École : 
de quelle(s) mixité(s) parle-t-on ?,  Numéro 34,  Sylvie Jouan

L’idéal de mixité contrarié 
par le modèle de la classe homogène

La ferme opposition des enseignants au récent projet de constituer des groupes de niveau au collège a pu laisser penser que le choix politique de l’hétérogénéité s’imposait comme une évidence. Pourtant, plusieurs enquêtes sur les pratiques pédagogiques révèlent des difficultés éprouvées par les enseignants dans la prise en compte de l’hétérogénéité d’une classe (TALIS 2013, PRAESCO 20211). Petit détour socio-historique pour analyser ce paradoxe entre l’idéal politique et la réalité pédagogique.

L’idéal démocratique de mixité scolaire

La mixité scolaire renvoie à la fois à la mixité de genres et à l’hétérogénéité socio-culturelle des élèves, comme à celle des niveaux scolaires. Sans les confondre, la littérature scientifique indique une corrélation forte entre ces deux derniers critères, les niveaux scolaires étant fortement déterminés par l’origine socio-culturelle des élèves.

On peut considérer que la marche vers la démocratisation scolaire s’est faite par une ouverture à cette mixité sous tous ces aspects, se traduisant par un accueil d’une diversité de publics toujours plus grande, dont la loi Haby de 1975 constitue, après les réformes de 1959 et 1963, un aboutissement. En créant un collège unique réunissant les élèves, filles et garçons, de tous horizons socio-culturels, on a pu croire en la réalisation d’un idéal de mixité sociale, au moins du CP à la fin du collège. Les choses ne sont évidemment pas si simples, puisque le collège a maintenu des sections spécialisées pour les élèves en grande difficulté scolaire, dont les SEGPA d’aujourd’hui concentrent la plus grande proportion de collégiens socialement défavorisés, sans parler du jeu des options, moyens détournés de retrouver une certaine homogénéité sociale (Delahaye 2022). On ne peut cependant nier un progrès social par rapport au système fondamentalement inégalitaire des deux ordres parallèles du primaire et du secondaire clairement mis en évidence par Antoine Prost (1997).

L’argumentaire politique qui a porté ce mouvement de démocratisation de l’instruction trouve ses sources chez certains penseurs de la période révolutionnaire soucieux de développer l’instruction publique. On citera notamment le projet de Condorcet animé d’une volonté de « rendre la raison populaire » (1792), dont Jules Ferry reconnaît l’héritage dans son Discours de la salle Molière du 10 avril 1870, justifiant l’institution de l’école républicaine au nom de l’égalité et de la liberté, ajoutant même qu’il convient en ce sens de « supprimer les distinctions de classe » : pour faire advenir « une nation animée de cet esprit d’ensemble et de cette confraternité d’idées qui font la force des vraies démocraties », proclame Ferry, il faut rendre possible « le premier rapprochement, la première fusion qui résulte du mélange des riches et des pauvres sur les bancs de quelque école ». Oublions le conflit entre le discours et les actes de celui qui instituera avec les lois de 1881 et 1882 une école républicaine en maintenant l’existence des réseaux primaire et secondaire, de sorte que le rapprochement par l’école d’enfants issus de différentes classes sociales sera en fait remis à un siècle plus tard. On retiendra surtout que la mixité sociale est présentée dès la naissance de l’école républicaine comme un facteur de cohésion et de fraternité essentielles à une « vraie » démocratie. Cette exigence de mixité dans une logique démocratique sera reprise avec une grande exigence de justice sociale explicitée dans l’introduction du Plan Langevin-Wallon présenté en 1947 : pour instituer un tronc vraiment commun à tous, de 6 à 15 ans, il faut que « tous les enfants, quelles que soient leurs origines familiales, sociales, ethniques » reçoivent ensemble le même enseignement.

On comprend bien alors que l’affirmation de l’idéal démocratique impose une organisation pédagogique regroupant tous les élèves quels qu’ils soient, sans aucune discrimination, dans des établissements scolaires uniques. Autrement dit, l’idéal démocratique de mixité sociale ne peut s’accomplir qu’à condition d’accepter une très grande hétérogénéité du public scolaire. Le problème, c’est que cet idéal politique vient se heurter à un autre idéal, de nature pédagogique, qui privilégie plutôt l’homogénéité du groupe classe.

