De l’ « excellence » dans les politiques d’Éducation Prioritaire : un moyen pour relever le niveau scolaire ?
Est-il possible de prétendre réduire les inégalités éducatives tout en misant sur des dispositifs de promotion de « parcours d’excellence » ? C’est le pari des politiques éducatives françaises contemporaines des 25 dernières années, qui ont été pilotées en s’appuyant sur une rhétorique de l’excellence (Bongrand, 2011). Que nous dit alors l’analyse de ces politiques de la question du « niveau scolaire » ?
En favorisant l’émergence de « pôles d’excellence », ces politiques s’inscrivent au niveau national dans le troisième âge de l’éducation prioritaire (PEP : Rochex, 2010), et, plus largement, au niveau international, dans un cadre néo-libéral où l’individualisation des scolarités et des aspirations vise à soutenir et valoriser les « talents » et les potentiels non exprimés des élèves1. Dans une époque où l’instrument principal des processus de concrétisation de l’action publique en éducation est constitué par des « dispositifs éducatifs » (Barrère, 2013), nous nous focalisons dans cet article sur une partie des éléments communs appartenant à deux dispositifs que nous appelons d’ « excellence scolaire » : respectivement, les conventions d’éducation prioritaire (CEP) et les internats d’excellence (IE). En les analysant comme l’illustration d’un même référentiel politique général2, l’article a comme objectif principal de proposer une discussion autour du sens particulier que ce référentiel semble attribuer à l’idée de niveau scolaire3.
Les CEP, ou le début de l’ère des politiques d’ouverture sociale
Les CEP constituent un dispositif instaurant une procédure d’admission particulière à Sciences Po à destination des diplômés de certains lycées partenaires, à proximité d’un réseau d’éducation prioritaire4. Créées en 2001 en réponse aux accusations d’élitisme contre Sciences Po, les CEP proposent une procédure d’admission basée sur un entretien oral, visant à évaluer le potentiel et la motivation des candidats plutôt que leurs résultats scolaires. Ce dispositif inclut des ateliers préparatoires pour les élèves sans une sélection formelle préalable. Les enseignants qui dirigent les ateliers de préparation aux examens dans leurs lycées participent aussi à la première sélection en fin d’année scolaire. Cette étape est cruciale, car seuls les candidats jugés « admissibles » par le jury de leur lycée peuvent passer l’épreuve orale d’admission dans les locaux de Sciences Po.
Contrairement à la voie d’admission traditionnelle comprenant des épreuves écrites et orales, la voie CEP ne comporte qu’une épreuve orale. Ce format a été choisi spécifiquement pour diminuer le taux d’échec des élèves issus de milieux défavorisés, qui rencontrent généralement des difficultés lors des examens écrits. En ce sens, les CEP constituent l’une des toutes premières formes de politiques d’ouverture sociale en France, grâce auxquelles l’on « discrimine positivement » une partie des populations d’élèves considérés comme défavorisés, afin qu’ils puissent intégrer des segments du système éducatif traditionnellement réservés aux élèves des classes sociales supérieures (Fernandez-Vavrik, Pirone et van Zanten, 2018).
Les IE, ou l’offre d’un cadre propice pour les élèves « motivés-empêchés »
Quelques années après la création des CEP, le plan « Espoir Banlieues » de 2008 avait conduit à la redécouverte des internats scolaires, aboutissant à la création de l’IE de Sourdun en 2009, suivie par celle d’autres internats. Ces IE peuvent être des établissements déjà existants et revitalisés ou bien des structures créées ex nihilo : aujourd’hui, on compte plus de 300 IE sur tout le territoire français, accueillant environ 30.000 élèves au total.
Dans le cahier des charges des IE contenu dans le bulletin officiel n° 29 du 22 juillet 2010, il est indiqué que ce dispositif est destiné à tout élève, de préférence d’origine « modeste » et/ou provenant « des quartiers de la politique de la ville et de l’éducation prioritaire » (mais non exclusivement) qui, étant « motivé » et « sans problème de comportement particulier », ne bénéficie pas d’un « environnement propice aux études ». Les IE se proposent donc d’offrir ce cadre propice, en mettant l’accent sur le développement chez les élèves de l’estime de soi et de l’ambition scolaire, à travers des accompagnements se voulant « personnalisés » (Pirone et Rayou, 2012). Dans le même esprit que Sciences Po, chaque IE propose à ses élèves une offre curriculaire mettant l’accent sur des domaines spécifiques comme le sport, les arts, ou les sciences.
