Le peuple de la brume
Littérature jeunesse, proposée par Françoise Chardin
La littérature jeunesse contemporaine abonde de romans pour adolescents relevant de deux genres proches, tous deux apparentés à la science-fiction, la dystopie et le récit post-apocalyptique. Sans détailler un distinguo complexe, disons que le premier décrit le projet d’une société parfaite qui dérive en cauchemar totalitaire, tandis que le second dépeint la réorganisation du monde à la suite d’une catastrophe écologique. De qualité très inégale, ils ont le plus souvent comme dénominateur commun une ambiance très sombre et angoissante. Les deux titres que nous proposons dans ce numéro se distinguent tant par leur qualité que par la luminosité et l’optimisme qui les imprègnent. A ce compte, vous reprendrez bien un peu de catastrophe ?
Le peuple de la brume
de José Eduardo Agualusa, traduit du portugais (Angola)
par Dominique Nédellec, coll. Encrage, La joie de lire, 2018
Prenant à contrepied l’expression populaire, le roman pourrait s’intituler « Après le déluge, nous ! ». Et si après le déluge provoqué par le réchauffement de la planète, les terriens sont montés au ciel, ce n’est pas sous la forme d’âmes éthérées, mais à bord de dirigeables judicieusement construits en prévision de la catastrophe annoncée.
Noyez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens, et Agualusa souligne malicieusement qu’Il n’a pas renversé à cette occasion la hiérarchie des déterminismes sociaux :
En quelques mois, on a construit des centaines de dirigeables gigantesques. Parmi les plus grands, il y a le Shangaï, avec cinquante mille habitants, le New York, le Sao Paulo et le Tokyo, chacun avec plus de vingt mille personnes à leur bord. Les familles les plus pauvres, n’ayant pas les moyens d’acheter un appartement dans ces villes flottantes, se sont fabriqué des ballons, souvent rudimentaires, que nous appelons des radeaux. […] Malheureusement, la plupart des radeaux n’ont pas tenu longtemps. Ils sont tombés. Ont sombré dans la mer. Dix ans après le déluge, il ne restait déjà plus dans les nuages que deux millions de personnes environ.
Le jeune héros du roman, Carlos Benjamin Tucano, est né dans le ciel, dans un village, Luanda, qui rassemble plusieurs centaines de radeaux. Nouveau Télémaque, il part à la recherche de son père disparu en tentant de sauver un radeau frappé par la foudre. Le livre raconte son odyssée, comportant tous les ingrédients d’un grand récit d’aventures : des combats, des pirates, des alliés et des ennemis. Et là où les hardis navigateurs cherchaient en naviguant des terres inconnues, c’est un paradis terrestre noyé sous la brume qui sépare désormais le ciel et l’océan que son amie et alliée Sibongile veut lui faire retrouver, convaincue qu’elle est qu’il a survécu au désastre.
Le charme du récit est tout d’abord de se présenter comme un véritable carnet de voyage dans un monde imaginaire. L’auteur prend plaisir à concevoir la géographie et le fonctionnement de cet univers flottant post apocalyptique bien plus séduisant qu’effrayant au total. Et qu’on ne vienne pas lui demander comment Internet peut encore fonctionner : le rationalisme grincheux n’est pas de mise. Comme il l’annonce dans l’incipit du livre, il s’agit d’un roman pour jeunes lecteurs et autres rêveurs (comprenant un très bref dictionnaire philosophique du monde flottant à l’usage des néphélibates amateurs). De jolies définitions entament ainsi chaque chapitre, telles que celles-ci :
Identité : ne dépend pas de l’endroit où l’on naît, puisque dans le ciel tout est mouvement, mais plutôt des lieux par où l’on passe. Notre identité, c’est ce que le voyage fait de nous aussi longtemps qu’il se poursuit. Seuls les morts, ceux qui ont cessé de voyager, ont une identité bien définie.
Voyage : tout mouvement par lequel une personne s’approche d’une autre personne. Les mouvements de fuite ne sont pas des voyages
La construction du récit est aussi remarquable. Elle arrive à épouser le mouvement de ces villes flottantes avec beaucoup de bonheur. Le lecteur accepte volontiers de faire ici une digression, là, une escale, pris par le charme de la narration qui rappelle un peu celle des aèdes de l’Antiquité. Et la conclusion du roman
Aimée veut partir à la recherche de l’Aconcagua.
Pourquoi pas ?
Ce qu’il y a de meilleur dans les voyages, c’est le rêve.
peut définir aussi le plaisir qu’éprouve le lecteur au fil des pages.