Gilbert Boche,  L'émancipation au cœur de l'éducation,  Numéro 3

Émanciper : l’article de dictionnaire. Ou la nécessité de supprimer les deux points

ÉMANCIPER [emasipe] v. tr. (XIV° ; é du lat. ex « hors de » et de mancipare, vendre, vient de mancipium, propriété, puissance, de manus, main et capere, prendre, prise en main.) [PR][1]Les ouvrages utilisés sont ceux de la famille et de la médiathèque voisine : Le Petit Robert, 1970, 2011 [PR] ; Le Robert, 1985 [R] ; Le Petit Larousse, 1950, 1990 [PL] ; Le Trésor de la Langue Française, 1979 [TLF] ; Le Dictionnaire Culturel de la Langue Française (Rey), 2005 [DCLF] ; Le Grand Larousse du XIX° [GL].

  1. Droit romain : acte d’affranchir une personne de la puissance que le chef de famille exerce sur elle. Le maître peut émanciper son fils, émanciper un esclave.
    Droit moderne : affranchir un mineur de la puissance parentale qui acquiert ainsi le gouvernement de sa personne, mais avec une capacité limitée par la loi.
  2. Libérer quelqu’un d’un état de dépendance juridique, émanciper un esclave, un serf. V. Affranchir.
    Un édit royal émancipa en 1779 les derniers serfs de France. [PL]
    Le tsar Alexandre II, en souverain bienveillant, émancipa les serfs de Russie en 1862 (Maupassant). [TLF]
  3. Fig. courant : affranchir quelqu’un de la tutelle d’une autorité supérieure, émanciper la femme, émanciper un peuple, les races de couleur, les colonies, les esprits… V. Libérer.
    Prométhée fut l’émancipateur primitif (Michelet). (PR)
    Moïse émancipa son peuple de la servilité (Chateaubriand). (DCLF)
    Impatiente de toute autorité masculine, Georges Sand lutta pour émanciper les femmes (Maurois).(PR)
    Émanciper la femme, c’est excellent, mais il faudrait avant tout lui enseigner l’usage de la liberté (Zola). [DCLF]
    Le café (le lieu) émancipe la femme bourgeoise de province, hors de sa vie d’intérieur, et l’introduit dans la vie extérieure de la cocotte (Goncourt, journal, 1893). [TLF]
    Les femmes prennent un mari comme on prend des vacances, le mariage, c’est leur émancipation (Goncourt). [TLF]
    Dans les colonies, ce fut une guerre contre l’esclavage et pour émanciper l’homme noir (Jean Ziegler). [R]
    Descartes émancipa la philosophie du joug de la théologie (Renan) [GL]
    À Gênes, une société d’émancipation excitait à la guerre civile [GL].
  4. S’émanciper, v. pron. 1796, S’affranchir d’une tutelle, d’une sujétion, de servitudes, d’un préjugé.
    Ninon fut des premières à s’émanciper comme femme (Ste Beuve). [PR]
    Le jeune homme s’est émancipé et a bientôt volé de ses propres ailes. [PR]
    Tu me rappelles certains Anglais ; plus leur pensée s’émancipe, plus ils se raccrochent à la morale (Gide). [PR]
    Le prolétariat, en s’émancipant, émancipera l’humanité entière du travail servile (Paul Eluard, 1939). [TLF]
    Libre d’allure et de cœur, émancipée, hardie, entreprenante, audacieuse, enfin au-dessus de tout préjugé. (Maupassant, Contes). [TLF]
    Fam. et souvent péjoratif : Prendre des libertés, rompre avec les conventions morales ou sociales ; Prendre trop de licence dans sa conduite, manquer de retenue ; se donner beaucoup trop de libertés ; dépasser les bornes de la bienséance. V. Désinvolte.
    Elle m’a l’air de s’être drôlement émancipée ! [PR]
    Émancipées, tout à fait émancipées, comme partout ! (Robida, le XX°siècle). [PR]
    La directrice du pensionnat a convoqué les jeunes filles qui s’étaient par trop émancipées. [PL 1950]

Ant. : Asservir, assujettir, /dépendance, servitude, soumission, tutelle…

Commentaire

Cet article a été composé à partir des textes de dictionnaires usuels, c’est-à-dire utilisés de façon courante. La base est celle du Petit Robert ; et comme la structure, l’économie générale des articles, est sensiblement la même, nous avons seulement développé chaque acception et ajouté des exemples supplémentaires à l’article initial tous relevés dans les dictionnaires.

On n’achète pas un dictionnaire chaque année. Cet ouvrage est un peu un patrimoine de famille, du genre je-te-demande-d’en-prendre-soin-c’était-le-dictionnaire-de-ton-grand-père.

Ces usuels sont ainsi souvent âgés et usagés. Cela n’est pas un problème car les nouvelles éditions reprennent souvent les maquettes anciennes. L’évolution est quasi géologique et finalement, « nous sommes pratiquement toujours à la page. »

Les ouvrages utilisés sont ceux de la famille et de la médiathèque voisine :

  • Le Petit Robert, 1970, 2011 [PR]
  • Le Robert, 1985 [R]
  • Le Petit Larousse, 1950, 1990 [PL]
  • Le Trésor de la Langue Française, 1979 [TLF]
  • Le Dictionnaire Culturel de la Langue Française (Rey), 2005 [DCLF]
  • Le Grand Larousse du XIX° [GL].

