Dans ce monde ou dans l’autre | Catherine Locandro
Les récits mettant en scène des adolescents sont souvent des romans d’apprentissage. Il faudrait, pour les deux romans qui suivent, inventer plutôt le terme de « déprentissage ». Il s’agit en effet, pour les personnages principaux, de rompre avec l’enrégimentement de leur enfance, victimes, pour l’un, de la folie d’un père, et pour l’autre, de l’emprise d’une secte.
Voir aussi, dans ce même numéro, la note à propos de l’ouvrage de Muriel Zûrcher, À corps perdu.
Dans ce monde ou dans l’autre,
Catherine Locandro,
Albin Michel, 2021.
Le récit s’ouvre sur une promesse : celle qu’Appeline fait à son amie Abigaëlle de la délivrer de la cellule d’isolement dans laquelle elle purge une pénitence imposée par le gourou de la secte qui la détient, un certain Néo. Appeline appartient au monde dit des Rampants (l’humanité ordinaire, hors secte) et fréquente le même collège qu’Abigaëlle, scolarisée pour préserver la secte de la curiosité des services sociaux.
Trois semaines plus tard, la promesse semble avoir été tenue, puisqu’Abigaëlle se réveille à l’hôpital, visitée régulièrement par un psychologue, Paul Schneider, et une policière qui cherche à savoir ce que sont devenus les autres membres de la secte, dont Abigaëlle semble la seule rescapée. Celle-ci ne se souvient de rien de ce qui a suivi son enfermement et souffre de cauchemars angoissants, obsédée par le désir de savoir ce qu’a pu devenir son amie Appeline. Schneider lui propose alors de tenir une correspondance imaginaire avec Appeline, avec une double visée, thérapeutique pour Abigaëlle, et stratégique pour l’avancée de l’enquête.
Sur ce schéma quasi oedipien – le héros mène une enquête qui va lui révéler qui il est – se déroule toute une grande première partie du roman, aux intérêts multiples : elle démonte les mécanismes d’emprise d’une secte, de la séduction à la violence, et la micro-entreprise lucrative qu’elle constitue pour ses dirigeants ; elle étudie aussi très finement le travail d’Abigaëlle sur elle-même, au fil des souvenirs qui remontent et des analyses qu’elle forme peu à peu sur ce qu’elle a subi et ce qui l’a rendu possible. La formule finale de la lettre imaginaire, stéréotypée au début : « Bonne nuit ma Line, où que tu sois, dans ce monde ou dans l’Autre », évolue au fil des doutes qui s’insinuent peu à peu dans la tête d’Abigaëlle. « Tu sais, je ne crois plus à l’autre Monde de Néo. Je ne crois plus à rien venant de lui. (Tu dirais : « Enfin »). Bonne nuit ma Line, où que tu sois dans ce monde ». Cette première partie s’achève avec un souvenir décisif : Abigaëlle sait où se trouve la cachette dans laquelle Néo peut se dissimuler avec les autres membres de la secte.
Ce coup de théâtre marque un tournant dans le récit : grâce aux indications fournies par Abigaëlle, les membres de la secte ont été retrouvés sains et saufs, mais sans leur gourou. Et toujours aucune trace d’Appeline… La narration est alors prise en charge par Schneider, et notre point de vue de lecteurs s’en trouve radicalement modifié, car nous en savons désormais plus qu’Abigaëlle, au fil des indices distillés par le psychologue : « Il aimerait mettre fin au calvaire enduré par l’adolescente, mais il ne peut pas. C’est encore trop tôt ». Un peu plus loin : « Abigaëlle est partagée entre l’attachement féroce qu’elle ressent pour son amie et l’acceptation de leur séparation. Moment très délicat quant à la poursuite du traitement mis en place ».
Même si nous sommes mis peu à peu sur la voie de la découverte du mystère Appeline, il faut bien reconnaître que l’habileté de la romancière nous a largement amenés à croire ce qu’elle voulait bien nous faire croire. Dernière et malicieuse leçon de modestie à l’égard de ceux qui penseraient trop vite que la crédulité des victimes de sectes ne peut les concerner ! Un dénouement qui sait en tout cas équilibrer optimisme et réalisme.