À corps perdu | Muriel Zûrcher
Les récits mettant en scène des adolescents sont souvent des romans d’apprentissage. Il faudrait, pour les deux romans qui suivent, inventer plutôt le terme de « déprentissage ». Il s’agit en effet, pour les personnages principaux, de rompre avec l’enrégimentement de leur enfance, victimes, pour l’un, de la folie d’un père, et pour l’autre, de l’emprise d’une secte.
Voir aussi, dans ce même numéro, la note à propos de l’ouvrage de Catherine Locandro, Dans ce monde ou dans l’autre.
À corps perdu,
Muriel Zûrcher
Didier Jeunesse, 2021.
Note de lecture proposée par Françoise Chardin
La chronologie du roman court sur une année exactement, du 28 septembre 2020 au 28 septembre 2021. 365 jours qui séparent l’évasion de Sacha, 17 ans, de l’issue de son second procès. Surnommé le « monstre des masques », il est accusé d’avoir mis sur pied un trafic de masques chirurgicaux. La cavale de Sacha forme la trame du récit. Elle lui donne un rythme, du suspense, et en fait déjà un bon roman policier classique, avec ses protagonistes incontournables : l’alliée du héros, Océane, et la journaliste enquêtrice soucieuse de faire toute la lumière sur l’affaire, deux personnages secondaires, mais qui montrent également la maltraitance plus ordinaire d’un certain monde du travail.
L’intérêt essentiel réside néanmoins dans les retours en arrière éclairant le parcours de Sacha, élevé par un père veuf, convaincu de l’imminence d’un grand effondrement de la civilisation actuelle, dont l’épidémie de Covid lui apparaît le prélude. Dans un univers où seule comptera d’après lui l’aptitude à survivre, il juge de son devoir de transformer l’éducation de son fils en un dressage physique et psychologique dont la romancière donne quelques aperçus dans plusieurs chapitres d’une grande force qui entrecoupent le récit de la fugue de Sacha. Le titre de chaque chapitre, datant l’événement relaté, constitue à la fois un repère pour le lecteur et une sorte d’éphéméride des faits les plus marquants pour l’enfant.
Parmi ces épisodes fondateurs, celui où Sacha, en CE2, revient de l’école avec un bleu. Au terme d’un interrogatoire serré, le père lui fait avouer qu’il résulte d’une bousculade avec un CM2. Il y voit derechef une opportunité d’illustrer un de ces préceptes : « Demain, tu vas aller voir ce CM2. Demain, je veux que la directrice m’appelle, je veux qu’elle me convoque dans son bureau, je veux qu’elle me dise que mon fils a agressé un CM2 si violemment qu’il est resté à terre après avoir été frappé. Voilà ce que veut dire « veille à ne jamais rester la proie ». C’est compris ? ».
« Tu vas/ je veux » sont les leitmotivs qui scandent ce dressage. Chacun des épisodes retenus marque une progressive révolte de l’enfant. Ainsi celui où son père, après l’avoir encouragé à sauter d’un pont surplombant une rivière, maintenu par un élastique, lâche délibérément l’élastique. But de l’expérience : apprendre à ne jamais faire confiance en personne. La rupture se consomme lorsqu’il crée en montagne une situation contraignant son fils à sacrifier sa chienne pour survivre lui-même. La sécheresse de l’écriture très ramassée donne à voir au lecteur les chocs ressentis par l’enfant, puis l’adolescent, et la folie du père.
Le titre polysémique A corps perdu insiste sur la mue difficile qui s’opère chez l’adolescent lorsqu’il découvre peu à peu que ce corps tout-puissant a besoin de la rencontre solidaire avec autrui. C’est le sens d’un happy end un peu plus banal peut-être, mais n’imitons pas le père qui en dirait à coup sûr : « Un dénouement heureux est une faiblesse, autrice ! Brise résolument tes personnages pour endurcir tes lecteurs ! ».
Emprise, quand tu nous tiens…