L’horloge à l’envers : le diable noir | Anne Pouget
Cadavres exquis, faisons parler les morts !
Deux romans récents renouvellent le genre du roman policier pour la jeunesse. Si l’on y trouve bien les figures incontournables du cadavre, de l’assassin, du coupable et de l’enquêteur, l’accent est mis de façon originale sur les méthodes d’investigation, leur contexte historique et culturel. Comme le souligne l’un des personnages « les morts sont parfois bien plus loquaces que les vivants ». Ils ont tous deux en outre le mérite de donner à lire un Moyen Âge dépoussiéré de son imagerie d’Épinal d’obscurantisme et d’uniformité.
Voir aussi : Djoliba, la Vengeance aux masques d’ivoire | Gaël Bordet
L’horloge à l’envers : le diable noir,
Anne Pouget,
Scrineo, 2021
Note de lecture proposée par Françoise Chardin
Vaut-il mieux affronter le Diable dans l’autre monde après une exécution capitale injustement décrétée pour le vol d’une selle à un seigneur, ou devenir de son vivant son esclave ? C’est la redoutable alternative à laquelle se trouve confronté le jeune Samuel, dans un village de la France du XIIIe siècle. La crainte inspirée par un sulfureux personnage surnommé le Diable noir pousse l’assistance et le seigneur à estimer que le pire des châtiments est effectivement de partir au service de celui qu’on soupçonne d’être sorcier, alchimiste, et bien d’autres crimes encore. Le marché est donc conclu, et Samuel, aussi soulagé que terrorisé, quitte la place, tiré par son nouveau maître.
Gédéon – car le Diable noir a aussi un patronyme – pose d’emblée à Samuel les règles de sa nouvelle existence : s’il dispose d’un coin pour dormir et peut venir manger à table le repas qu’il doit préparer, interdiction formelle lui est faite de pénétrer dans la pièce défendue où s’enfermait chaque jour le Diable noir. Il n’en faut pas plus pour imaginer que le Diable noir pourrait bien en fait se révéler quelque horrible Barbe bleue.
D’autant plus que, si Samuel était prêt à acheter sa vie de l’exécution de diverses corvées, celles que lui impose Gédéon lui semblent incompréhensibles : attraper trois mouches au vol, observer pendant des heures un morceau de viande avariée, mesurer la vitesse de marche de plusieurs insectes en organisant une course entre eux, grâce à des cases remplis de sable, être promu « gardien des mouches et des asticots ». Mais comme il conclut avec philosophie : « Mais à quoi bon parler à un fou ? Il valait mieux pour lui voir des insectes courir vers un bout de viande défraîchie que de finir sur le bûcher… Et puis, jouer avec le sablier avait été une bien belle expérience ! ».
C’est lors de l’assassinat de la sœur d’une jeune voisine que Gédéon révèle l’intérêt de la méthode scientifique qu’il expérimente : lire l’horloge à l’envers, c’est analyser le processus de décomposition d’un cadavre grâce aux insectes qu’il doit donc tenir soigneusement enfermés dans la mystérieuse pièce avec des cadavres d’animaux. La trame policière du roman réside dans la résolution de deux crimes grâce aux méthodes enseignées à Samuel, le suspect du second étant Gédéon lui-même.
En dépit de son apparence rébarbative, la découverte de cet embryon de médecine légale se fait dans l’humour et se révèle fort réjouissante, lorsqu’elle se heurte à la lourdeur du juge benêt : « Vu que des asticots ne peuvent être appelés à la barre de tribunal ni être considérés comme des témoins fiables… ».
Le sujet véritable du roman est bien cette expérience et Anne Pouget, historienne spécialiste du Moyen Âge, sait échapper à l’écueil souvent relevé dans les romans policiers historiques destinés à la jeunesse, dans lesquels une intrigue finalement très conventionnelle, n’est que le prétexte à un exposé documentaire. Ici, la médecine légale s’anime en un combat, et il n’est pas innocent de voir que la mirgesse, médecin de l’époque, est une femme : plusieurs représentations caricaturales du Moyen Âge sont ainsi battues en brèche.
Il est amusant au passage de découvrir par exemple au fil des pages que le paiement à l’acte du médecin se complétait de la possibilité d’un suivi forfaitaire du patient, où que la pige était l’instrument qui servait à mesurer la profondeur d’une plaie : piger quelque chose, c’est donc au départ combler la profondeur de notre ignorance ! Voilà sans nul doute un roman qui y contribue…