L’individu ingouvernable, Fragments
Extraits choisis de l’ouvrage de Rolland Gori, L’Individu ingouvernable[1].
Si l’art de gouverner, celui d’éduquer et celui d’analyser rencontrent tôt ou tard la butée de l’impossible dans leur visée de transformer les hommes et de les conduire à se diriger eux-mêmes ou à aller dans une juste direction, c’est bien parce que le projet qui soutient cette prométhéenne entreprise en suppose la possibilité. Il n’y a d’impossible dans ces métiers que ce qui provient de leur condition première : se supposer un pouvoir qui prétendrait parvenir à son terme, prétendre parvenir à gouverner les hommes et à leur apprendre à gouverner leurs conduites, à modifier le régime de leurs comportements moraux et raisonnables. Ce pouvoir supposé des entreprises éducatives, politiques ou psychanalytiques s’adosserait à un savoir qui prétendrait changer les hommes par l’exercice d’une ascèse et d’une connaissance fondées sur la vérité. Fondement des plus précaire, comme l’ont révélé tout au long de notre histoire européenne ces monstrueuses barbaries qui, après des périodes de prospérité économique, morale et intellectuelle, ont embrasé le monde. Incendie qui s’allume bien souvent sur les braises d’une humanité trompée, séduite par des idéaux de civilisation que les faits sont venus contredire.
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L’histoire serait-elle un éternel recommencement au cours duquel les droits conquis pour la liberté et les valeurs humanistes seraient régulièrement remis en cause, puis rétablis ? Sans tomber nécessairement dans les démons de l’analogie, la récurrence des cycles de l’histoire pose le délicat problème d’une « concordance des temps ». Tout se passe comme si nous assistions périodiquement à l’émergence de valeurs humanistes, suivie de leur remise en cause sous l’effet d’une volonté mystérieuse surgie des ténèbres du masochisme humain. Ce retour, incessant et discontinu à la fois, du « refoulé » de la conscience de civilisation rapproche l’histoire de l’humanité, en particulier européenne, et celle du sujet singulier. L’une et l’autre révèlent tôt ou tard la vanité, les limites, de toute entreprise d’éducation, de soin ou de gouvernement qui tendait à les « civiliser ». Nos sociétés civilisées, notait Freud, exigent de l’humain une bonne conduite, le contraignent à renoncer aux pulsions érotiques et destructrices, à obéir à des commandements moraux dont l’hypocrisie finit par être démasquée. Alors « craque » le vernis de la civilisation dont on pensait naïvement qu’il était parvenu à refouler les tendances menaçant la coexistence pacifique des hommes. Ce « refoulé » de la civilisation est indissociable du projet qui soutient toute entreprise politique et éthique visant à en finir avec les pulsions érotiques et agressives afin de parvenir à vivre ensemble. Mais, nous dit encore Freud, celui qui est ainsi obligé par les règles et les prescriptions sociales, par les idéaux de la société dans laquelle il vit, de se conduire en homme civilisé, se trouve en quelque sorte en contradiction avec ses penchants intimes et se voit contraint de vivre au-dessus de ses moyens psychiques. À la moindre occasion, le « naturel » revendique ses droits, et, nonobstant l’angélisme des « psychologies positives », le « vernis » de la civilisation craque, la violence comme le goût des plaisirs érotiques se déchaînent. Il pourrait en être de même des sociétés qui, parvenues à un certain niveau de civilisation, pétries d’idéaux aussi optimistes qu’hypocrites, finissent par se laisser griser par des idéologies et des pratiques politiques qui les entraînent dans la jouissance funeste de se détruire et de se meurtrir.
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La civilisation des mœurs, qu’elle procède de l’éducation, du soin, de l’éthique, de la justice, de l’art ou de la science, se révèle profondément politique, puisque pour gouverner les hommes la société les enjoint à se gouverner. La manière de gouverner les hommes se montre indissociable de la manière dont les sujets eux-mêmes se gouvernent.
