Les ouvriers de Scop-TI – 1936 : Un « tous capables » en acte
En quoi le parti-pris philosophique du « Tous capables » a-t-il à voir avec la lutte des ouvriers de Scop-TI – 1336 (ex-Fralib) ? Ce qui suit est une mise en résonance de leurs paroles, recueillies le 9 novembre 2015, avec les contributions du présent numéro et des extraits du texte d’orientation du congrès de 2013 du GFEN, mouvement porteur, avec d’autres, du «tous capables» (ces extraits sont en italiques gras).
Mise en résonance de discours sur le «tous capables» et d’un discours du «tous capables»: Dialectique théorie-pratique ouvrant de possibles voies d’émancipation de tous.
Le «tous capables» devient par là aussi un enjeu de lutte des classes.
« Contre tous les fatalismes, les logiques de domination, du marché, de compétition (…) »
Où l’expérience ouvrière s’oppose à la « loi du marché »…
« Nous avons tout de suite refusé la fermeture parce que nous savions notre usine rentable, nous en avions fait la démonstration : sur une année, nous travaillions 4 mois pour amortir tous les coûts (y compris les gros salaires des dirigeants qui étaient là pour nous couler) et 8 mois pour les actionnaires… Nous voulions nous réapproprier l’outil de travail, nous savions nous, faire tourner les machines et nous n’avions pas besoin de patrons ou de dirigeants grassement payés pour faire le travail que l’on avait à faire. Nous avons présenté un projet alternatif de quatre pages. »
… et au mépris de classe des dirigeants d’une multinationale…
« Quand nous avons présenté le projet, les dirigeants d’Unilever l’ont rejeté d’un revers de main, en disant que c’était utopique, qu’il n’y avait qu’eux qui savaient faire, que nous n’étions pas faits pour çà… Les avocats d’Unilever, les mêmes que ceux du Medef, nous ont traités de tous les noms : voyous, mafieux… Ce qui s’est passé à Air France, nous pouvons l’expliquer, nous. Nous avons fait très attention à ne pas tomber dans le piège des provocations qu’ils nous tendaient. »
… prête à tout pour sauver l’intérêt de ses actionnaires…
« Comme il y avait encore 8 usines en France, ils avaient peur de nous voir gagner. Ils voulaient vraiment nous liquider… Unilever a proposé de l’argent aux salariés pour qu’ils quittent le combat. Et un certain nombre, bien sûr, a accepté. »
… et finalement forcée de capituler.
« Dans les dernières négociations, après trois A.G. nous avons encore fait évoluer les choses, et nous avons signé cet accord-là qui nous a permis à la fois d’avoir l’outil industriel, sans qu’un boulon soit sorti d’ici, et les moyens financiers de démarrer la scop. »
« (…) de nouvelles formes de résistance, une conception de la démocratie qui, à travers des pratiques solidaires, permet de penser l’homme dans sa dimension singulière et sociale (…) »
« Tous capables » : un parti-pris idéologique…
« Depuis longtemps, il y avait dans l’entreprise l’organisation syndicale, sur des bases claires de classe, pour défendre l’intérêt collectif au lieu de l’intérêt individuel. »
… un intellectuel collectif qui élabore une théorie-pratique de l’action…
« Nous avons vraiment travaillé et réfléchi, avec les structures de la CGT (Union locale, Départementale, Fédération agroalimentaire), les salariés, l’expert, l’avocat militant… La réflexion, les discussions ont représenté un an, sur trois ans et huit mois de lutte. Dans les discussions collectives, on essayait de prévoir, d’analyser les stratégies d’Unilever et de les contrecarrer par les nôtres… Chaque fois, on essayait d’anticiper les décisions de justice et on avait une initiative juste après, selon la décision… Et ça n’a pas trop mal marché, puisqu’ aujourd’hui, on en est là… Pour moi, les cinq axes de la lutte qu’on a menée collectivement, ensemble sont : la bagarre syndicale, évidemment ; la bagarre politique, on a vraiment obligé les candidats aux élections qui sont venus nous voir à assumer leurs responsabilités et leurs promesses ; la bagarre économique, avec notre projet de scop; la bagarre juridique, et on a fait annuler trois plans sociaux. C’est pour ça qu’ils n’ont pas tenté un 4ème plan et ont fini par signer l’accord qu’on voulait ; la bagarre médiatique, pour populariser notre lutte qui était juste et légitime. Tous ces ingrédients, c’est ce qui fait qu’on a gagné. »
…une démocratie des savoirs pour une appropriation collective du pouvoir…
« Nous les syndicalistes, nous avions la tête dans le guidon, et nous y avons toujours cru, même si nous nous sommes posé beaucoup de questions. Pour les salariés, c’était difficile, pour certains il y a eu de l’abattement. Mais ce qui a fait que le collectif a toujours tenu, c’est que nous nous sommes soutenus les uns les autres. Et nous, les militants, nous avions la responsabilité de toujours réunir l’A.G. toutes les semaines, pour que tous sachent ce que nous savions, pour voir ensemble l’évolution des choses… Nous n’avons jamais obligé qui que ce soit à rester dans la lutte pendant les 1336 jours… la responsabilité de tout çà, les 76 familles ça fait parfois un peu peur… »
Échange dans l’usine « S’il n’y avait pas eu Gérard et Olivier (les délégués syndicaux) » dit un ouvrier « je ne sais pas si on aurait tenu ».
