Cœur de loup
Cœur de loup,
Katherine Rundell, traduit de l’anglais par Emmanuelle Ghez, illustré par Gelver Ongbico, Gallimard jeunesse, 2016.
Lecture jeunesse proposée par Françoise Chardin
Cœur de loup est le genre de roman capable de faire grelotter par 45° à l’ombre. Il nous emporte en Sibérie, dans la Russie des tsars, au milieu de la forêt couverte de neige. La mère de la jeune héroïne, Féodora, lui a enseigné toutes les variantes de ce froid mordant, restitué dans sa beauté redoutable : Enfin il y avait le froid aveugle. Celui-là sentait le métal et le granit. Il vous faisait totalement perdre la raison et vous soufflait de la neige dans les yeux jusqu’à sceller vos paupières, vous obligeant à les frotter avec de la salive pour pouvoir les ouvrir à nouveau. Féodora se prépare à exercer le métier de sa mère, celui de maître-loup. La mode est en effet chez les aristocrates d’avoir des loups comme animaux de compagnie : mais que faire de la bête quand celle-ci se met à mordre, rendue folle d’enfermement, lorsque tuer un loup expose, selon la commune croyance, à toutes sortes de malédictions ? Son enfant atteindra sa majorité le jour même où la guerre sera déclarée. Ses ongles de pied pousseront vers l’intérieur, ses dents vers l’extérieur, ses gencives saigneront la nuit et teinteront de rouge son oreiller. On l’expédie donc à un maître loup qui devra apprendre à l’animal à redevenir sauvage, intéressant paradoxe éducatif qui donne une ossature très riche au roman sur les rapports entre l’acquis et l’inné, le sauvage et le domestique, à mille lieues de certaines niaiseries anthropomorphiques qui fleurissent dans les romans jeunesse centrés sur les animaux.
Et de même que les loups sont de vrais loups, l’infâme général Rakov de l’armée du tsar, est une authentique brute qui donne à voir les rapports de force dans cette Russie pré- révolutionnaire, où l’on jette sur les routes une petite fille après avoir brûlé sa maison et embastillé sa mère, au motif qu’un de leurs loups a mordu un élan réservé à la chasse des maîtres. Commence alors une longue cavale où Féodora devient malgré elle une icône des soulèvements naissants contre la tyrannie, auxquels participe son ami de rencontre Alexeï, elle qui veut tout simplement délivrer sa mère détenue à Saint-Pétersbourg. Dans un cadre géographique et historique qui vaut par sa précision et son réalisme, servie par une langue exigeante et des illustrations soignées, l’intrigue nous entraîne à dos de loup. Et à ressentir une vive joie devant le châtiment final des méchants, on se prend à avoir gardé tout au long du roman non pas un cœur de loup, mais de jeune lecteur ou lectrice qui ne boude pas les dénouements heureux !