De la ségrégation à la discrimination scolaire : les trajectoires scolaires des élèves immigrés ou perçus comme tels
À partir des années 1970, la scolarisation des élèves en provenance des anciennes colonies, et notamment du Maghreb, est d’abord marquée par une certaine marginalisation de ces élèves. Mais leurs résultats apparaissent d’abord liés à leur situation socio-économique (L.-A. Vallet et J.-P. Caille), le contrôle de cette variable montrant que les trajectoires scolaires des enfants avec ascendance migratoire étaient identiques à celles des enfants natifs jusqu’à la fin de l’enseignement secondaire. Pourtant, les résultats de la dernière enquête PISA viennent nuancer cette analyse : si les trajectoires scolaires sont comparables, le niveau des acquis des élèves avec ascendance migratoire, lui, est significativement inférieur à celui des élèves de la population majoritaire. Cela s’explique par la combinaison de différents facteurs au nombre desquels la ségrégation scolaire joue un rôle central, produisant des établissements aux profils très diversifiés en termes de mixité ethnique, socio-académique et académique (L.-A. Vallet et J.-P. Caille), mais également par la production par l’école d’inégalités ciblant spécifiquement les élèves avec ascendance migratoire, et plus globalement les élèves racisés (Pisa).
Ségrégation scolaire et production d’une offre scolaire différenciée
L’utilisation d’un référent socio-géographique (Z. Zeroulou), articulant la question de l’origine des élèves à celle du territoire, a longtemps été mobilisée pour saisir la question des inégalités scolaires (F. Dhume, S. Dukic, S. Chauvel, et P. Perrot).
Cette approche met en relation les ségrégations urbaines et les ségrégations scolaires, l’espace scolaire venant renforcer la ségrégation urbaine (G. Audren ; G. Audren et V. Baby-Collin ; G. Felouzis, F. Liot, et J. Perroton) : les établissements scolaires des quartiers populaires se caractérisent ainsi par une forte uniformité socio-économique et ethno-raciale des élèves et par une offre éducative semblant davantage conçue pour gérer les difficultés scolaires que pour encourager l’excellence
(C. Barthon).
Les familles ont une part de responsabilité dans les stratégies de contournement de la carte scolaire et de fuite vers le privé. Cette pratique concerne avant tout les classes sociales supérieures (M. Oberti ; E. Maurin) mais aussi l’ensemble des familles qui tentent d’éviter les groupes sociaux considérés comme inférieurs pour se rapprocher de groupes sociaux considérés comme supérieurs (G. Audren) et des familles musulmanes qui ont recours à l’enseignement privé catholique, lequel propose un cadre moral compatible avec leurs attentes (S. Mazella).
La ségrégation scolaire est également liée aux pratiques administratives. Le manque de transparence des procédures des commissions de dérogation entraine des inégalités entre les familles (G. Vissac) et les pratiques des personnels du Rectorat et de l’Inspection Académique sont elles-mêmes productrices de ségrégation scolaire (D. Laforgue).
L’ethnicité des publics est déterminante dans la gestion de leur image par les établissements scolaires car il s’agit, de fait, d’un critère retenu par les acteurs (institutionnels et publics potentiels de l’établissement) pour évaluer les établissements. Les établissements peuvent ainsi avoir tendance à adapter leurs projets au détriment des élèves étrangers pour améliorer leur image et rester concurrentiels (J.-P. Zirotti).
L’interdépendance des logiques familiales et des logiques institutionnelles participe au renforcement de la ségrégation scolaire, pénalisant plus lourdement les élèves descendants du Maghreb, d’Afrique noire et de Turquie qui en arrivent à cumuler les difficultés sociales et scolaires (G. Felouzis, F. Liot, et J. Perroton) : les enseignants révisent leurs attentes et leurs ambitions et adaptent leurs critères d’évaluation, participant ainsi au renforcement des inégalités. Le climat scolaire est dégradé, les conditions de scolarisation peu favorables aux apprentissages et cet ensemble vient également pénaliser les élèves issus des groupes majoritaires scolarisés dans les établissements fortement ségrégués ethniquement.
Cette ségrégation inter-établissements peut se doubler d’une ségrégation intra-établissement (J.-P. Payet), qui prend en compte à la fois le sexe, l’ethnicité et la valeur scolaire et qui pénalise particulièrement les garçons appartenant aux groupes minoritaires les plus stigmatisés (Maghrébins, Africains, Turcs, Antillais) (E. Debarbieux et L. Tichit ; J.-P. Payet). La mobilisation du critère ethnique n’est cependant pas systématique dans la composition des classes, et la valeur scolaire reste un critère déterminant.
