusent des connaissances. Nous essayons de faire les deux en même temps, et faisons pour cela appel à des auteurs qui sont des chercheurs engagés, certains sont de jeunes chercheurs peu connus du grand public en effet, d’autres le sont plus, je pense par exemple à Monique et Michel Pinçon-Charlot ou à Daniel Schneidermann que nous avons sollicités pour publier des ouvrages destinés aux ados, l’un sur les inégalités sociales, l’autre sur la liberté d’expression… Après, très clairement, plus l’auteur est connu, plus les relais médiatiques sont faciles à obtenir et meilleures sont les mises en place en librairie, ce qui multiplie les chances que l’ouvrage trouve son public, c’est un peu un cercle vicieux, mais on n’y pense pas forcément : quand nous sollicitons un auteur, nous veillons juste à ce qu’il soit le mieux placé pour s’exprimer sur ce sujet.
CR : Qu’est-ce qui vous convainc de continuer à publier ?
MZ : Publier des livres est un prolongement de notre activité militante, on fait en effet de belles rencontres, on se sent utile, et libre, que demander de plus ?
CR : Qu’est-ce qui de votre point de vue engage à continuer à penser ?
MZ : En fait, et c’est là qu’est l’enjeu de notre activité d’éditeurs : avant de continuer à penser, il faut commencer à penser ! C’est pourquoi nous nous adressons aux jeunes lecteurs (enfants et ados) avec la même ligne éditoriale : je pense qu’on peut (et qu’on doit !) sensibiliser très tôt les enfants à ces sujets-là (les inégalités sociales, la liberté d’expression, les inégalités filles/garçons, la différence…) si on veut avoir une chance de faire le poids face à la pensée dominante à laquelle ils sont soumis de plus en plus tôt… Les enfants ont besoin de rêver, de développer leur imagination, mais ils ont aussi besoin de comprendre le monde social dans lequel ils vont grandir et vivre – et peut-être alors pourront-ils le rendre meilleur !
Il est possible d’avoir la même ligne éditoriale pour les enfants et pour les adultes : pour ces deux types de lecteurs, on peut proposer des livres qui prennent parti, qui affirment un point de vue sans essayer de plaire au plus grand nombre. Nos livres destinés aux enfants et aux ados sont ceux qui fonctionnent le mieux, et c’est rassurant ! Beaucoup de parents et de professionnels qui travaillent avec les enfants ont des convictions politiques, des engagements, et ne trouvaient pas de livres leur permettant d’en parler avec leurs enfants. Nos livres jeunesse ont répondu à ce manque.
De même, je sais que de nombreux professeurs de collège et lycée travaillent avec nos titres pour les ados (Pourquoi les riches sont-ils de plus en plus riches, de Monique et Michel Pinçon-Charlot, et Liberté d’expression : a-t-on le droit de tout dire, de Daniel Schneidermann) et c’est vraiment formidable de savoir qu’on contribue à initier des réflexions de ce type chez les ados. De plus, nous avons beaucoup de retours des ados qui nous disent qu’en fait ce sont des livres qu’ils n’ont pas forcément choisi de lire, qu’ils y on été un peu obligés par un parent ou un prof, mais qu’en fait ils ont finalement été super contents de le lire, que ça a changé leur façon de voir les choses, qu’ils ont compris des choses, et ça, c’est génial !