École : 
de quelle(s) mixité(s) parle-t-on ?,  Numéro 34

Faut-il augmenter le nombre d’enseignants descendants d’immigrés pour promouvoir la mixité scolaire et combattre les disparités éducatives ? 
Paradoxes et limites.

Assurer la mixité scolaire et lutter contre toute forme de ségrégation peuvent-ils passer par une politique volontariste de mixité dans le groupe professionnel des professeurs des écoles ? Cette politique est-elle compatible avec le modèle républicain qui neutralise les différences ? Sa mise en œuvre est-elle possible dans le cadre actuel du concours ? Enfin, est-elle souhaitable si l’on s’appuie sur l’expérience des enseignants issus de l’immigration ?

Une politique de mixité professionnelle qui entre en conflit avec la norme d’universalisme républicain

En Grande-Bretagne, des politiques publiques volontaristes favorisent le recrutement d’enseignants issus de l’immigration pour qu’ils enseignent auprès d’un public lui-même issu de l’immigration. La question de l’accès à la profession d’enseignant des descendants d’immigrés est apparue dans le contexte britannique dans les années 80 et c’est à partir des années 90 que la volonté de recruter des enseignants issus de l’immigration a été mise en œuvre de manière officielle. L’idée qui sous-tend cette politique est que les enseignants issus de l’immigration sont à même de mieux comprendre les élèves issus des minorités, soit parce qu’eux-mêmes appartiennent à la même culture, soit parce qu’ils ont l’expérience commune de la migration ou du vécu minoritaire. Pour ces raisons, ils auront plus de facilité pour susciter la confiance de ces élèves et leur adhésion aux apprentissages et aux normes scolaires et donc leur performance scolaire. Cette politique représente aussi une forme de discrimination positive en permettant l’accès des étudiants descendants d’immigrés ou issus des minorités ethniques à la profession enseignante.

En France, la question est controversée du fait qu’elle contredit le modèle républicain universaliste, selon lequel on doit gommer les origines des individus pour assurer leur égalité. Selon le principe de l’égalité des chances méritocratique, l’école permet à chaque individu de dépasser ses origines sociales et culturelles en accédant à une culture fondée sur la raison et supposée socialement neutre. Bien que ce modèle soit éprouvé par les inégalités sociales, culturelles et de genre, il reste central. Dans ce contexte, l’école est indifférente aux différences des élèves, mais elle l’est également vis-à-vis des enseignants qui sont porteurs des valeurs de l’institution. Le principe du concours assure leur recrutement et sélectionne les meilleurs candidats de manière supposée objective. Une fois le concours en poche, c’est le principe du mouvement qui régule les affectations. Dans les premières années professionnelles, les jeunes enseignants choisissent en réalité peu leur affectation et vont plus facilement être affectés dans les zones ségrégées qui concentrent les élèves de milieux populaires et souvent issus de l’immigration. En France, il n’existe donc pas de politique volontariste de mixité professionnelle et aucune statistique officielle ne renseigne sur la part d’enseignants issus de l’immigration.

Pour autant, des processus d’ethnicisation sont à l’œuvre dans l’école française. La corrélation entre publics hétérogènes et difficulté professionnelle est bien ancrée au sein de la profession1 pour laquelle les problèmes internes aux établissements proviennent des familles et du quartier. Cette rhétorique contribue à importer des lectures ethniques dans les situations scolaires. Ainsi, le critère ethnique peut être un paramètre de sélection des professionnels pour certains dispositifs, parfois informels, comme le recrutement d’éducateurs ou de médiateurs pour intervenir dans des contextes ségrégés ou pour comprendre les familles et lutter contre la violence dans un dispositif de médiation. Le recrutement des professeurs des écoles est moins documenté par la recherche scientifique, mais certains travaux portent une attention au recrutement de professeurs issus de l’immigration2. Les rares enquêtes sur le groupe professionnel des enseignants cherchent à comprendre les motivations du candidat dans le choix de l’enseignement et montrent que les enseignants issus des immigrations sont à la fois plus sensibles aux inégalités à l’école et plus optimistes dans l’objectif d’y remédier. En cela, ils sont identiques aux autres enseignants qui partagent les mêmes appartenances sociales et non forcément ethniques ou migratoires3.