Cette ségrégation sociale et ethnique des établissements scolaires pèse lourdement sur les orientations des élèves (G. Audren ; G. Felouzis, F. Liot, et J. Perroton ; J.-P. Payet ; J.-P. Zirroti et M. Novi), plus encore sur les niveaux des élèves.
Par ailleurs, les inégalités d’acquis scolaires mises en évidence par les enquêtes PISA ne doivent pas occulter une autre dimension de la justice scolaire, celle de l’égalité de traitement (CNESCO ) qui est analysée dans trois dimensions des conditions d’enseignement : qualité de l’enseignement, composition sociale des établissements scolaires et qualité du climat dans les établissements.
La qualité de l’enseignement apparait inférieure dans les réseaux d’éducation prioritaire. En effet, le différentiel d’effectif s’avère insuffisant pour avoir un effet significatif sur les apprentissages, tandis que les temps d’apprentissages moins importants (absentéisme des élèves et des enseignants, exclusions plus fréquentes des élèves, problèmes de discipline), les pratiques pédagogiques « moins porteuses » et la plus forte proportion d’enseignants non titulaires ou peu expérimentés conduisent à une inégalité dans la qualité de l’enseignement entre les élèves de l’éducation prioritaire et des lycées professionnels qui accueillent les publics les plus défavorisés (CNESCO).
La composition sociale des établissements scolaires marquée par une forte ségrégation participe à la constitution de conditions d’apprentissage peu porteuses pour les élèves en difficulté ainsi qu’à des conditions de travail peu favorables pour les enseignants. Les collèges qualifiés de « ghettos scolaires » qui concentrent des élèves socialement et scolairement défavorisés accueillent 12% des élèves tandis que 5 % des élèves de 3e sont dans des établissements qui accueillent au moins 60 % de PCS très favorisées et 43 % d’élèves parmi les 25 % meilleurs élèves au brevet (CNESCO).
Ces établissements sont donc caractérisés par une homogénéisation ethnique, scolaire et sociale (Durpaire et B. Mabilon-Bonfils) des publics dont les premières victimes sont les élèves cumulant difficultés socio-économique et minorisation ethno-raciale.
La ségrégation scolaire n’explique pour autant pas, à elle seule, les inégalités dont sont victimes les élèves et l’action propre de l’école doit être prise en compte.
Une école productrice d’inégalités
Il apparait nécessaire, afin d’examiner dans son ensemble la question des discriminations dans et à l’école, de mettre en évidence « la dimension structurelle de disqualification » des populations issues de l’immigration en France1 et donc le rôle de l’institution scolaire dans cette disqualification.
La première forme de disqualification concerne la différenciation de l’offre éducative en fonction de l’origine de l’élève. Des communes ont ainsi exigé la preuve de la régularité du séjour des parents sur le territoire français pour que leurs enfants puissent être inscrits à l’école primaire (C. Charles), tandis que d’autres établissements refusent la scolarisation des enfants nouvellement arrivés en France (C. Schiff, M. Lazaridis, C. Octave, E. Barthou, B. Chauprade, et A. Delorme ; G. Zoïa et L. Visier). L’accès aux stages est également plus difficile pour les élèves appartenant aux groupes minoritaires et cette discrimination ne tient pas seulement aux entreprises mais elle est coproduite par l’école (F. Dhume, A.-F. Volponi, R. Mouliade, et O. Noël ; F. Dhume et N. Sagnard-Haddaoui ; O. Noël) qui elle-même ne reconnait que difficilement l’existence de cette discrimination (M.-C. Cerrato-Debenedetti et E. Yigit, ; F. Dhume) et se montre relativement passive face aux employeurs qui la pratiquent.
Une deuxième forme est celle de la surdétermination de la relation élève-enseignant par l’origine réelle ou supposée de l’élève, qui vient informer les jugements et les évaluations des enseignants sur les élèves.
Le regard porté par les enseignants sur les élèves est ainsi en partie déterminé par l’ethnicité de l’élève. La connivence affective des enseignants avec leurs élèves est hiérarchisée en fonction de la classe sociale et de l’ethnicité de ces derniers, laquelle engendre des jugements plus négatifs à l’encontre des élèves appartenant aux groupes ethniques minoritaires (D. Zimmermann).
Les enfants d’origine maghrébine peuvent également être l’objet, de la part de l’enseignant, d’une moindre connivence affective que les autres et les enseignants attribuent préférentiellement les items « attirant » et « plaisant » aux élèves issus des classes socio-professionnelles supérieures françaises, qui bénéficient également d’un jugement plus favorable de leurs qualités morales, cognitives et scolaires, puis aux enfants d’ouvriers français, suivis, de loin, par les élèves issus de la colonisation (J.-C. Durand).
