Lectures Jeunesse,  Numéro 17

La Mémoire des couleurs

Littérature jeunesse, proposée par Françoise Chardin

La littérature jeunesse contemporaine abonde de romans pour adolescents relevant de deux genres proches, tous deux apparentés à la science-fiction, la dystopie et le récit post-apocalyptique. Sans détailler un distinguo complexe, disons que le premier décrit le projet d’une société parfaite qui dérive en cauchemar totalitaire, tandis que le second dépeint la réorganisation du monde à la suite d’une catastrophe écologique. De qualité très inégale, ils ont le plus souvent comme dénominateur commun une ambiance très sombre et angoissante. Les deux titres que nous proposons dans ce numéro se distinguent tant par leur qualité que par la luminosité et l’optimisme qui les imprègnent. A ce compte, vous reprendrez bien un peu de catastrophe ?

La mémoire des couleurs,
de Stéphane Michaka, Pocket jeunesse, novembre 2018

En deux pages liminaires trépidantes, le lecteur, comme l’y invite le pronom tu, accompagne le narrateur dans une percée vers l’inconnu, double irruption dans une planète étrangère et dans une histoire à découvrir :

Tu essaies de crocheter le mécanisme. La serrure grince, gémit. La porte s’ouvre, l’air s’engouffre dans le tunnel.

Tu vas enfin pouvoir sortir.

Lorsque Mauve débouche du tunnel dans une brocante un peu vieillotte, trois réalités l’assaillent : il n’a plus sa couleur de peau mauve éponyme ; il emploie le pronom je, proscrit jusqu’alors ; et s’il a perdu la mémoire de son passé, il peut accéder aux pensées de son entourage. Très vite, il comprend que son arrivée sur cette planète Terre est un exil forcé, et que le prétendu pouvoir de télépathie est un parasitage permanent dont il va devoir s’affranchir pour élaborer sa propre pensée. De quoi est-il puni ? Quel crime a-t-il commis sur sa planète d’origine, Circé ? Quel avenir pour lui sur Terre ? Ces questions sont le fil conducteur d’une intrigue très dense mais toujours compréhensible. Les rêvenirs – joli néologisme – qu’il fait chaque nuit, permettent de reconstituer son passé sur Circé, tandis qu’au fil de ses rencontres se construit son projet terrestre.

Le monde de Circé est le miroir à peine futuriste du nôtre. Le projet politique est celui de la bienveillance léthargique dans laquelle sont plongés les citoyens, dispensés, voire dissuadés, de tout choix, puisque des algorithmes veillent à leur indiquer le plus court – donc le meilleur- chemin à chaque étape de leur vie. Si le je est proscrit, c’est qu’il est source d’égarement dans un labyrinthe de désirs et d’hésitations. Pour satisfaire néanmoins le besoin de singularité, à chacun est attribué un nom de couleur : Grège, Cobalt, Ambre…

La quête de rentabilité et d’efficacité comme source unique de bonheur est raillée avec humour. Ainsi, le droïde chargé de dématérialiser Mauve pour le transférer sur Terre ne manque pas de formuler une requête : 

Puisqu’il vous reste quelques secondes avant de vous dématérialiser, vous seriez gentil de m’attribuer une note allant de 0 à 10. L’Oracle tient à améliorer la qualité du transfert. Sachez toutefois que si vous me donnez une note en dessous de 8, c’est l’équivalent d’un 0 : « Droïde Léon, convoqué chez le superviseur ! » Voyez le topo ?

L’aspect le plus séduisant du roman est sans doute l’éloge de l’incertitude et du doute, dont Mauve découvre qu’ils sont encore le propre des humains. Mille et une touches dépeignent avec tendresse ces petites habitudes qui sont pour Mauve le sel dérangeant et séduisant de la croûte terrestre :

– Je peux te raccompagner si tu veux.

– Me raccompagner ?

– C’est un truc très humain. Se raccompagner tour à tour. […]

– Mais si on se raccompagne l’un l’autre, personne ne rentre chez soi !

– C’est l’idée.

[…] Rien n’est plus éloigné de l’esprit simplificateur de Circé que cette coutume absurde de se raccompagner tour à tour. C’est pour cette raison que j’ai eu envie d’essayer.

Et le vieux mentor de Mauve, André, s’efforce de lui expliquer ce qu’est la lecture, en quelques pages qui pourraient bien donner à réfléchir de nos jours !

– Enfin, Mauve, scanner, ce n’est pas lire ! Cela n’a rien à voir avec la lecture ! […] As-tu seulement navigué avec Ulysse et ses compagnons ? Résisté au chant des sirènes le torse attaché à un mât ? […] Non, rien ! Une succession de signes, un alignement de données, voilà ce que tu as lu ! Rien qui t’ait fait perdre la notion du temps, arraché à la terre, incité à rêver ! […]

Force m’est de reconnaître qu’il n’a pas tort.

Mon scanner oculaire a été fabriqué par l’Oracle non pour me faire perdre la notion du temps ni pour me donner le goût de l’inconnu, mais pour augmenter ma capacité à traiter des données.

Un beau roman, qui donnera du plaisir aux amateurs d’aventures et de failles temporelles (la Terre est-elle l’état passé de Circé ?), aux rêveurs (qu’il est joli de « déteindre », au sens propre des Couleurs, sur ceux qu’on aime) et qui constitue un vrai roman d’apprentissage, celui d’un adolescent qui trace son chemin de pensée. Laissons enfin l’auteur définir son propos dans sa quatrième de couverture :

Si personne ne nous donne le goût du monde, pourquoi aurions-nous envie de le sauver ?