Une question à considérer dans le contexte plus vaste de l’attrait pour cette profession et de son processus de sélection

La question de la mixité professionnelle peut aussi être étudiée dans l’évolution « naturelle » et structurelle d’une profession. L’attractivité du métier d’enseignant, ou plutôt ses crises, sont scrutées à la fois par la recherche en éducation et les pouvoirs publics. Des candidats issus de l’immigration ou des minorités vont-ils être attirés par le professorat des écoles ? En l’absence de statistiques officielles, nous pouvons néanmoins l’observer en supposant que les candidats issus de l’immigration vont être comptabilisés parmi la population de candidats de milieux populaires. Depuis le milieu des années 1950, une des transformations majeures a été la féminisation de l’enseignement primaire ainsi qu’un recrutement moins populaire. Autrement dit, le professorat est devenu surtout attractif pour un profil de candidat et le stéréotype professionnel s’en est trouvé marqué puisque l’enseignant du primaire a été pendant de nombreuses décennies majoritairement une femme blanche issue des classes moyennes ou supérieures. A l’heure actuelle, ce profil type tend à se modifier car le professorat des écoles apparait moins attractif pour ces femmes même si elles ne s’en détournent pas complètement. Cette baisse d’attractivité profite aux candidats de milieux populaires. La tendance actuelle montre que la profession est attractive pour les candidats de milieux populaires (père ouvrier ou employé) ainsi qu’aux candidats en reconversion professionnelle4.

Cette tendance pourrait être confirmée si le projet actuel de réforme qui prévoit l’abaissement du niveau de diplôme exigé pour le recrutement, et donc le passage du concours à la fin de la troisième année de licence au lieu du master actuellement, était entériné. Cet abaissement du niveau de diplôme requis permettra-t-il une augmentation mécanique du nombre de candidats issus de milieux populaires – et potentiellement issus des minorités – comme le démontrent les recherches scientifiques5 ? Rien n’est sûr, car on peut supposer que les variables du sexe et de l’origine sociale peuvent être plus déterminants que l’origine ethnique dans le choix du métier de professeur des écoles. En effet, même si les résultats de la DEPP ne mentionnent pas l’origine migratoire des admis au concours de l’enseignement, une enquête de l’INSEE6, qui s’intéresse à l’accès des descendants d’immigrés à l’emploi dans la fonction publique, indique que ces derniers y sont sous-représentés. Une politique d’incitation pourrait favoriser ces profils et l’enseignement pourrait être au sein de la fonction publique un des domaines privilégiés de recrutement.

Assignation ethnicisante et segmentation professionnelle

Un recrutement pensé de la sorte comporte cependant le risque d’essentialiser et d’assigner un type d’enseignant à un public particulier. La volonté de lutter contre la ségrégation se retournerait ainsi contre elle-même et créerait une autre forme de ségrégation cette fois-ci professionnelle. En effet, il n’est pas sûr que les enseignants issus de l’immigration aient le souhait d’exercer dans des écoles où se trouvent des élèves issus de l’immigration. La réflexion ne peut pas évacuer la prise en compte de l’expérience de socialisation professionnelle que vivent les professeurs des écoles issus de l’immigration. Dans une enquête qualitative menée auprès d’un échantillon d’enseignants issus de l’immigration, nous avons analysé dans quelle mesure être issu de l’immigration pouvait constituer un stigmate marquant la socialisation professionnelle7. Des processus d’ethnicisation, c’est-à-dire de reconnaissance (réelle ou inventée) d’une différence ethnoculturelle des attributs liés à l’origine migratoire comme la couleur de peau, l’origine sociale ou l’appartenance religieuse, apparaissent dans les interactions avec les collègues non issus de l’immigration et les parents d’élèves. Cette ethnicisation des relations professionnelles jette un discrédit sur leur appartenance professionnelle. Les enseignants sont renvoyés à des origines migratoires mais aussi sociales comme l’appartenance à des quartiers moins favorisés, et sont assimilés à d’autres professions éducatives moins élevées au niveau des diplômes et des qualifications (ATSEM, animateur, AESH). Notre enquête a montré que certains enseignants peuvent accepter un rôle de modèle identificatoire, mais d’autres le refusent car ils ont le sentiment d’être instrumentalisés et réduits à leur origine migratoire et ethnique et de ne pas être considérés comme des professeurs des écoles à part entière.