« Oui », répond l’ancien délégué syndical, désormais président de la Scop, « mais sans vous, on n’existait pas… On a toujours privilégié l’exercice démocratique et c’est ce qui nous sert aujourd’hui dans la Scop… »
« (…) des leviers d’émancipation… pour une dynamique de transformations individuelles, sociales, anthropologiques… qui engagent dans de nouvelles perspectives solidaires…»
Apprendre ensemble, un projet émancipateur.
« Pour la Scop, nous avons réfléchi longtemps, nous nous sommes inscrits dans le temps… Nous ne savions pas ce que c’est une scop, comment ça fonctionne. Il a fallu apprendre … Il y a des copains qui ont changé de métier dans la scop, ils se sont formés à ces nouveaux métiers avec les congés de reclassement que nous avons obtenus dans l’accord. »
L’émancipation, un processus collectif complexe…
« Cette lutte, ça a changé beaucoup de choses : aujourd’hui, dans la scop, nous ne sommes plus dans le même état d’esprit que quand nous étions avec Unilever il y a encore du travail à faire pour des prises de conscience de ce qu’est la scop. Certains ont franchi le pas, d’autres ne l’ont pas encore franchi : ils considèrent toujours qu’il y a une hiérarchie, par exemple, ce que nous, on ne veut pas… La politique salariale, nous l’avons décidée ensemble, par vote en A.G., il a fallu discuter. Et nous avons aussi décidé ensemble de l’organisation du travail, des postes, de la stratégie commerciale, du nom de la marque 1336, nous sommes tous responsables de çà. »
… au risque de remises en questions singulières.
« Certains sont tombés dans la dépression, à cause de la manière dont les patrons les traitaient. Et pendant la lutte, petit à petit ils sont sortis de la dépression, et aujourd’hui, ils sont là… ça a fait des dégâts, le divorce n’était pas loin… Du côté de la famille, c’est encore douloureux. Ce week-end à la maison, on a eu une grosse discussion, mais il faut patienter : on a tenu trois ans, on ne lâche pas maintenant, alors qu’on va être embauchés dans trois mois» (les 14 derniers salariés seront réembauchés dans le courant du prochain semestre). »
Passer d’exécutant à sujet : une rupture décisive…
« Avant, je n’étais pas impliqué dans les luttes, je faisais mon travail. Mais quand on a attaqué le conflit, quand j’ai vu le carnage partout… En en parlant j’ai des frissons. La lutte m’a changé. Si c’est à refaire, je le referai… Chez nous maintenant, il y a 76 salariés, et c’est 76 délégués. Tout le monde est capable de prendre des décisions. C’est ça aussi l’émancipation… Les places dans la scop se sont réparties naturellement, sans qu’on désigne, sans contrainte, selon les besoins, les envies et les compétences… On est polyvalents : s’il y a besoin d’une aide à un poste, on y va volontairement, alors qu’avant, à Unilever, lorsqu’ on nous envoyait sur un autre poste, on « marronait »… Comme on va volontiers faire les animations commerciales dans les magasins pour faire connaître nos produits. C’est la force du collectif, du projet… Quand on regarde dans le rétro, un an en arrière au début de la scop, on se dit qu’on a fait des progrès phénoménaux. Ce qu’on a mis en place commence à porter ses fruits… On est dans une philosophie différente du modèle dominant. »
…qui ouvre sur d’autres ruptures.
« Nous essayons de travailler autrement : avec les producteurs locaux que nos produits de meilleure qualité intéressent et qui pourraient relancer des productions disparues (verveine) ; nous privilégions les circuits courts en achetant en France quand c’est possible (le tilleul par exemple dont la production dans la Drôme a baissé de 450 tonnes à 15 tonnes en 30 ans) ; l’échelle des salaires est passée de 1 à 1,3 alors qu’elle était avant de 1 à 210. Les dividendes aux actionnaires, c’est fini… Nous avons rencontré d’autres entreprises en difficulté : Arcelor, SNCM, les dockers, la Belle Aude… Si ce qu’on fait peut donner des idées à d’autres, ça va. »
Merci à Gérard Cazorla et à tous les ouvriers de Gemenos pour leur accueil !