L’idéal pédagogique de la 
classe homogène

La constitution des classes regroupant des élèves selon leur âge et leur niveau s’est imposée au cours du 19ème siècle. Nous avons pu mettre en évidence la construction progressive du modèle de la classe homogène en travaillant sur l’histoire des classes multiniveaux de l’école primaire (Jouan, 2015, 2022). Ces classes regroupant plusieurs « cours », ou niveaux institutionnels, présentent une hétérogénéité d’autant plus grande que le nombre de cours est important, de la classe à cours double, très répandue de nos jours, à la classe unique, plus rare aujourd’hui mais configuration la plus fréquente au 19ème siècle dans une France rurale. De telles classes ont toujours suscité des réticences de la part de l’institution scolaire, au point de subir des mesures de fermetures afin de regrouper les élèves dans des classes considérées comme homogènes, avec une justification qui aurait pu être économique mais dont nous avons montré qu’elle était avant tout pédagogique : l’analyse de l’argumentaire critique à l’égard de ces classes met en évidence un attachement au modèle de la classe homogène, modèle qui s’est construit depuis le ministère de Guizot en 1833 pour être institutionnalisé avec Ferry. Un tel modèle pédagogique, constitutif de la forme scolaire2 encore prégnante aujourd’hui, est corrélé à la méthode d’enseignement simultané qui avait été codifiée par Jean-Baptiste de La Salle au 17ème siècle, et qui sera considérée comme la seule méthode d’enseignement digne de ce nom par les pédagogues républicains qui s’expriment dans le Dictionnaire de pédagogie de Buisson3 : faire faire la même chose à tous les élèves en même temps, voilà la méthode à suivre, seul moyen pour que les élèves apprennent « de la bouche du maître ». Une telle méthode magistrale suppose cependant de constituer des groupes homogènes : « L’idéal (…) serait qu’un maître n’eût devant lui que des élèves de force égale » peut-on lire dans l’article enseignement simultané du Dictionnaire. L’article classement des élèves est plus explicite encore : « L’idéal, ce serait (…) que chaque classe ou division fût suffisamment homogène, c’est-à-dire se composât d’élèves qui, tous ou presque tous, pourraient marcher du même pas, participer aux mêmes exercices et atteindre le même but ». Le message est clair, et il n’est pas surprenant alors de constater que la classe unique, regroupant tous les niveaux, souffre d’un discrédit tel que l’institution ordonnera de nombreux regroupements et fermetures d’écoles rurales dès le début du 20ème siècle. Au-delà des effets sur le réseau des écoles, cet idéal de la classe homogène corrélé à la méthode pédagogique d’enseignement simultané peut également expliquer les difficultés des enseignants à appréhender l’hétérogénéité de leur classe, celle-ci se trouvant occultée par l’idéal d’homogénéité.

Et pourtant, si l’on s’en tient aux classes de l’école primaire, des études de la DEPP et de l’IREDU ont montré dans les années 1990 que l’hétérogénéité d’âges et de niveaux des classes rurales ne constituaient pas un obstacle aux apprentissages. C’est plutôt une plus-value pédagogique qui en est ressortie, pouvant être expliquée par des pratiques tirant parti de cette hétérogénéité (Suchaut 2010), comme les dispositifs de coopération (entraide, tutorat) et des outils de travail en autonomie permettant une différenciation (plan de travail, fichiers auto-correctifs). Si l’on élargit notre analyse aux classes de collège, une vaste littérature scientifique montre également que les classes de niveau homogène ne permettent pas à tous les élèves de progresser et ont tendance à creuser les écarts entre les élèves4. A contrario, les classes hétérogènes bénéficieraient davantage aux élèves les plus faibles, sans impacts négatifs sur les plus performants, et seraient en outre propices au développement de compétences psychosociales (estime de soi, ouverture à l’altérité, coopération…). La constitution de classes hétérogènes pourrait alors s’imposer comme la meilleure configuration pour favoriser une égalité des chances de réussite dans une logique démocratique, à condition toutefois que les enseignants ne soient pas démunis face à l’hétérogénéité des élèves, mais qu’ils puissent mettre en œuvre des dispositifs pédagogiques différenciateurs qui ne relèvent pas de la forme scolaire traditionnelle. Cela suppose donc qu’ils puissent et osent s’affranchir des « formats pédagogiques » traditionnels – cours magistral, cours dialogué – que Philippe Veyrunes (2017) a analysés comme traversant les époques et les niveaux de scolarité. Or c’est vraisemblablement là que le bât blesse, ce qui est politiquement d’autant plus problématique si les enseignants se disent sensibles aux vertus démocratiques de l’hétérogénéité, par attachement aux principes d’égalité et de justice5.

