Musulmans au quotidien
Musulmans au quotidien, une enquête européenne sur les controverses autour de l’islam,
Nilüfer Göle, La Découverte, Paris, janvier 2015.
Note de lecture proposée par Françoise Chardin
Publié juste après les attentats à Charlie Hebdo, l’ouvrage de Nilüfer Göle, fruit d’une enquête menée de 2009 à 2013 dans 21 villes européennes, entre bien sûr en résonance avec eux, aidant à dominer l’état de sidération immédiate pour « continuer à penser », comme nous l’invite à le faire ce numéro de Carnets Rouges.
Comment éclairer le lecteur sur les réalités vécues par les Européens de culture musulmane, en échappant au trop de lumière, celui de la surexposition médiatique de personnages exceptionnels à l’occasion d’événements extraordinaires (attentats, faits de société), ou au trop d’obscurité, celle qui condamne à l’invisibilité par injonction à se fondre dans la masse ?
Le travail n’est pas simple. Nilüfer Göle pointe deux événements fondateurs de l’irruption des controverses autour de l’islam en Europe depuis 25 ans : l’affaire du foulard en France en 1989, et la fatwa de mort lancée contre Salman Rushdie en Angleterre. Dès lors, la question de la place de l’islam en Europe tend toujours à être pensée en termes de « problème », grossissant ainsi les différences et privilégiant la réaction émotionnelle. A l’inverse, l’auteur veut donner la parole à ceux qu’elle nomme les « musulmans ordinaires », des croyants qui souhaitent à la fois s’investir pleinement dans la vie sociale de leur pays et vivre un engagement religieux, sans pour autant être des militants islamistes : ce courage d’apparaître qui serait selon Hannah Arendt la preuve même de la citoyenneté, car c’est dans l’action et l’apparition qu’on acquiert le statut de citoyen. On saisit bien à partir de là dans le chapitre sur le voile par exemple, le paradoxe de ce qui peut se ressentir par de jeunes militantes comme un dévoilement… par le voile précisément, symbole pourtant d’enfermement.
Or, cette aspiration revendiquée d’avoir la possibilité de suivre les prescriptions de l’islam dans leur vie quotidienne en Europe fait surgir la controverse. Pour comprendre en quoi la présence de l’islam dans les espaces publics européens exacerbe l’inquiétude, Nilüfer Göle conçoit sa recherche comme un « espace public expérimental ». Elle réunit, dans des lieux physiques et concrets d’émergence d’une controverse (à propos de la construction et l’architecture d’une mosquée, d’une piscine, des prières de rue, du port du voile, de la charia…) des citoyens, musulmans ou non-musulmans. Les participants s’engagent à s’efforcer de dépasser par la confrontation leurs propres opinions et à accepter d’examiner les images préconçues que chacun peut avoir de l’autre : on interroge les évidences, on se décale du sens commun, on critique les croyances non questionnées. Le but de cette recherche-action est de faire émerger « des liens nouveaux, des formes inédites, susceptibles de configurer un espace public alternatif ».
Ce travail de construction patiente que l’auteur aime à comparer à celui d’un tissage, elle l’oppose bien sûr au travail de sape et de sabotage, de violence et de destruction de toute vie commune, mené par ceux qui, djihadistes comme islamophobes, combattent ce processus de métissage culturel au nom de la pureté identitaire, religieuse ou nationale. La conclusion est porteuse d’un espoir : « L’antidote contre l’engrenage des extrémismes réside dans la possibilité de faire public, de passer du collage au tissage des différences. L’exception de l’Europe est là, dans sa liberté créatrice, dans sa propension à s’inventer avec d’autres ».
Un livre passionnant et vivant, qui répond bien à la double mission définie par deux sociologues cités dans l’ouvrage, Pascale Haag et Cyril Lemieux : « L’enquête en sciences sociales tient tant au besoin de documenter le réel qu’à la nécessité de le penser autrement ». A méditer par Manuel Valls et ses semblables, qui ne voient dans la sociologie qu’une culture de l’excuse…