L’ethnicité des élèves influence également les attentes des enseignants envers les élèves et des biais racistes marquent les théories implicites de l’échec scolaire des enseignants. L’échec scolaire des filles perçues comme maghrébines de milieu populaire est ainsi expliqué par leur origine, le manque d’intérêt de leur famille pour leur scolarité, le système scolaire non adapté à leurs besoins et un manque de travail de leur part (X. Chryssochoou, M. Picard, et M. Pronine) ; de la même manière, les difficultés scolaires des élèves perçus comme turcs et l’absentéisme scolaire, lorsqu’il est le fait d’élèves perçus comme « gitans », sont régulièrement imputées à leur origine (L. Foy).
Ces représentations ont des conséquences directes sur les carrières scolaires des élèves appartenant aux groupes minoritaires.
L’influence de l’origine des élèves et des enseignants sur l’évaluation et la notation des élèves fait l’objet d’une attention relativement ancienne (R. Amigues, J.-J. Bonniol, et Jean-P. Caverni) et s’est trouvée régulièrement confirmée.
Le critère ayant le plus d’effet sur l’évaluation des élèves est la consonance du prénom, pensé ou pas comme étranger par l’enseignant : ainsi, dans l’évaluation des performances des élèves, la variable « ethnique » est celle qui mobilise le plus les effets d’attente des enseignants, au-delà du sexe ou de l’appartenance sociale (I. Rossi).
L’ethnicité des élèves a également un effet sur leur orientation. À catégorie socio-professionnelle équivalente, la discrimination dans l’orientation des élèves perçus comme immigrés est mise en évidence de manière précoce (J.-P. Zirroti) et a régulièrement été confirmée.
Les vœux des élèves immigrés ou avec ascendance migratoire sont plus souvent refusés par les conseils d’orientation (Y. Brinbaum et A. Kieffer), ce qui peut s’expliquer en partie par la plus grande ambition scolaire des familles immigrées (Y. Brinbaum et C. Delcroix).
Les élèves racisés risquent davantage d’être orientés vers des filières disqualifiées à performances égales à celles des élèves issus des groupes majoritaires (E. Debarbieux ; P. Simon), et les filières ayant le moins de rentabilité sociale sont celles qui sont le plus ethniquement ségréguées. Les élèves perçus comme musulmans sont surreprésentés dans la part des élèves sortis sans diplôme du système scolaire et dans les filières scolaires ne permettant ni l’insertion sur le marché du travail ni la poursuite d’étude (F. Durpaire et B. Mabilon-Bonfils ; O. Noël et A. Boubeker).
Les élèves appartenant aux groupes minoritaires sont également davantage ciblés par les dispositifs de lutte contre la difficulté et le décrochage scolaire (L. Grémion-Bucher, F. Tali ; A. Léger ; I. Lohro-Lemaire) ainsi que par les orientations dans des dispositifs spécifiques (notamment GAPP puis RASED) (G. Felouzis, F. Liot, et J. Perroton ; A. Léger ; M. Massari) probablement par anticipation de l’échec scolaire des élèves racisés (H. Benisahnoune). Cette orientation précoce dans des dispositifs adaptés détermine par la suite les carrières scolaires de ces élèves, souvent courtes et limitées à l’enseignement spécialisé (B. Blot, S. Boulot, et J. Clévy ; J. Zaffran).
Ces différents travaux montrent que la catégorisation ethnoraciale dans le système scolaire est très forte et a des effets significatifs sur les trajectoires scolaires des élèves appartenant aux groupes minoritaires. Au mythe d’une école sanctuarisée et indifférente aux différences doit donc se substituer une approche tenant compte de ces phénomènes inégalitaires et permettant d’identifier les différents blocages afin de proposer une offre scolaire véritable égalitaire ainsi que l’intégration de cette thématique aux formations initiales et continues des enseignants afin de leur donner les moyens de construire une véritable pédagogie de l’égalité.
Laura Foy
Sociologue
Bibliographie
Fabrice Dhume, Suzanna Dukic, Séverine Chauvel, et Philippe Perrot, De l’(in)égalité de traitement selon « l’origine » dans l’orientation et les parcours scolaires, La Documentation Française, 2011.
Georges Felouzis, Françoise Liot, et Joëlle Perroton, L’apartheid scolaire. Enquête sur la ségrégation ethnique dans les collèges, Seuil, 2005.
Laura Foy, Quand la race fait école : place et rôle de la race dans l’activité professionnelle des enseignant·es des territoires hyper-paupérisés, thèse de doctorat en sciences de l’éducation, Aix-Marseille Université, 2023.
Marco Oberti, L’école dans la ville. Ségrégation, mixité, carte scolaire, Presses de Sciences Po, 2007.
Louis-André Vallet et Jean-Paul Caille, « Les élèves étrangers ou issus de l’immigration dans l’école et le collège français », Éducation et formation, no 67, 1996.