Savoir tirer parti de l’hétérogénéité d’une classe : un enjeu politique

Tout enseignant sait aujourd’hui que la classe homogène n’existe pas, quand bien même cette classe serait constituée d’élèves de niveaux identiques au sens institutionnel. Aussi, ce qui a changé depuis le Dictionnaire de Buisson, c’est la reconnaissance de l’hétérogénéité des élèves et le discours de l’institution scolaire, qui incite, au moins depuis la loi d’orientation de 1989, à considérer les particularités de l’élève dans la construction des apprentissages, à « prendre en compte la diversité des élèves », selon la formule du Référentiel de compétences des métiers du professorat et de l’éducation de 2013, sans parler du modèle de l’école inclusive valorisant l’accueil en milieu ordinaire de tous les élèves quels que soient leurs besoins.

Ce qui en revanche n’a pas beaucoup changé, ce sont les pratiques pédagogiques qui présentent une étonnante stabilité, de sorte que les enseignants se disent majoritairement encore aujourd’hui assez démunis pour prendre en compte cette hétérogénéité. Les enquêtes TALIS de 2013 montrent que les enseignants français de collège pratiquent moins aisément la différenciation pédagogique que leurs homologues européens (22%, contre 44% pour la moyenne des pays participant). L’enquête PRAESCO de 2021 portant sur les pratiques d’enseignement du français en CM2 révèlent que si 66% des enseignants considèrent qu’il est important de faire travailler leurs élèves sur des parcours personnalisés, ils ne sont que 39% à déclarer le faire fréquemment, du fait de difficultés de mise en œuvre. Ce sont au final 81% des enseignants qui estiment, d’après cette même enquête, que les écarts de niveaux entre les élèves rendent l’exercice du métier difficile.

L’enjeu éminemment politique des pratiques pédagogiques apparaît ici : si les enseignants restent attachés au modèle de démocratisation scolaire dont le corollaire est l’hétérogénéité des classes, il est urgent de les aider davantage, en formation initiale et continue, à s’affranchir du modèle pédagogique d’homogénéité corrélé à la méthode d’enseignement simultané. Certes, les contradictions d’un discours politicien du ministère de l’éducation nationale osant promouvoir l’établissement des groupes de niveau pour flatter un électorat conservateur, tout en continuant à défendre le principe démocratique d’une école inclusive, n’aident pas les enseignants à saisir clairement les finalités de l’école. Mais on peut faire l’hypothèse que l’attachement à l’idéal démocratique pourrait les inciter à mettre en œuvre des pratiques permettant de faire de l’hétérogénéité une vertu à la fois pédagogique et politique.

Sylvie Jouan
Enseignante
Faculté d’éducation – Université de Montpellier

Bibliographie

Jean-Paul Delahaye, L’école n’est pas faite pour les pauvres. Éditions Le bord de l’eau, 2022.

Sylvie Jouan, La classe multi âge d’hier à aujourd’hui. Archaïsme ou école de demain ? ESF, 2015.

Sylvie Jouan, « La classe à plusieurs cours à l’épreuve du modèle de la classe homogène. Une organisation pédagogique subversive de la forme scolaire ? », Éducation et socialisation, n° 63, mars 2022.

Antoine Prost, « École et stratification sociale. Les paradoxes de la réforme des collèges en France au XXe siècle ». Éducation, société et politiques, Le Seuil, 1997.

Bruno Suchaut, « Efficacité pédagogique des classes à cours double à l’école primaire : le cas du cours préparatoire », Revue française de pédagogie, n° 173, 2010.

Philippe Veyrunes, La classe : hier, aujourd’hui et demain ? Presses Universitaires du Midi, 2017.

  1. Teaching and learning internalional survey (TALIS) et Pratiques enseignantes spécifiques aux contenus (PRAESCO). Pour les résultats cités ici, voir Note d’information de la DEPP n°23, juin 2014 et n°24-36, avril 2024. URL : https://www.education.gouv.fr/les-notes-d-information-de-la-depp-89612 ↩︎
  2. Guy Vincent, L’école primaire française. Étude sociologique. Presses Universitaires de Lyon, 1980.
    ↩︎
  3. Le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire a été publié sous la direction de Ferdinand Buisson à partir de 1882 pour la 1ère édition et en 1911 pour la 2nde édition. ↩︎
  4. Voir par exemple la synthèse de Vincent Dupriez et Hugues Draelants, « Classes homogènes versus classes hétérogènes : les apports de la recherche à l’analyse de la problématique ». Revue française de pédagogie, n°148, 2004. ↩︎
  5. Frédérique Rolet, ex-responsable du SNES-FSU : « Hétérogénéité des élèves et niveau d’exigence : le rôle des pratiques d’enseignement ». Carnets rouges n°32, octobre 2024. URL : https://carnetsrouges.fr/heterogeneite-des-eleves-et-niveau-dexigence-le-role-des-pratiques-denseignement/ ↩︎