L’urgence d’une véritable pensée critique
Le monde n’a jamais été confronté, depuis la chute du mur de Berlin, à une pareille situation catastrophique : disparition en Europe des acquis sociaux de la lutte des classes, syndicale et politique, obtenus au 20ème siècle, transformation des partis sociaux-démocrates en partis sociaux-libéraux acceptant le capitalisme comme horizon indépassable de la vie sociale, affaiblissement des partis communistes, perte de crédit considérable de la politique en tant que telle face au pouvoir omnipuissant de la finance internationale décidant à la place des peuples en toute impunité, aggravation des inégalités dans le cadre d’une paupérisation des classes populaires et moyennes, montée, en réaction, des nationalismes les plus rétrogrades, retour en force politique des religions dans leurs aspects les plus sectaires et inhumains, enfin, last but not least, aggravation de risques de guerres et des guerres réelles à l’échelle de la planète, spécialement au Moyen-Orient, dont l’islamisme radical est la manifestation la plus visible. Comment l’intelligence peut-elle et doit-elle y faire face ? De mon point de vue, on doit le faire en reprenant la bataille des idées que nous avons provisoirement perdue, à deux niveaux, théorique et pratique, qui ne s’excluent pas mais qui s’opposent à la doxa dominante et que mon propos mêlera car on ne peut pas toujours les distinguer.
D’abord, il faut refuser ce que j’appellerai la « pensée molle », fût-elle progressiste apparemment, qui a les faveurs des médias, y compris parfois dans mon camp, communiste. Il convient ainsi de combattre, malgré sa notoriété, un auteur comme M. Onfray dont le nietzschéisme individualiste cache mal des ambiguïtés politiques insupportables et qui aura été capable de s’en prendre d’une manière indigne à Freud, dont l’œuvre est pourtant un apport essentiel à la lutte contre le malheur humain envisagé dans sa dimension psychique. Il convient aussi de cesser de s’incliner, au prétexte de leur position institutionnelle dans l’Université, devant des auteurs qui prétendent incarner une gauche « radicale », alors qu’ils se vantent de ne pas voter – je pense ici à J. Rancière ou à A. Badiou (que j’admire par ailleurs sur le plan philosophique) : comment estimer des esprits dont le geste inaugural en politique consiste à refuser de pratiquer la démocratie dans son principe, le suffrage universel, en raison de ses insuffisances, oubliant qu’elles sont dues à un capitalisme qu’on ne saurait abolir sans, au minimum, voter contre lui ? Comment aussi admirer, en politique toujours, un E. Morin, roue de secours depuis longtemps du PS, qui aura constamment tenté d’affaiblir la pensée marxiste (après avoir été communiste) et qui préconise aujourd’hui, sans s’engager explicitement, une transformation de la politique sur une base humaniste très emphatique, qui ne fait de mal à personne et, en particulier, ne se déclare jamais comme anti-capitaliste ? Enfin, comment ne pas exercer un droit d’inventaire critique sur l’œuvre brillante mais contestable, sinon sophistique, d’un Foucault, dont l’appel au combat contre les « micro-pouvoirs » n’aura guère aidé à lutter contre le « macro-pouvoir » capitaliste ! Oui, il nous incombe aussi de démythifier les « idoles » !
