Lectures Jeunesse,  Numéro 13

Lever de rideau sur Terezin

Créer en 1943, tel est le point commun thématique de ces deux romans[1]Voir aussi : Mister Orange, par ailleurs de tonalités différentes. Comment l’art peut-il être force de résistance et de projection dans l’avenir en un moment historique particulièrement sombre ?

Les romans jeunesse ne sont pas légion à faire du projet artistique un personnage à part entière. Profitons-en pour les faire connaître…

Lever de rideau sur Terezin
Christophe Lambert,Bayard, 2015.

Lecture jeunesse proposée par Françoise Chardin

En 1943, un auteur à succès, Victor Steiner, se fait arrêter à Paris à la sortie d’une représentation d’une pièce de Claudel, ayant enfreint l’interdiction faite aux juifs de fréquenter les salles de spectacle. Il est déporté dans le camp de Terezin, en Tchécoslovaquie, réservé aux intellectuels, artistes et scientifiques d’une certaine notoriété.

Un officier du camp, Waltz, passionné du dix-septième siècle français et grand admirateur de l’œuvre de Steiner, lui passe une commande pour le moins déconcertante : à l’occasion de la visite du camp par la Croix-Rouge internationale, où tout doit donner l’image d’un camp modèle, écrire et représenter une pièce jouée par des prisonniers qui se déroulera à l’époque de Louis XIV…

Premier dilemme douloureux pour Steiner : est-il possible sans se renier d’honorer une pareille commande ? L’un des intérêts du roman est de donner à voir le débat éthique et esthétique : est-il possible de créés sous la contrainte ? Doit-il refuser la planche de salut que constitue pour lui l’écriture au sein de l’univers concentrationnaire ? A chaque instant la brutalité de Waltz brise l’image de fin lettré qu’il cultive et interdit toute compromission. De ces questions naît dans l’esprit de Steiner le projet d’évoquer Molière, aux prises avec les exigences du pouvoir royal, lors de sa mise en scène des Fâcheux. Molière, par un subtil retournement, devient le confident et le porte-parole de son metteur en scène.

Surgit alors, comme au théâtre, une nouvelle complication : l’organisation de résistance du camp voit dans la représentation une occasion inespérée d’évasion pour plusieurs détenus comédiens. Elle contacte donc Steiner pour lui passer commande d’un long dénouement de la pièce sous forme de monologue, afin de permettre l’évasion des acteurs qui n’ont plus à paraître dans cette dernière scène. Second tiraillement pour Steiner, qui ne peut s’empêcher de pester intérieurement devant cette contrainte supplémentaire, qui constitue en même temps un défi littéraire stimulant, et un impératif stratégique. L’évasion réussira-telle ? On restera dans l’incertitude, et c’est sur le texte du Défi de Molière que se clôt le roman.

Hommage au théâtre et à la création artistique, dénonciation de la brutalité d’un pouvoir qui prétend juguler l’art et y échoue (jolie pirouette de l’auteur sur « l’évasion » qu’offre le théâtre et un « lever de rideau sur Terezin » qui lève le voile sur ses horreurs) : on retrouve des thèmes abordés par Christophe Lambert dans un de ses précédents romans, Swing à Berlin, qui évoquait le jazz comme forme de musique en opposition à l’idéologie nazie. C’est d’ailleurs la dernière des mises en abymes d’un roman qui en comporte tant, révélée dans la très riche postface : Christophe Lambert avait été vivement prié par ses lecteurs de donner une suite à Swing à Berlin, reprenant les mêmes personnages. Celui-ci accepta cette commande, tout en la traitant non sous la forme d’une suite, mais d’une variation qui lui paraissait plus porteuse de sens.

Ce refus d’une certaine facilité, et cette exigence vis-à-vis de lui même et de ses jeunes lecteurs, est bien la marque de fabrique de ce grand auteur : résisterons-nous à la tentation de lui passer commande d’autres romans de cette facture ?

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