Le désir d’apprendre aux hommes à « se gouverner eux-mêmes », qu’il se manifeste par la voie de l’éducation ou par celle du soin, se trouve au cœur de la politique. Michel Foucault nous rappelle qu’en Occident les rapports entre le « sujet » et la « vérité » constituent depuis le début l’essentiel de la réflexion politique[2], le régime des gouvernements individuels se révélant, d’entrée de jeu, politique. Et la politique est indissociable de la relation d’un sujet avec lui-même, avec sa « vérité ». Cette relation privilégiée en Occident entre le sujet et sa « vérité » implique que la philosophie, le soin et l’éducation s’inscrivent dans le registre plus général d’une culture du « souci de soi-même ». C’est la réponse de Socrate à Alcibiade : si tu veux gouverner les autres, commence par t’occuper de toi-même, fais attention à toi-même, prends conscience de ce que tu es. Comme le remarque Foucault dans le commentaire qu’il fait du dialogue de Platon Alcibiade, « la nécessité de se soucier de soi est liée à l’exercice du pouvoir[3] ».
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Le projet politique de l’éducation, du soin et du gouvernement « démocratique » présuppose que l’humain soit capable d’agir par sa raison et sa volonté dès lors que ces dernières s’inscrivent dans un mouvement culturel, singulier autant que collectif. Ce mouvement culturel singulier autant que collectif a pu successivement se réaliser à partir des formes de savoir et de pouvoir calquées sur celles de la Cité, de l’Empire et de l’Église[4]. Sans décrire ici les « métamorphoses » de ces projets de la Cité et des programmes de civilisation qu’ils impliquent, je voudrais, bien au contraire, souligner ce que leurs pratiques sociales et culturelles ont en commun : l’homme est perfectible, il demande à être créé. On ne naît pas humain, on le devient[5]. C’est le début de la modernité occidentale des formes de philosophie sociale et politique, qui se rapprochent de ce que l’on nomme « athéisme » : l’œuvre de Dieu ne suffit pas, c’est nous-mêmes qui nous fabriquons. Il nous faut accomplir l’œuvre dont nous avons prêté le projet à Dieu, voire aux dieux, ou au moins l’achever !
Même si, de différentes façons, ce projet de conversion de l’homme à lui-même traverse toute l’histoire occidentale, c’est dans la modernité que la société se donne pour ambition prométhéenne de sortir de l’état de nature pour accéder à elle-même. Bien sûr, on trouvera l’anticipation d’un tel programme chez Platon. Mais il n’empêche : c’est à l’époque moderne que l’état de la société demeure tributaire de la connaissance des causes qui gouvernent la nature et l’homme. Les connaître permet de les anticiper, de les corriger et de fabriquer les artefacts nécessaires à pallier les carences de la nature.
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Et si aujourd’hui notre naïve joie de vivre, notre raison critique, notre conscience morale, nos valeurs humanistes se voyaient menacées par un nouveau totalitarisme, par le pouvoir suprême des techniques elles-mêmes, transformant leur exécution en technofascisme ? Non pas que la technique soit en elle-même diabolique, pas davantage que ne le sont la science ou le « marché », mais l’usage que nous en faisons par « efficacité » – ce qui est déjà du langage de machine – et par « économie » – ce qui est déjà un choix de valeur en faveur de la marchandise – conduira à un nouveau totalitarisme, avec ses fanatiques, ses hypocrites, ses lâches, ses profiteurs, mais aussi ses « remontrants », ses martyrs et ses héros. L’orthodoxie technofasciste menace aujourd’hui notre avenir, elle nous incite insidieusement mais férocement à renoncer à la sagesse, à la « forme épique de la vérité » que constituait notre goût de raconter et de partager le sensible, la saveur des expériences.
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Depuis le début de leur histoire les libéralismes semblent avoir laissé en jachère la question fondamentale de la gouvernementalité de l’individu dans son rapport au vivre ensemble, question qui au moment de certaines crises fait violemment retour. Adapté aux exigences de la production, le management des individus en saison libérale échoue à régler les problèmes politiques qui surgissent.