Trois types de demandes sont particulièrement adressées aux enseignants issus de l’immigration de la part de leurs collègues qui ne le sont pas : comprendre les cultures des familles, traduire, et prendre en charge l’ordre scolaire avec les élèves déviants issus de l’immigration. Ces demandes peuvent être assimilées à un « sale boulot8 », car ce sont des tâches de médiation, de traduction ou de surveillance, à la marge de l’enseignement. De plus, ces demandes révèlent et renforcent une stigmatisation, en opérant un rapprochement entre professeurs et élèves issus de l’immigration et consacrent une forme de frontière au sein du groupe professionnel, c’est-à-dire un processus de segmentation professionnelle avec des enseignants issus de l’immigration vus comme des experts de l’ethnicité aux yeux de leurs collègues. Replacée dans la perspective d’une politique de recrutement explicite d’enseignants issus de l’immigration, notre enquête montre que l’évolution vers davantage de mixité ethnique est à l’épreuve de tensions.

Aksel Kilic
Maître de conférences en sociologie
Docteure en sciences de l’éducation et de la formation
Université Paris-Est Créteil
UFR SESS-STAPS
LIRTES

  1. Aksel Kilic, L’école primaire, vue des coulisses. La culture professionnelle informelle des professeurs des écoles, Paris, PUF, 2022. ↩︎
  2. Anne-Françoise Dequiré, La sélection des professeurs des écoles. Regard sociologique sur une pratique, Paris, L’Harmattan, 2008. ↩︎
  3. Frédéric Charles & Florence Legendre, Les enseignants issus des immigrations : modalités d’accès au groupe professionnel, représentation du métier et de l’école, Paris, Sudel, 2006. Aïssa Kadri & Fabienne Rio, Les enseignants issus des immigrations : l’effet génération, Paris, Sudel, 2006. Patrick Rayou & Agnès van Zanten, Enquête sur les nouveaux enseignants. Changeront-ils l’école ? Paris, Bayard, 2004. ↩︎
  4. Frédéric Charles et al., La perte d’attractivité du professorat des écoles en France au début du XXIème siècle. Quelques indicateurs pour objectiver et interpréter une crise structurelle. In Géraldine Farges & Loïc Szerdahelyi, En quête d’enseignants, Rennes, PUR, 2024. ↩︎
  5. Idem. ↩︎
  6. Eva Baradji, Salah Idmachiche & Amandine Schreiber, Les descendants d’immigrés dans la fonction publique. Dossier INSEE, 2012. URL : https://www.insee.fr/fr/statistiques/1374018?sommaire=1374025 ↩︎
  7. (7) Aksel Kilic, « Stigmates, contradictions et dilemmes de statut. L’expérience des professeurs des écoles issus de l’immigration », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, 20, 2021, pp. 119-219. ↩︎
  8. Everett Hughes, Le regard sociologique, 1996, Paris, EHESS. Jean-Paul Payet, « Le « sale boulot ». Division morale du travail dans un collège en banlieue », Les Annales de la recherche urbaine, 75, 1997, pp. 19-31. ↩︎