De la discrimination positive, mais de quel type ?
Le passage à l’ère des dispositifs marque un tournant politique dans lequel les critères de ciblage des publics présentent un caractère très flou. Ces critères désormais basés sur des caractéristiques individualisées de type biographique et par conséquent difficilement objectivables visent des élèves très différents entre eux que l’on assigne à des espaces-temps scolaires « à part ».
C’est une évolution de la discrimination positive à la française qui s’éloigne de plus en plus du modèle des premiers âges des PEP. En effet, si entre les années 1980 et le début des années 2000, la discrimination positive fonctionnait notamment à travers un octroi de moyens supplémentaires in situ aux établissements scolaires situés dans des territoires (ou des réseaux) défavorisés au niveau économique et culturel, il s’agit désormais de cibler tous azimuts des happy few. Leur repérage local est plutôt arbitraire, puisque basé sur la perception éventuelle chez ces élèves d’un « potentiel » inexprimé. Ces politiques suggèrent que ce potentiel peut être exprimé uniquement en les éloignant de leur milieu d’origine (établissement de secteur, famille, amis) et en les regroupant dans des cadres plus propices à l’expression de ce potentiel.
Ainsi, loin d’un modèle de discrimination positive de type « inclusif », ces politiques semblent renoncer presque définitivement aux tentatives de compensation des écarts de niveau scolaire dus aux origines socioéconomiques et territoriales des populations d’élèves. Ainsi, elles semblent plutôt créer un système à deux vitesses, non seulement au sein du système éducatif en général, comme cela a toujours été le cas depuis sa création, mais désormais y compris à l’intérieur des PEP elles-mêmes.
De l’excellence, mais pour qui ?
Ces dispositifs d’excellence scolaire apparaissent ainsi au service d’un modèle de discrimination positive « à l’américaine », c’est-à-dire ayant comme objectif principal non pas l’élévation générale du niveau par le bas, mais plutôt une sorte de tentative d’hybridation modérée des futures élites. Mais quel est alors le profil d’élève qui est véritablement ciblé pour atteindre cet objectif ? Si l’on regarde avec attention les études diachroniques autour de l’évolution des caractéristiques des promotions d’élèves ou étudiants ayant réussi à intégrer ces dispositifs d’excellence, l’on s’aperçoit non seulement qu’au fil des années le niveau scolaire des élèves a été un critère de sélection de plus en plus déterminant, mais aussi que la proportion d’élèves provenant de milieux plutôt favorisés n’a pas cessé de croître.
Par ailleurs, dans la mesure où la discrimination positive opère sur certains territoires où les immigrés et leurs enfants sont surreprésentés, ces dispositifs d’excellence scolaire visent de manière non directe les membres des minorités. Ainsi, y compris dans les discours de leurs promoteurs, ces dispositifs représentent aussi des mesures qui promeuvent une certaine idée de la « diversité », en ciblant de manière non-formelle une partie des populations d’élèves pouvant subir généralement des discriminations de type ethno-racial.
En ce sens, au sein de ces dispositifs, la place de la biographie personnelle est centrale : les élèves et étudiants apprennent à développer leur expressivité personnelle et à construire un récit autour de « leur histoire », celle de leurs origines et de leur trajectoire, en l’adaptant en fonction des attentes académiques. Par exemple, pour les promoteurs des CEP, il est évident que le candidat idéal à l’admission à Sciences Po est celui capable devant un jury de faire état d’un certain stock de connaissances savantes et de qualités intellectuelles, tout en mettant en avant une personnalité qui fait preuve d’une estime de soi et d’un dépassement de l’autocensure, ainsi que d’une biographie originale, susceptible d’apporter un « plus » à l’institution. Dans les ateliers de préparation au concours au sein des lycées conventionnés, il est en ce sens beaucoup question d’entraîner les élèves à cet exercice particulier.
