Abécédaire critique de la “novlangue” dans le champ éducatif,  Laurence De Cock,  Numéro 20

Pédagogistes

Il n’aura échappé à personne que l’école est un champ de batailles. Parmi les plus virulentes, et spécifiquement franco-française, il y a celle que se livrent les partisans de la pédagogie et ceux qui considèrent a contrario que la pédagogie n’est qu’un outil de sabotage de la culture et des méthodes classiques, seules dignes d’incarner le projet d’une école vraiment républicaine. Dit ainsi, cela paraît absurde car comment rejeter en effet la pédagogie lorsqu’on est enseignant ? L’invention du néologisme « pédagogistes » permet ce tour de passe-passe. Il désigne une prétendue idéologie, le « pédagogisme » portée par des saboteurs des savoirs au nom d’un « égalitarisme » forcené. Récemment, le ministre Jean-Michel Blanquer a d’ailleurs déclaré « vouloir en finir avec le pédagogisme »[1]https://www.alternatives-economiques.fr/pedagogistes-ont-ruine-lecole/00088357.

Cette bipolarisation entre « Républicains » et « pédagogistes » remonte aux années 1970, moment de naissance de la « crise de l’école » étudié par Ludivine Balland et Yann Forestier[2]Ludivine Balland, Une Sociologie politique de la crise de l’École. De la réussite d’un mythe aux pratiques enseignantes, thèse de doctorat de Sciences politiques, Université de Paris X-Nanterre, 2009. La période correspond à une forte massification scolaire. C’est aussi celle du « moment 68 » qui s’étend bien en amont et en aval de mai, et qui promeut une vision anti-autoritaire de l’école et des savoirs enseignés. Cette entrée massive de nouveaux élèves dans le secondaire, majoritairement issus des classes populaires jusque-là exclues des études longues, provoque un séisme dans le corps enseignant élitiste, souvent agrégé, peu prompt à remettre en question le caractère socialement sélectif de ses disciplines et pratiques. Parallèlement, des enseignants souvent imprégnés par l’Éducation nouvelle, promeuvent des méthodes plus actives et alternatives destinées à favoriser la démocratisation scolaire par plus de justice sociale et en insistant sur des méthodes plus constructivistes que transmissives.

Les années 1980 donnent lieu à une somme d’ouvrages sur l’école, la plupart haineux vis-à-vis de ces courants pédagogiques qu’ils estiment à la fois responsables de la « baisse de niveau » et de la dégradation sociale du métier d’enseignants. Ces auteurs, relayés par les médias, se diront « antipédagogistes » dans de nombreuses tribunes médiatiques dont Le Figaro se fait notamment l’écho. L’ouvrage de Jean-Claude Milner, De l’école, paru en 1984, peut être considéré comme la caution savante de ces points de vue. Depuis trente ans, cette querelle se rejoue régulièrement. C’est elle que l’on trouve derrière le fameux débat sur l’apprentissage de la lecture : globale (pédagogiste !) versus syllabique (républicaine !) par exemple. La formule a fait mouche politiquement et médiatiquement. Toutefois, elle ne recoupe aucunement les réalités de terrain très éloignées de cette interprétation manichéenne du métier. Elle est donc une ligne de clivage qui sert davantage des intérêts politiques. La formule entretient des confusions dans l’opinion publique et nourrit une forme de disqualification de la pédagogie qui se retrouve également dans les cursus de formation des enseignants. Il est sans doute urgent de rappeler que la pédagogie n’est rien d’autre que la première compétence professionnelle d’un enseignant et qu’elle ne se conçoit pas sans un ancrage très fort sur des savoirs.

Laurence De Cock
Enseignante et chercheuse
en histoire et sciences de l’éducation
Université de Paris (ex Diderot)

Ressource

Yann Forestier, L’école, exception médiatique, la presse face aux enjeux des changements pédagogiques, 1959-2008, Thèse d’histoire, université Paris1-Sorbonne, 2014.

Notes[+]