A propos de l’étymologie et ce qui s’ensuit 

Dans les dictionnaires usuels, l’étymologie se réduit souvent à un seul mot, une redondance, quasi inutile, presque ridicule, telle que : « émanciper, du latin emancipare ». ( Petit Larousse).

Mais lorsqu’elle est plus approfondie, l’information étymologique est un sésame pour la compréhension du lecteur car elle ouvre à terme, via la racine ultime, sur la matérialité des mots qui prennent ainsi une forme plus parlante, plus sensible. C’est une entrée dans la concrétude des choses. L’étymologie bien comprise « émancipe » le lecteur du jargon inutile. C’est une manière d’apprivoisement, de dévoilement du mot savant.

Ici, émanciper, ex manus capere
Hors de la main mise

Émanciper, se dégager d’une emprise, se défaire d’une main mise.

C’est un véritable mot-processus puisqu’il comprend à la fois le temps de la dépendance et le temps de la libération.

Mais allons plus avant. A Rome, on prenait par la main la « chose » dont on se rendait acquéreur et mancipium désignait ainsi l’esclave acquis par imposition de la main. Dès l’origine, la prise en main est un geste témoin de pratiques sociales précises et notamment de pratiques de classes.

Mais, pour le dictionnaire, les sociétés de classes, c’est quand même de l’histoire ancienne…

L’esclavage antique, soit ; la société féodale est bien présente aussi et l’affranchissement des serfs clairement présenté. Pour la société capitaliste – osons le mot – il y a effectivement la belle phrase de Paul Eluard : « Le prolétariat, en s’émancipant, émancipera l’humanité entière du travail servile ». Cependant, le vocabulaire daté, « prolétariat, servile, » nous renvoie au XIX° siècle et semble indiquer au lecteur moderne que ce passé révolu ne nous concernerait plus, que la société présente n’est plus une société de classes et que l’émancipation de cette société-là est une question qui ne se pose plus. Une sorte de fin de l’histoire en somme.

A propos de l’étude grammaticale et ce qui s’ensuit 

Le verbe émanciper est un verbe transitif (v. tr. Acceptions 1-2-3). Sa construction implique un sujet et un complément d’objet au minimum. Voici le relevé des noms en position de sujet dans les citations :

« Louis XVI (l’édit royal), le tsar, Prométhée, Moïse, Georges Sand, le café, le mariage, la guerre, Descartes. » Ce sont les acteurs de l’histoire, les êtres ou les choses qui agissent.

Voici en rapport le relevé des noms en position d’objets :

« L’esclave, les serfs, les hommes, le peuple, les femmes, la femme, la femme, les femmes, l’homme noir, la philosophie ».

Ce sont là les objets passifs de l’histoire, ceux qui sont agis. Les femmes y ont la part belle et l’article nous permet de célébrer deux libérateurs inattendus, Louis XVI et Alexandre II !

Cette acception précise en outre qu’il s’agit d’affranchir quelqu’un de la tutelle d’une autorité dite « supérieure », du latin superus « qui est en haut », c’est-à-dire logiquement d’émanciper « l’inférieur » (ce qui est en bas, médiocre, humble, subalterne, pour le Petit Robert).

Ainsi le peuple, les femmes, la multitude humaine ne sont aucunement auteurs, acteurs de leur propre libération. C’est la négation de toute lutte conséquente pour une émancipation collective, c’est une histoire figée et non à-venir : le peuple et les femmes sont ici éternellement en position d’objet ;

Il y a bien émancipation, mais ce sont les maîtres qui gardent la main.

Le verbe émanciper est un verbe pronominal ( acception n°4). Cette construction est intéressante puisqu’elle permet un mouvement autonome du sujet. Entrée dans le dictionnaire en 1796, cette construction ne doit pas être étrangère au mouvement révolutionnaire ; cependant les exemples choisis réduisent la portée de ce mouvement à des émancipations essentiellement saisies comme individuelles.

Le comble : tous les articles s’achèvent avec le sens familier et péjoratif de s’émanciper. Ici les citations concernent exclusivement l’ensemble des femmes jugées peu sérieuses, désinvoltes, voire dissipées. A l’exception de la phrase très tonique de Maupassant, ces citations sont particulièrement misogynes, marques d’un mépris de classe persistant. Manifestement, les luttes d’émancipation des femmes ne passent pas ! C’est un appel indirect à la résignation et à la soumission.

Un appel en guise de conclusion 

Nonobstant cet article, il y aurait bien besoin présentement d’émancipations dans la société telle qu’elle va : ne serait-ce que l’urgence de se dégager collectivement de l’emprise de l’idéologie « néo-libérale », de la mainmise de la logique marchande et spéculative sur l’ensemble des activités humaines. Il est grand temps de conjuguer le verbe émanciper au présent. De cela, le dictionnaire ne dit mot, sinon d’éterniser les rapports sociaux existants.

A noter d’ailleurs que 5 dictionnaires philosophiques sur 6 ne mentionnent aucunement le mot émancipation, sinon à contresens puisque ce mot serait synonyme d’exploitation future !  Pour Marx, l’émancipation n’est pas une libération, c’est la condition de l’exploitation industrielle (Dictionnaire philosophique Godin, Fayard, 2004).

Finalement, il y aurait lieu d’émanciper les articles de dictionnaires eux-mêmes de l’emprise de l’idéologie dominante. Pour ce qui nous revient, nous n ‘acceptons pas cette résignation, cette aliénation infinie des consciences ; nous faisons le choix d’Eluard et Maupassant, et nous prendrons résolument le parti de la dissipation.

Gilbert Boche
Professeur de lettres modernes, retraité,
Orléans

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