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La crise politique exige une capacité d’innover dont sont dépourvus justement les modèles sociaux et culturels qui l’ont provoquée. C’est le point crucial où la crise peut conduire aussi bien à la catastrophe qu’à l’innovation politique, au désert qu’à la liberté.
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Les totalitarismes politiques et culturels naissent d’un besoin, à un moment donné et dans une société donnée, de faire « bouger les choses ». Et ils les font bouger, souvent pour le pire.
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L’actualité le démontre tous les jours : l’illusion de civilisations ou de religions clairement définies, aux contours stables, aux frontières suffisamment hermétiques pour justifier des affrontements et désigner des adversaires, participe de la recherche d’« idées dictatoriales », pour reprendre l’expression de Paul Valéry, à même de donner un lieu, un ordre, une cohérence, un sens, à ce qui s’est trouvé pulvérisé dans notre cybermonde. La « liquidité » de notre vie sociale fabrique une nécessité d’essentialiser des phénomènes pour répondre au besoin de causalité des individus et des populations. Que ce soit sous la bannière de la « race », du « peuple », de l’« islam », de l’« Occident », de la « religion » ou de l’« ethnie », la radicalisation communautaire ou tribale procède d’un besoin de fonder des règles et de trouver des signifiants qui donnent un sens à des existences malmenées par les nouvelles normes du marché mondialisé. La peur est préférée à l’effroi. Face au chaos du monde, à la dislocation des sociétés, à la mise en cause de la souveraineté des nations, des processus de « tribalisation » se mettent en place, procédant par des rites initiatiques comparables à ceux des sectes et des gangs.
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Aujourd’hui comme hier, les mêmes causes risquent de produire les mêmes effets, et selon la formule de Lacan « le racisme a un bel avenir ». Que ce racisme procède de critères religieux, ethniques, nationaux ou tribaux, il risque, face au chaos, de renouer avec les vieilles recettes de la discrimination et de la stigmatisation. La recomposition des frontières, le démembrement des géographies sous l’impact des nouvelles technologies du temps réel, la liquidité des foules et des réseaux rendent d’autant plus forte l’attraction des racismes, et d’autant plus difficiles leur repérage et leur pérennité. Spirale infernale qui risque de conduire à la victoire des forces de discorde si nous ne nous donnons pas le temps et les dispositifs pour traiter le mal à la racine. Et je le redis, encore et encore : le mal provient de l’incapacité des libéralismes successifs à conjuguer le pluriel et le singulier, la tradition et la modernité.
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Comment redonner à la vie humaine les conditions matérielles et symboliques, multiples et infinies, de s’exprimer dans la pluralité des cultures et la singularité des existences ?
Roland Gori
Psychanalyste,
Professeur émérite de Psychopathologie clinique à Aix Marseille Université,
Chaire de philosophie « psychanalyse et gouvernement des individus » 2015-2016, École des sciences philosophiques et religieuses de l’Université Saint Louis à Bruxelles
Bibliographie
L’individu ingouvernable, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2015.
La dignité de penser, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2011
[1] Extraits de L’individu ingouvernable, publiés avec l’aimable autorisation des Liens qui libèrent (LLL).
[2] Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet [1982], Paris, Gallimard/Seuil, 2001.
[3] Ibid., p. 37.
[4] Pierre Manent, Les Métamorphoses de la cité, Paris, Flammarion, 2010.
[5] Camille Laurens écrit : « On ne naît pas humain, on le devient. Et ce qui peut aider à cette conquête, me semble-t-il, c’est l’étude de tout ce qui nous est propre – hommes et livres, œuvres humaines – et qu’on nommait d’un mot si beau, autrefois, maintenant désuet, quand on disait : faire ses humanités. » Camille Laurens, Le Grain des mots, Paris, P.O.L., 2003, p. 33.