Mais il faut y ajouter surtout, en se tournant vers la droite « dure » dont les idées débordent sur la « gauche » aujourd’hui, la lutte impérative contre le paradigme libéral qui domine de plus en plus l’intelligence des élites politiques qui nous dirigent, dont la pensée a été formatée par le passage dans les mêmes grandes écoles : ENA, HEC, Sciences Politiques. Ces élites se nourrissent des vues de théoriciens libéraux américains comme Hayek, Friedmann ou, en France, Aron ou Lepage… qui ont inspiré les politiques de M. Thatcher et T. Blair. Ils n’imaginent pas un seul instant qu’un autre mode de production que le système capitaliste, fondé sur la recherche du profit à court terme et sur la concurrence interhumaine, soit anthropologiquement possible et ils ne raisonnent qu’en termes d’efficacité économique, sans se soucier un seul instant de ses méfaits humains : exploitation, chômage, pauvreté, pression au travail, aliénation des hommes, etc. L’économie est érigée en absolu, elle n’a apparemment d’autre fin qu’elle-même (sauf qu’elle sert des intérêts de classe très concrets) alors qu’elle ne devrait être considérée que comme un moyen en vue d’un bien commun et interrogée constamment sur ses conséquences multiples, dont la crise écologique est la plus récente. Bourdieu ne disait-il pas, justement, qu’il y a des effets non économiques de l’économie, qui affectent le bonheur des hommes et qui devraient être intégrés au jugement que nous portons sur elle ? De plus, selon ce paradigme, il n’y aurait de salut que dans et par la mondialisation libérale, quels que soient les désordres mondiaux qu’elle entraîne, y compris sur le plan de la souveraineté des nations. Beaucoup de penseurs qui s’affirment clairement et cyniquement de droite aujourd’hui, comme Zemmour ou Finkielkraut, reprennent aveuglément ce paradigme libéral, quitte à revendiquer, sans cohérence aucune, un nouveau nationalisme étriqué.
Quelle alternative, intellectuelle et politique, proposer alors, face à ce degré zéro de la pensée critique ? Elle ne peut se fonder, selon moi, que sur un retour à Marx, à condition que l’on comprenne bien ce qu’il faut entendre par là. Car la référence à l’auteur du Capital a été violemment déconsidérée après la disparition du système soviétique, en tout cas jusqu’à la crise de 2008, du fait de l’identification de son projet à ce système : à la fois sa pensée aurait échoué et elle serait la matrice d’un totalitarisme spécifique qu’on ne pourrait éviter qu’en y renonçant complètement. L’équation marxisme = Goulag s’est alors inscrite dans les têtes et elle pèse des tonnes, enfermant la conscience collective dans un désespoir face au capitalisme actuel, sans aucune perspective crédible de pouvoir le dépasser. Or, ce n’est pas ainsi qu’il faut comprendre ce qui s’est passé au 20ème siècle au nom de Marx et il faut absolument revenir à son message, ce qui ne relève pas d’un passéisme naïf ou dangereux (au choix !) mais consiste à lever définitivement l’hypothèque qui pèse sur l’idée communiste depuis l’échec soviétique. La thèse centrale que je défends, qui est omniprésente dans l’œuvre de Marx si l’on accepte d’y voir une conception générale de l’histoire et pas seulement la critique d’une forme particulière de production, est que le communisme (ou le socialisme, peu importe ici) n’est réalisable qu’à partir des conditions fournies par le capitalisme développé : d’abord, un fort développement des forces productives matérielles ; ensuite, un large bloc social de travailleurs liés, directement ou indirectement, à la grande industrie ; enfin, un mouvement politique animé par cette « immense majorité » de salariés (Manifeste communiste), qui ne saurait être que démocratique, ayant hérité des formes de la démocratie bourgeoise (qui ne sont pas rien : voir 1789). En dehors de ces trois conditions, une révolution à visée communiste peut se déclencher dans un pays sous-développé (comme en Russie, ce qu’il avait admis), mais elle ne peut y réussir… sauf avec l’apport d’une révolution anti-capitaliste en Occident, conforme au schéma précédent, mais qui n’a pas eu lieu. Cela permet de comprendre l’échec de l’expérience soviétique et de dénoncer les formes qu’elle a prises avec Staline : monopole tyrannique du pouvoir, violence sociale, criminalité politique de masse, Etat omniprésent, absence des libertés élémentaires dans le domaine intellectuel, etc. Cela n’élimine pas certains acquis sociaux incontestables (éducation, santé, niveau de vie), mais cela est, pour l’essentiel, aux antipodes de ce que Marx entendait par « communisme » et je renvoie le lecteur au magnifique ouvrage de Moshe Lewin, Le siècle soviétique (Fayard), qui fait parfaitement le point sur tout cela, avec intelligence, lucidité et courage.