En somme, tous ces résultats contribuent à relativiser l’idée reçue selon laquelle ces dispositifs auraient été créés spécifiquement pour lutter contre les formes classiques de l’élitisme républicain, en relativisant le poids du niveau scolaire comme critère de sélection et en promouvant les élèves issus de milieux les plus modestes.
Conclusion
La mise en avant de l’idée d’excellence dans les PEP (et au-delà) met en relief la volonté de promouvoir financièrement et symboliquement des instruments politiques qui actent définitivement la capitulation de l’action publique dans la lutte pour la réduction généralisée des inégalités scolaires. En baissant considérablement les moyens d’action destinés aux mesures visant spécifiquement cet objectif, les politiques contemporaines semblent miser plutôt sur l’amélioration des performances scolaires d’une minorité d’élèves, dont les trajectoires permettent plus facilement que pour d’autres une compensation de l’écart de niveau scolaire avec les meilleurs élèves appartenant aux classes sociales les plus favorisées.
Ainsi, dans la mesure où les dispositifs d’excellence scolaire ne touchent qu’un petit nombre d’élèves possédant des dispositions très proches des prérequis de l’École, leur contribution à la cause de la mixité scolaire n’est que cosmétique. Ne changeant de facto rien au problème de la (re)production des inégalités, ces dispositifs peuvent contribuer au contraire au processus inéluctable de ségrégation scolaire, de la même manière que le font certaines réformes récentes de l’Éducation nationale, comme par exemple celle autour de la mise en place des groupes de niveau au collège.
Filippo Pirone
Maitre de conférences en sciences de l’éducation et de la formation
LIPHA – Université Paris Est Créteil
Bibliographie
Anne Barrère, La montée des dispositifs : un nouvel âge de l’organisation scolaire, Carrefours de l’éducation, vol. 36, n. 2, pp. 95-116.
Philippe Bongrand, L’introduction controversée de l’ « excellence » dans la politique française d’éducation prioritaire (1999-2005), Revue française de pédagogie, n. 177, 2011, pp. 11-24.
Germán Fernández-Vavrik, Filippo Pirone et Agnès van Zanten, Discrimination positive, méritocratie et l’inclusion en tension : les « Conventions éducation prioritaire » de Sciences Po, Raisons éducatives, vol. 22, n. 1, 2018, pp. 19-47.
Filippo Pirone et Patrick Rayou, Nouveaux internes, anciens décrocheurs : de l’évolution de la forme scolaire, Revue française de pédagogie, n. 179, 2012, pp. 49-62.
Jean-Yves Rochex, Les « trois âges » des politiques d’éducation prioritaire : une convergence européenne ? in Choukri Ben Ayed (dir.), L’école démocratique. Vers un renoncement politique ? Paris, A. Colin, 2010, pp. 94-108.
- Rappelons ici une partie des réformes récentes du système éducatif allant dans ce sens, comme la réforme du baccalauréat, la création de Parcours d’Excellence (PEx), le renforcement des internats d’excellence, la mise en place des classes préparatoires intégrées, ainsi que la création d’autres dispositifs tels que le Plan Étudiants. ↩︎
- Yves Mény et Jean-Claude Thoenig définissent le « référentiel » comme un ensemble de valeurs, de normes, de croyances et de représentations qui orientent et légitiment l’action publique. Il s’agit d’un cadre cognitif et normatif qui guide les décisions des acteurs politiques et administratifs, influençant la formulation et la mise en œuvre des politiques publiques. ↩︎
- Cette discussion s’appuie sur les résultats de plusieurs recherches que nous avons menées individuellement et avec d’autres chercheurs entre 2009 et 2017, ayant donné lieu à plusieurs publications. ↩︎
- On compte aujourd’hui environ 200 lycées ayant signé la convention avec Sciences Po. Tous les ans, environ 1 étudiant sur 10 de chaque promotion de Sciences Po est passé par le concours proposé par les CEP. ↩︎
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