Quand on a compris cette analyse, qui est, j’y insiste, fondamentale, on mesure son enjeu dans la bataille idéologique, entendue dans son meilleur sens, qu’il nous faut mener. La domination mondiale actuelle d’un capitalisme qui liquide peu à peu, en Occident, les conquêtes du mouvement ouvrier du siècle dernier, à la fois suscite une méfiance profonde, des résistances partielles comme le mouvement mal compris de la « décroissance » ou celui de la « démondialisation », et s’accompagne d’une méfiance tout aussi forte à l’égard d’une alternative post-capitaliste éventuelle. Ce qui est en cause, c’est bien le préjugé que j’ai dénoncé et qui est repris par la quasi totalité des hommes politiques et des politologues, lesquels devraient connaître le sens des mots qu’ils emploient et cesser de parler de la faillite des régimes « communistes » puisqu’il il n’y a jamais eu de régimes communistes jusqu’à présent ! Ils contribuent ainsi à entretenir un scepticisme de masse à l’égard d’un avenir meilleur, scepticisme qui atteint l’idée même de « politique » comprise comme le pouvoir des hommes sur leur vie collective. D’autant que, si c’est bien la finance capitaliste qui mène le monde dans le dos des peuples, elle le fait à travers de multiples institutions comme le FMI, l’OMC, le Traité européen, et il n’y a pas de contre-pouvoir international capable actuellement de s’y opposer. D’où cette montée massive de l’abstention dans les pays européens ou le refuge dans un vote protestataire et identitaire d’extrême-droite, très dangereux à terme, avec parfois le soutien d’Eglises qui virent carrément et publiquement à droite. Il faut donc se battre sur tous les fronts intellectuels – y compris celui d’une anthropologie pessimiste qui voudrait nous faire croire que l’homme est par nature « mauvais » (cruel, agressif, cupide, porté à concurrencer son prochain ou à l’exploiter, etc.) et tenter, comme Gramsci le suggérait déjà, de renverser le cours des idées dominantes pour instaurer cette « hégémonie » d’une pensée progressiste, au minimum, communiste au maximum, sans laquelle on ne saurait changer politiquement le monde.
Or cela est possible, à deux conditions :
1. Une fois l’hypothèque stalinienne levée et, toujours en revenant à Marx pour l’essentiel (mais cela n’exclut pas toutes les rectifications ou tous les enrichissements imaginables, au contraire), faire admettre que le capitalisme aujourd’hui (plus qu’au 19ème siècle) accumule les présupposés objectifs de son dépassement vers une société plus humaine. Cette idée, que j’emprunte à L. Sève, est celle-là même qui peut nous faire penser qu’une voie vers le communisme est historiquement possible sous cette forme que Jaurès appelait magnifiquement un « évolutionnisme révolutionnaire », qui implique un « réformisme » du même type, respectant constamment la démocratie la plus formelle qui soit. Cela implique une éducation de masse, donc une pédagogie éveillant les consciences pour les rendre aptes à comprendre notre monde avec ses possibles insoupçonnés !
2. Une société plus humaine, ai-je dit d’une façon apparemment banale. Elle ne l’est pas si l’on songe à ce qui suit : mettant l’humain au centre de tout, elle met du même coup l’Universel, à savoir les intérêts de tous, à la base d’un projet politique digne de ce nom. Ce qui signifie autre chose, qui tend à s’effacer de la conscience politique, cultivée ou non, et que même le « marxisme » officiel a eu tendance à négliger : réveiller ou éveiller le sens moral qui seul peut nous rendre sensibles aux injustices et capables d’indignation face à l’inhumain. Il faut donc en quelque sorte « remoraliser » les consciences et faire admettre philosophiquement, avec Rousseau, que « ceux qui veulent séparer la morale et la politique, n’entendront rien ni à l’une ni à l’autre ». Un projet communiste relève donc aussi d’une exigence morale, sans laquelle aucune critique convaincante du capitalisme n’est concevable.
Yvon Quiniou
Philosophe
Bibliographie
Yvon Quiniou, Retour à Marx. Pour une société post-capitaliste, Buchet Chastel, 2013